Actes du colloque sur Nicolas BERDIAEV 

qui s’est déroulé du 20 juillet au 23 juillet 2017 

 

Thème :

Quelle spiritualité pour demain selon Nicolas Berdiaïev ?

 

 Avec Bertrand VERGELY, Igor SOLLOGOUB, Jean Marie GOURVIL, Michel FROMAGET, Patricia LASSERRE, P. Philippe DAUTAIS

 

 

Centre Sainte-Croix
24240 – Monestier
Les conférenciers et les thèmes dans l’ordre des interventions

BIOGRAPHIE DE NICOLAS BERDIAEV 

présentée par Igor SOLLOGOUB,  Historien et animateur culturel au sein de l’association ACER-MJO.

CRÉATION ET ESCHATOLOGIE, LE SENS DE L’ACTION CHEZ NICOLAS BERDIAEV 

Par Jean-Marie GOURVIL, sociologue, ancien directeur des études dans un institut régional du travail social,  membre du comité de rédaction du Messager Orthodoxe.

NICOLAS BERDIAEV ET MAURICE ZUNDEL : UNE MEME ET LUMINEUSE COMPREHENSION DE LA VOCATION SPIRITUELLE DE L’HOMME.

Par Michel FROMAGET, anthropologue, Maître de conférences honoraire de l’université de Caen Basse-Normandie, auteur de, entre autres : « Corps-Ame-Esprit » Introduction à l’anthropologie ternaire (Albin Michel), Mort et émerveillement dans la pensée de Maurice Zundel (Lethielleux), Naître et mourir Anthropologie spirituelle et accompagnement des mourants (F.X. de Guibert), Un joyau dans la nuit Introduction à la vie spirituelle d’Etty Hillesum (DDB).

LA PERSONNE OU L’AVENEMENT DE LA DIVINO-HUMANITE

Par P. Philippe DAUTAIS, prêtre orthodoxe (Patriarcat de Roumanie). Fondateur et co-responsable avec son épouse Elianthe du Centre Sainte-Croix en Dordogne où il anime des sessions et retraites depuis 30 ans. Auteur de : Le chemin de l’homme selon la Bible aux éditions DDB ; « Si tu veux entrer dans la vie » et « Eros et liberté, clés pour une mutation spirituelle » Ed Nouvelle Cité

BERDIAEV, LE CHANTRE DE LA LIBERTE

Par Bertrand VERGELY, professeur de philosophie, enseigne en Khâgne et à l’institut orthodoxe Saint Serge. Auteur d’une cinquantaine de livres.

NICOLAS BERDIAEV ET JACOB BÖHME : UNE FILIATION SPIRITUELLE ET PHILOSOPHIQUE

Par Patricia LASSERRE, auteur d’une thèse de philosophie soutenue le 25 juin 2007 à l’Université Jean Moulin Lyon III sur ce thème.

 

Nous remercions Alain Tardy pour la transcription de la table ronde

Introduction

L’idée de cette rencontre autour de la pensée de Nicolas Berdiaev (1874 – 1948) a germé au cours d’échanges entre amis passionnés de spiritualité chrétienne. Pour chacun de nous, ce penseur génial fut incontournable, il a stimulé notre méditation et nourri notre quête insatiable. Il nous est apparu nécessaire de l’honorer en organisant une rencontre sur son œuvre qui a marqué le XXe siècle et demeure une référence sur les thèmes majeurs de la divino-humanité, de la personne et de la liberté.

Sa vision de la divino-humanité nous ouvre sur toutes les expériences de l’humain et du divin, dans une distinction sans séparation. Au lieu de nous enfermer dans une approche catéchétique qui définit ce qu’il faut croire, elle nous encourage à explorer les profondeurs vertigineuses de l’être humain. En cela, elle correspond à la sensibilité de notre temps. Nous ne pouvons plus nous contenter de formules toutes faites, l’exigence du sens nous pousse à pénétrer plus en profondeur dans les mystères.

D’un autre côté, les connaissances médicales, celles apportées par les sciences humaines et les approches thérapeutiques nous sont précieuses mais insuffisantes. Il est nécessaire de les compléter par l’expérience de l’esprit. Berdiaev ne cessera de sonder cette dimension essentielle qui n’est pas une partie de l’être humain mais concerne tout son être. Le christianisme était pour lui la religion de la divino-humanité. Dieu ne cesse d’appeler l’homme et de solliciter sa libre réponse pour le conduire, avec son accord, vers l’accomplissement du germe divin inscrit dans la profondeur de son cœur.

