Fuis, tais-toi et garde le recueillement
Abba Arsène, vivant au palais, pria Dieu en ces termes : « Seigneur, conduis-moi sur la voie du salut » et une voix vint lui dire : « Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé ». Le même s’étant retiré dans la vie solitaire fit à nouveau la même prière et il entendit une voix lui dire : « Arsène, fuis, tais-toi, garde le recueillement : ce sont là les racines de l’impeccabilité » (« Abba, dis-moi une parole », Ed. de Solesmes, 1-2, p. 13). Fuir les hommes, se taire, garder le recueillement sont les trois degrés de l’hésychia. Cette ascension est-elle possible sans se retirer au désert et y vivre la solitude ? Pouvons-nous l’envisager en-dehors de l’engagement monastique ?
3. Tais-toi
Après l’appel à la solitude, au retrait, la seconde parole adressée à Arsène est : « Tais-toi ».
« Abba Macaire le Grand disait aux frères à Scété, quand il congédiait l’assemblée : « Fuyez, frères ». L’un des anciens lui dit : « Où pourrions-nous fuir au-delà de ce désert ? » Lui se mit le doigt sur la bouche et dit : « C’est cela que vous devez fuir ». Puis il entrait dans sa cellule, fermait la porte et s’asseyait. » (Abba, dis-moi une parole, Ed. de Solesmes, 14, p. 17..
Le silence extérieur du désert ou de la campagne, s’il facilite, ne suffit pas, il faut y ajouter le silence des lèvres pour conduire au silence des pensées.
Il y a une respiration nécessaire entre les temps d’activité et les temps de retraite. Ceux-ci viennent féconder utilement ceux-là.
Mais il est tout aussi utile de veiller à ne pas s’adonner aux vains bavardages lorsque nous sommes livrés à la relation aux autres afin de ne pas se laisser déborder par les passions et le regretter au moment de la prière.
Au Mont Athos, les moines ont chaque jour un temps de récréation où ils peuvent échanger. L’un d’entre eux me confiait combien il redoutait ce temps de liberté de parole car disait-il : « Si je dis une parole blessante à un frère, je dois la porter douloureusement dans ma prière jusqu’au lendemain, jusqu’au moment où mon frère me pardonne ».
Les anciens veillaient particulièrement sur leur langue dans les rencontres afin de pouvoir demeurer en paix.
Dans la retraite, la conscience nous rappelle toutes nos fautes. Si nous sommes en tension avec le frère ou dans le souci du monde, notre prière sera ravagée par l’émergence de toutes ces mémoires.
Prier le psaume 141 qui est chanté chaque soir à Vêpres peut nous aider à soutenir notre vigilance : « Mets Seigneur une garde à ma bouche, veille sur la porte de mes lèvres. Ne laisse pas dévier mon cœur à des paroles malicieuses pour chercher des excuses aux œuvres d’iniquité ».
Dans son épître, saint Jacques nous montre combien il est difficile de maîtriser sa langue et combien elle est redoutable. « Par elle, dit-il, nous bénissons le Seigneur notre Père et par elle nous maudissons les hommes faits à l’image de Dieu » (Jac. 3, 9).
Grâce à la parole nous pouvons encourager, consoler, témoigner, instruire mais nous pouvons aussi détruire, briser, tuer. La parole peut vivifier ou tuer, elle peut servir à la qualité de relation ou semer la discorde.
Jésus dans l’évangile nous montre que la langue n’est qu’un instrument et qu’elle exprime ce qui vient du cœur : « C’est de l’abondance du cœur que la bouche parle. L’homme bon tire de bonnes choses de son trésor, et l’homme méchant tire de mauvaises choses de son mauvais trésor. Je vous le dis au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu’ils auront proférée. Car par tes paroles tu seras justifié et par tes paroles tu seras condamné » (Matth. 12, 34-37).
Est-il possible de considérer la portée des paroles et leurs conséquences ? Le Seigneur nous montre la profondeur de notre responsabilité et interroge notre conscience. Le conseil qu’Il donne à Arsène de se taire se révèle profond.
La paille et la poutre
Ailleurs, dans le même sens, il nous est dit : « Ne jugez point afin que vous ne soyez pas jugés. Car on vous jugera du jugement dont vous jugez et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez. Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil. Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère » (Matth. 7, 1-5).
Le jugement détruit la communauté, la médisance sème la discorde et la suspicion. L’homme projette facilement sur l’autre ses problèmes non résolus et lui fait porter le poids des reproches qu’il adresse à lui-même.
Les relations humaines sont d’autant plus difficiles à vivre qu’elles comportent des sous-entendus, des non-dits, des attentes, des projections qui se transforment vite en jugements et en médisance. Elles expriment les mouvements de l’ego qui réinterprète tout en fonction de lui-même.
Puis, afin de ne pas révéler ses carences, va se justifier au détriment du prochain.
L’attitude égocentrée engendre tous les conflits en instaurant un rapport de force dominant-dominé. Elle est le signe d’une absence, de l’ignorance de l’état intérieur, d’une inconscience.
L’homme face à Dieu s’afflige de la poutre qui est dans son œil et par les larmes du repentir désire être libéré. La conscience de son état intérieur l’incline à prier pour son frère plutôt qu’à le juger. Une communauté de prière ne peut se construire que sur la base de la prière pour l’autre : « Portez les fardeaux les uns des autres ».
La prière pour les autres nous aide à voir notre propre péché, elle nous dispose à l’écoute du frère et incline à la compassion.
Là où le jugement me rendait aveugle sur moi-même, la prière pour l’autre me révèle l’état de mon âme pour une purification. En ce sens, par l’autre, le Seigneur met son doigt sur ma blessure et me demande : « Veux-tu guérir ? » L’autre peut-être une occasion de chute ou de guérison.