Nicolas Berdiaev fut le chantre de l’esprit et de la liberté, plaçant la personne au cœur de la perspective chrétienne. La personne est au fondement de l’être humain, elle est aussi sa finalité. Hors de la personne, enfermée dans son individualité, l’homme passe à côté de lui-même. Il devient un épiphénomène de la nature et dérive vers la « bestialo-humanité » au lieu de cheminer vers la « divino-humanité ».

Berdiaev s’inquiétait, il y a plus de 70 ans, du processus de déshumanisation qui s’amorçait sous l’influence de l’ère technicienne. Ce processus imprègne maintenant nos sociétés. Les frontières entre l’homme, l’animal et la machine s’estompent. L’être humain coupé de sa dimension profonde, de l’esprit, s’enferme dans l’horizon existentiel, dans une vie fonctionnelle orientée vers l’efficacité et le profit. En exil de la relation, il ne voit que les apparences et tend à tout chosifier. Cet aveuglement le conduit vers l’avènement de l’homme bionique, synthèse des performances biologiques et techniques qui consacre la dérive de la déshumanisation. Face à cette dérive, le philosophe de Clamart rappelle la dimension transcendante de la personne et de la liberté. Sa vision de l’homme, puisée dans la Tradition chrétienne du premier millénaire, est la ressource, devenue nécessaire, pour passer du régime de la nécessité et de l’asservissement à la dynamique de la liberté. Il avait la conviction que l’être humain, face à l’impasse dans laquelle il s’engouffre à grands pas, est capable d’un sursaut de conscience. Ce réveil ne peut être que l’émergence de l’esprit. Il a écrit en ce sens des paroles prophétiques qui annoncent cet évènement, situant l’humanité à l’aube du 8e jour dans un immense dynamisme d’enfantement.

Le philosophe russe avait perçu la mutation spirituelle dont nous sommes témoins. Il annonçait à ses contemporains dans les années quarante : « Nous entrons dans l’ère d’une nouvelle spiritualité, qui sera la contrepartie de la matérialisation de notre monde. A cette époque du christianisme correspondra une nouvelle forme de mystique. Il sera désormais impossible de s’opposer à une vie supérieure en invoquant le péché de la nature humaine, qu’il faut avant tout surmonter. Il n’y a plus de place désormais, dans le monde, pour un christianisme extérieur et fait de coutumes. La vie spirituelle et mystique constitue précisément le chemin qui mène à la victoire sur le péché (cad sur l’enfer et sur la mort). Le monde pénètre dans une époque catastrophique d’élection et de division, où une élévation et une intensité de vie intérieure seront exigées de tous les chrétiens… L’époque d’une nouvelle spiritualité dans le christianisme ne peut être que l’époque d’une manifestation sans précédent du Saint Esprit » in Esprit et liberté ; Ed. DDB.

Olivier Clément, théologien orthodoxe, qui est devenu chrétien à la lecture des ouvrages de Nicolas Berdiaev, prolongeait ce constat en affirmant : « aujourd’hui, la foi ne va plus sans l’intelligence de la foi ». La foi suppose l’expérience intérieure et ne peut se limiter à la croyance. Croire en Dieu est une chose, vivre en Christ en est une autre. Cette aspiration à la vie intérieure, à la rencontre intime avec le Tout Autre, est la vie mystique. Celle-ci, précise Nicolas Berdiaev, est «une pénétration dans la profondeur spirituelle, où tout se passe autrement que dans le monde naturel, car il ne s’y trouve plus de division et aucune chose n’est extérieure à une autre. Il n’y a rien hors de moi, tout est en moi et avec moi, tout est dans ma profondeur. Je suis en tout et tout est en moi » Ibid.

 

Au cours des trois jours qui nous ont réunis dans un climat fraternel et convivial, nous avons bénéficié de regards différents et complémentaires sur l’œuvre de Nicolas Berdiaev. Vous pourrez les découvrir par la lecture des textes des conférences. Bonne lecture.

P. Philippe Dautais

Vie de Nicolas Berdiaev par Igor Sollogoub

Je suis très heureux d’être présent ici aujourd’hui pour parler de Nicolas Berdiaev au centre Ste Croix. Je voudrais remercier le père Philippe Dautais et Jean-Marie Gourvil pour leur invitation.  Je suis d’autant plus heureux que je crois qu’il est rare de trouver des lieux comme le centre Ste Croix où l’on peut échanger sur une vision chrétienne de l’homme et du monde dans une perspective d’ouverture aux autres traditions religieuses, à la science ainsi qu’aux sciences humaines. Il est rare de trouver des lieux d’échanges, de rencontres, de prières, d’approfondissement dans l’existence où l’on puisse vivre, expérimenter concrètement la divino-humanité. Où l’on puisse échanger sur la spiritualité avec liberté, audace et courage.

Je suis également heureux d’évoquer la figure de Nicolas Berdiaev car je me sens une grande proximité avec ce philosophe et ceci pour trois raisons :

Tout d’abord, de manière très prosaïque, je suis proche de lui géographiquement car j’ai grandi à quelques mètres de la maison où il a vécu à Clamart la dernière période de sa vie. J’ai habité pendant 23 ans à cent pas de cette maison que mon père faisait visiter à tous les invités russes de passage chez nous pendant quelques jours. Mes parents ayant le sens de l’accueil et de l’hospitalité il y avait beaucoup de monde à la maison, notamment des prêtres, des théologiens, des philosophes ou de simples fidèles venus de Russie. Et le rituel était toujours le même, il fallait visiter la maison de Nicolas Berdiaev. Je me rappelle son bureau au premier étage, nous regardions les livres de sa bibliothèque, et nous nous recueillions dans la chapelle du rez-de-chaussée où il y a de magnifiques icones du Père Grégoire Krug.

Ensuite, je me sens également proche de lui de par mon histoire familiale. Ma famille a vécu le même sort que celui de Nicolas Berdiaev, c’est à dire l’exil dans les années 1920 et la vie dans la communauté russe de Paris. Mon arrière-grand père l’écrivain russe Boris Zaïtsev était d’ailleurs un ami de Berdiaev. Ils se sont connus en Russie puis ont même vécu dans le même appartement en exil à Berlin et ils se sont retrouvés ensemble à Paris. Boris Zaïtsev a consacré plusieurs pages de ses mémoires à Nicolas Berdiaev.

Enfin, je me sens proche de lui intellectuellement et spirituellement. Il faut dire que Nicolas Berdiaev a été un des membres fondateurs de l’ACER (Action Chrétienne des Étudiants Russes) une association qui m’a beaucoup apporté et pour laquelle je travaille aujourd’hui. Dans cette association nous essayons de garder le souvenir de Berdiaev vivant.  J’ai découvert son best-seller Un nouveau Moyen-âge à l’âge de seize ans, et je n’ai eu de cesse depuis de lire ses différentes œuvres et de m’en imprégner. J’ai tout de suite été séduit par le style particulier de Berdiaev. Celui-ci le dit lui même, il n’est pas un philosophe rationaliste, il est allergique à l’académisme. Il a davantage une pensée intuitive et aphoristique. Et c’est pourquoi je considère que c’est un philosophe abordable et que tout le monde peut lire. Berdiaev nous introduit à une autre manière de philosopher. Un de ses livres majeurs s’appelle Méditation sur l’existence. Avec Berdiaev j’ai découvert que la philosophie est aussi une méditation et pas seulement un système logique avec des développements et des analyses discursives. Avec Berdiaev l’on découvre la philosophie de l’esprit intégral qui accueille l’existant dans son intégralité. Comme le souligne Pierre Pascal, universitaire français spécialiste de la pensée russe, « c’est peut-être l’une des particularités des penseurs russes, le penseur russe se nourrit de bien des philosophies de tout pays, de tous âges et de toutes tendances, il n’édifie pas de système philosophique à lui, il ne s’enferme jamais dans une tour d’ivoire. Il est attentif à l’humanité dans laquelle il vit ».

Je dois dire aussi en introduction que c’est une gageure d’évoquer la vie de Berdiaev en seulement quarante-cinq minutes. Berdiaev a vécu à une époque troublée. Il dit lui-même dans son autobiographie : « Il m’a fallu vivre à une époque désastreuse pour ma patrie, ainsi que pour le monde. J’ai assisté à la ruine de mondes entiers et à la naissance de mondes nouveaux.  J’ai passé par trois guerres, dont deux mondiales, par deux révolutions russes, la petite et la grande, et par la renaissance spirituelle du début du XXème siècle en Russie. Ensuite ce fut le communisme russe, la crise de la civilisation mondiale, le coup d’état en Allemagne, la chute de la France et son occupation par les vainqueurs. Emprisonné quatre fois, je fus exilé dans le Nord pendant trois ans, un procès m’exposait à l’exil à perpétuité en Sibérie. Expulsé de mon pays, c’est en exil que probablement je finirais ma vie ». Et Berdiaev de conclure lui-même avec une note de désespoir : « c’est trop d’évènements pour un philosophe ».

D’un côté on trouve tous ces éléments historiques qu’il faut relater, de l’autre, une vie intérieure extrêmement profonde et intense. Olivier Clément nous dit que Berdiaev a eu « un long processus intérieur d’approfondissement tourmenté et lumineux ».

En témoigne son ouvrage étonnant et original : « Samoposnanié » en russe, littéralement connaissance de soi, traduit en français « Essai d’Autobiographie Spirituelle ».

C’est un ouvrage incontournable pour comprendre les étapes essentielles de la vie de Berdiaev, pour cerner la genèse et le développement de sa vie spirituelle. Je vais rester au plus près de cet ouvrage pour évoquer la vie de Berdiaev.

Pour faire cet exposé je me suis basé sur l’excellent ouvrage de Pierre Aubert paru en 2011 : « Nicolas Berdiaev, Une approche autobiographique et anthropologique » (éditions du Cerf). C’est un ouvrage que je recommande vivement à ceux qui souhaitent lire une introduction solide à la vie et l’œuvre de Berdiaev. Mon exposé est très largement inspiré de la première partie de ce livre, je reprends notamment les différentes périodes de la vie de Nicolas Berdiaev mises en lumière par Pierre Aubert que je remercie pour son travail.

Je recommande également le livre de Donald Lowrie, A Rebeliousprophet. Lowrie fut l’associé de Berdiaev pendant vingt-quatre ans à travers le YMCA (Young Men Christian Association, une association protestante). Il a entrepris des recherches importantes à Kiev, St Pétersbourg, Moscou et il a aussi recueilli le témoignage et les lettres d’Eugénie Rapp qui était la belle sœur de Berdiaev.

Il faut dire que Nicolas Berdiaev a vécu 74 ans. Il passe les 48 premières années de sa vie en Russie, puis deux années en exil à Berlin et enfin les 24 dernières en France.

  1. L’enfance et l’adolescence à Kiev de 1874 à 1894.

L’éveil de sa vocation de penseur. 

Nicolas Berdiaev nait le 19 mars 1874 à Kiev en Ukraine dans une famille de l’aristocratie. Du côté de son père il est issu de la noblesse terrienne. Il a plusieurs ancêtres qui font une carrière militaire. Son père Alexandre Michaïlovitch Berdiaev était officier des cavaliers-gardes, avant d’être président dans l’administration d’une banque durant 25 années.

Alexandre Michaïlovitch était un homme d’une grande culture, possédant une bibliothèque comprenant des livres en six langues dont bénéficia son fils. Il était influencé par les idées de Voltaire. Il critique la monarchie, tout en lui restant fidèle.

La mère de Nicolas Berdiaev s’appelait Princesse Alexandra Sergeevna Kudasheff. Elle était à moitié française par sa mère, une descendante du comte de Choiseul et reçut, elle aussi, une éducation française, ayant passé une partie de sa jeunesse à Paris. Elle parlait en français à la maison.

« Russe par son père, français par sa mère, Nicolas Berdiaev conjuguera ses deux origines tout au cours de sa vie ».

Il faut aussi noter la présence du frère dans la famille. Nicolas est le second fils. Le premier, Serge, est l’ainé de Nicolas de quinze années. Jeune il sera gravement malade et en ressort déséquilibré psychiquement. « Il lui arrivait de tomber en transes, de se mettre à parler en vers, parfois dans un langage inintelligible (…) Il oscillait entre une apparence d’élégance et de vagabond ». Il eut quelques succès comme poète. Serge scandalisera ses parents en refusant d’entamer une carrière militaire ; il aura un engagement révolutionnaire, sera arrêté et exilé pendant un an et durant une longue période il vivra sous surveillance militaire.

Une note positive de son enfance est la présence de la nourrice, la niania comme on le dit en russe, elle s’appelle Anna Ivanovna Katamenkova et c’est elle qui l’élève jusqu’à ses quatorze ans. Elle fait partie de la famille.

En 1884, il entre dans une école militaire : le corps des cadets de Kiev ; ses parents le destinent à devenir futur officier de la garde royale, cavalier-garde suivant la tradition familiale.

Cela a dû être un choc pour lui. Il n’apprécie guère le contact avec ses camarades qui lui paraissent incultes et vulgaires et ses amis sont rares. Il ne supporte pas l’ordre et la discipline. Incapable d’accommodements et de conformisme, l’enfant et l’adolescent Nicolas Berdiaev se découvre très tôt un tempérament de rebelle : « le militarisme m’était intolérable, parce qu’il faisait de l’homme une partie soumise au collectif ».

Il y restera pourtant jusqu’à ses 17 ans. Il aura été un élève médiocre.

Je voudrais ici développer rapidement quelques points de la personnalité de Berdiaev. En lisant son autobiographie on découvre un homme complexe avec beaucoup de contradictions : « on y apprend qu’il est rebelle mais humble, c’est un révolutionnaire aimant ses petites habitudes, introverti et extraverti, sanguin et mélancolique, c’est un solitaire nostalgique et un révolté protestataire, un hypersensible pouvant se montrer très sec ».

Un des traits essentiels de la personnalité de Berdiaev est son sentiment d’être étranger dans ce monde : « Je suis certain que mon sentiment primordial fut celui d’une plongée dans un monde hostile. Je l’éprouvais au premier jour, comme je l’éprouve encore aujourd’hui. Je ne fus jamais qu’un passant. J’étais loin de me sentir enraciné dans le terrestre »

Dès son enfance, Berdiaev se sent le point d’intersection entre deux mondes : « Ce monde, je le sens faux, secondaire et temporaire. Il existe un « autre monde », plus réel et plus authentique. C’est à lui qu’appartient le moi profond »

Ceci explique peut-être sa  gêne quand il parle de la famille : « Je n’aime pas la famille. Une pénible antipathie pour tout ce qui est générique m’est propre ». « J’avais de bonnes relations avec mes parents, mais je n’ai jamais eu le sentiment que j’étais né d’eux, mais que je venais d’un autre monde ».Berdiaev semble avoir eu une enfance difficile au sein d’une famille emportée : « Dans notre famille, je sentais toujours quelque chose de désastreux, une inadaptation à la vie, une fissure, une trop grande sensibilité ».

Cette sensibilité engendre chez lui une certaine angoisse : « Je suis un homme anxieux et cela non seulement à mon propre sujet, mais aussi au sujet des autres ».

Justement son père et sa mère sont fréquemment malades. La maladie est une question très présente : Serge est déséquilibré physiquement et psychiquement ; Nicolas passe lui-même une année au lit souffrant d’un rhumatisme articulaire. Il ne se remit jamais complètement de ce traumatisme. Toute sa vie il sera inquiet pour lui-même et les siens, craignant la maladie. « La maladie et la peur de la maladie jouèrent un grand rôle dans ma vie ».

D’autre part, l’enfant Nicolas présente un tic nerveux : il ouvre parfois la bouche, sort la langue pendant quelques secondes. Il souffrira toute sa vie de cette affection nerveuse.

Le jeune homme reste aussi beaucoup dans sa chambre à la maison et c’est là que ses intérêts pour les problèmes philosophiques s’éveillent

« Le sentiment puissant de ma vocation date de mon enfance. « Petit garçon je me sentais enclin à la philosophie ».

« Une fois, au seuil de l’adolescence, j’ai été très ébranlé par l’idée suivante : si je ne saisis pas encore le sens de la vie, le seul fait que je veux me consacrer à sa recherche est en soi une raison de vivre et c’est précisément à cette recherche que je veux consacrer ma vie ».

Si j’ai pu dire que Nicolas Berdiaev a été un élève médiocre à l’école des cadets, il faut souligner qu’il est un véritable autodidacte. Il a des lectures qui ne sont clairement pas de son âge.

À 11 ans, il a lu Guerre et Paix de Tolstoï, auteur qu’il apprécie beaucoup. À 14 ans il lit déjà Hegel et il se plonge dans Schopenhauer. Ainsi avant ses examens finaux à l’école des cadets, à 17 ans, il maîtrise la logique de John Stuart Mill et la critique de la raison pure de Kant. Il apprécie également Henrik Ibsen qu’il citera beaucoup dans ses ouvrages futurs. Il découvre également Dostoïevski qui deviendra son auteur fétiche.

Dostoïevski lui transmettra le sens de l’injustice sociale et du mal ainsi que le sentiment d’appartenir à un grand peuple, le peuple russe. Cette idée n’abandonnera jamais Berdiaev.

A 17 ans, Nicolas Alexandrovitch décide de quitter le corps des cadets pour se préparer à l’entrée à l’université. Il abandonne le rêve de ses parents de le faire cavalier-garde pour réaliser son propre rêve.

La fin de cette période est marquée par sa rupture avec son milieu. « Rien dans cette société ne m’allait au cœur et trop de choses m’indignaient ». « La rupture avec mon ambiance, ma sortie de la société aristocratique, mon entrée dans le monde révolutionnaire, voilà le fait fondamental de ma biographie ».

Suite à cette rupture Berdiaev connaitra une grande solitude qui débouchera ensuite sur l’entrée dans le monde révolutionnaire. Nous entrons dans la deuxième partie de la vie de Nicolas Berdiaev selon Pierre Aubert.

  1. La vie d’étudiant à Kiev et l’exil à Vologda. L’engagement révolutionnaire. La période marxiste. De 1894 à 1903. 

Berdiaev comprend assez tôt que la société dans laquelle il vit est basée sur l’injustice et la méchanceté. Enfant, il ressentait déjà une aversion et un sentiment de dégoût chaque fois qu’il passait à côté d’un bâtiment du gouvernement : « À mes yeux toute institution d’État avait quelque chose de l’inquisition ». Jeune, il se sent toujours réfractaire à l’autorité. Il fait l’expérience que dans l’exercice du pouvoir les personnes changent.

Nicolas commence à être touché par les idées révolutionnaires. À l’université des publications clandestines circulent. Des conférences diffusent également les idées libérales et des meetings ont lieu sur des questions politiques.

Nicolas s’inscrit au département des sciences naturelles. C’est de ce premier contact avec les sciences que naîtront ses réactions négatives à l’égard du scientisme comme une approche uniquement scientifique de la réalité. Il cherche déjà une vérité ne dépendant pas des sciences. Il choisit finalement de s’orienter vers des études de droit.

La rupture avec l’école des cadets changea sa vie. Il fit l’expérience d’une nouvelle « détermination spirituelle ». « Il lit avidement et se sent proche de Schopenhauer dont l’œuvre principale : « Le monde comme volonté et comme représentation » date de 1818. Berdiaev souligne que ce n’est pas la Bible mais la lecture de ce philosophe qui alluma son feu intérieur. Il lit aussi des livres sur la métaphysique, la religion et spécialement le bouddhisme. Ces lectures nourrissent sa foi dans les possibilités d’une grandeur humaine, non celle des héros militaires ou des hommes d’État, mais celle des grands réformateurs et des « lutteurs de l’esprit » ».

Étudiant à Kiev, Berdiaev se rapproche des partis politiques clandestins marxistes : le parti social révolutionnaire et les sociaux démocrates.  Grâce à ses vastes connaissances philosophiques et malgré son jeune âge Berdiaev devient à Kiev un leader idéologique.

Dans son autobiographie il dit que ce qui le séduit dans le marxisme c’est l’ampleur de ses vues, sa vision de l’histoire, une ouverture sur l’Europe, un aspect anti nationaliste, un élan vers la liberté. Marx représente pour lui quelqu’un de génial et il adopte totalement sa critique du capitalisme.

En 1898 il participe à un meeting ouvrier à Kiev. Comme membre du comité social démocrate de Kiev, il est arrêté avec 150 autres personnes ; il sera expulsé de l’université et emprisonné cinq semaines. C’est pour lui une expérience poignante de communion humaine, un grand moment presque extatique. « Il s’intéresse alors aux grands rebelles de l’histoire : Luther se rebellant contre l’autorité de l’église, Marx contre le capitalisme, Bakounine contre l’ordre établi, Tolstoï contre la civilisation, Nietzsche contre la raison et l’histoire, Ibsen contre la société ».

Il est finalement condamné à 3 ans d’exil à Vologda dans le Nord Ouest de la Russie à partir de 1900.

Ce séjour à Vologda ne semble pas être si désagréable car Nicolas Berdiaev vit plutôt dans de bonnes conditions. Il publie son premier livre Subjectivisme et individualisme dans la philosophie sociale, écrit en 1901. Dans ce livre il veut sauvegarder les découvertes du marxisme dont « il veut dégager le très important apport scientifique, tout en rejetant ses limitations scientifiques.  C’est à dire en retrouvant l’indépendance et la transcendance du spirituel. »

On sent que Berdiaev ne sera jamais un marxiste orthodoxe, mais restera un marxiste libre penseur. Il évoque une anecdote étonnante dans son autobiographie, il raconte comment le premier exposé marxiste qu’il entendit lui fit une drôle d’impression : il avait le sentiment de s’ennuyer et même de manquer d’air, de ne pas pouvoir respirer librement.

Dans un article de 1902, La philosophie de la Tragédie,  Il affirme que le marxisme n’a rien à dire « à l’homme confronté à des situations ultimes telles que la mort, l’amour, la soif de connaissance, la beauté, l’élan vers la liberté intérieure »

Il pressent déjà la catastrophe auquel aboutira le marxisme orthodoxe. Il sent qu’il aboutira à un État absolu, omnipotent et omniprésent.

Durant cette période Berdiaev fait l’expérience d’alternance entre des temps d’extase et des temps de dépression et de tristesse. « Je ne sentais pas seulement le souffle de l’esprit mais aussi le souffle de Dyonisos. Ces deux souffles se réunissaient en moi et leurs forces entraient en lutte ». « À un certain moment, j’ai vécu dans un état d’esprit que l’on nomme joie de vivre, poussée des forces vitales. Mais à cette extase il s’est toujours mêlé un sentiment pessimiste. Ce souffle dionysiaque me conduisit à la période de délabrement la plus terrible de ma vie. Une période de dépression d’où l’enthousiasme avait disparu ». « Je vivais une période de creux ».

Berdiaev lit beaucoup Ibsen, Dostoïevski et Tolstoï. Cela l’éloigne du milieu révolutionnaire en renforçant le sentiment de son individualité et de l’importance de la prise en charge de son destin personnel.

À ce moment là son évolution intérieure s’approfondit : « comme une complication de sa vie spirituelle ». « Un nouveau monde de beauté s’ouvrit pour moi ». « Le sentiment de l’au-delà du transcendantal, grandissait de plus en plus en moi ».

Il publie plusieurs articles dans ces années « Lutte pour l’idéalisme » et « Le problème éthique à la lumière de l’idéalisme philosophique ». Il se rapproche de l’idéalisme allemand. Ces articles contribuent d’ailleurs à diminuer sa popularité dans les cercles marxistes.

Il faut noter que durant ces années Berdiaev fait 3 rencontres prépondérantes.

  • Celle de Léon Chestov avant 1900. Chestov fut l’un des plus grands philosophes russes du 20ème siècle. Il influença Husserl et Heidegger. Ils furent amis toutes leurs vies. Ils eurent un échange spirituel, existentiel, une recherche du sens de la vie ensemble. Ce fut une amitié fondamentale pour Berdiaev.
  • Berdiaev se lia aussi d’amitié avec Serge Boulgakov, le plus grand théologien orthodoxe du 20ème siècle. Malheureusement, un théologien décrié, car sa théologie de la Sagesse de Dieu a même été interdite par l’Église Russe dans les années 1930. Serge Boulgakov et Nicolas Berdiaev ont eu un chemin similaire, ils sont passés par le  marxiste puis ils ont fait un cheminement vers l’Église. Serge Boulgakov deviendra même prêtre en 1918.Cette rencontre fut décisive pour Nicolas Berdiaev pour son cheminement spirituel.
  • À Kiev en 1904, Berdiaev rencontre deux jeunes filles : Lydie et sa sœur Eugénie qui sortent de prison après un séjour pour activité révolutionnaire. Eugénie est sculptrice, Lydie est poète. Lydie et Nicolas se marient lorsque Berdiaev a 30 ans.

Lydie « un être d’une spiritualité rare. À la fin de sa vie, elle approchait de la sainteté ». Eugénie la sœur de Lydie vivra avec eux à partir de 1917 jusqu’à sa mort. Elle une amie proche de Berdiaev, un soutien permanent, une des rares personnes qui le comprennent bien.

Berdiaev se désolidarise des milieux marxistes et bascule du positivisme à l’idéalisme métaphysique. Il affirme : « j’ai changé mon attitude à l’égard du marxisme, duquel je retiens une série d’idées sociales réalistes, mais je le récuse comme vue totalisante du monde. À présent j’appartiens à la tendance idéaliste »

  1. La vie à St Pétersbourg. La période de la « Nouvelle conscience religieuse ».   

L’anarchisme mystique (de 1904 à 1907). 

Durant l’automne 1904, Berdiaev s’installe à Pétersbourg. Il se plonge dans l’excitation de la société intellectuelle de la capitale. Il vit une succession de rencontres et de discussions.Les discussions dans les cercles durent souvent toute la nuit.

A cette époque, se développe le mouvement que l’on appelle la « nouvelle conscience religieuse », c’est un mouvement réformateur dans le domaine philosophique et social.

Le leader de ce mouvement est Dimitri Merejkovski avec sa femme Zinaïde Hippius. C’est un mouvement désirant offrir un éclairage spirituel sur la culture. Ce mouvement réagit à l’oubli du mystère de la vie. Il tente d’unir au christianisme le sens dionysiaque de la vie.

Berdiaev dit de cette période : « Ce fut une époque de réveil de la pensée philosophique indépendante, de l’éclosion poétique, de la sensibilité esthétique exacerbée, de l’inquiétude religieuse, de l’intérêt pour la mystique et pour l’occultisme ».

Mais ce qui gêne Berdiaev, c’est l’absence d’éthique dans cette nouvelle conscience esthétique. Pour lui, la position de Merejkovski aboutit à une régression vers la Terre mère. Il est dégoûté par le manque de choix volontaire et la sensualité mystique morbide qui se répand. Il ressent aussi une atmosphère sectaire chez les Merejkovski, cela l’oppresse. Il trouve que la renaissance culturelle russe est trop païenne et hostile à la liberté et à la personne.

À cette époque, Berdiaev fréquente également le salon littéraire de Viatcheslav Ivanov où il découvre le mouvement de l’anarchisme mystique. Ivanov est l’instigateur de nouvelles expériences extatiques et dionysiaques, il recherche des sensations sortant de l’ordinaire. Mais Berdiaev ne se reconnaît pas dans ce type d’anarchisme religieux.

Son anarchisme consiste surtout en une remise en cause de toute sacralisation de l’autorité du pouvoir, la volonté de faire de la liberté spirituelle un principe premier. Il écrit dans son autobiographie : « Je suis toujours anarchiste mystique, en ce sens que pour moi Dieu est avant tout liberté et libération de l’esclavage du monde, le règne de Dieu est le règne de la liberté. Les catégories sociales de pouvoir et de domination, je les tiens pour inapplicable à Dieu dans ses rapports avec l’homme et le monde ».

À cette époque son orientation vers le christianisme  est plus marquée : « Nous prenons une attitude nihiliste à l’égard de trop de choses dans la vie et à l’égard de trop d’êtres vivants. Je ne peux plus longtemps tolérer des sentiments nihilistes. Je suis conscient de toutes les difficultés de la transition du vide nihiliste à une disposition nouvelle, positive. Une conscience mystique de la personnalité a toujours été le motif de base de ma vie ».

Déçu par l’esthétisme de la renaissance culturelle et de la nouvelle conscience religieuse Berdiaev quitte Pétersbourg pour Moscou en 1907. Il tire le bilan de cette période dans un ouvrage au titre significatif La nouvelle conscience religieuse et la société.

Pour lui, les tenants de ce mouvement sont devenus étrangers aux préoccupations sociales alors que la Russie vit une situation dramatique. Dans ce livre Berdiaev parle déjà du « Christ comme d’un point unique, incomparable et mystique,  un point où se rencontrent pleinement l’humain et le divin, un centre religieux de l’histoire vers lequel tout converge dans le monde et duquel tout résulte. Le Christ, c’est la vie, le triomphe de la vie sur la mort ».

Berdiaev est désormais attiré par le sérieux et le réalisme religieux.

  1. La vie à Moscou. La découverte du monde orthodoxe. Le réalisme religieux et le devenir chrétien (de 1908 à 1922). 

Berdiaev vient s’installer à Moscou pour 14 ans. C’est une période tendue, inquiète, durant laquelle il est habité du pressentiment d’une catastrophe à venir. Nicolas Berdiaev doit notamment gagner sa vie en multipliant les articles ou travailler comme vendeur dans une librairie.

La nouveauté de cette période sont ses tentatives de rapprochement avec l’Église orthodoxe. Il faut noter que Nicolas Berdiaev n’a pas eu d’expérience ecclésiale dans son enfance. En cela il diffère de nombreux philosophes religieux comme Serge Boulgakov, Basile Zenkovsky, ou des écrivains comme Anton Tchekhov et Dostoïevski qui ont été influencé dès leur jeune âge par la spiritualité orthodoxe.

Il commence à étudier les slavophiles. Khomiakov en particulier l’intéresse parce qu’il place l’idée de liberté à la base du christianisme et de l’église. Il lui consacrera un livre en 1912. Il rencontre le père Paul Florensky, « une des figures les plus intéressantes de la Russie intellectuelle tournée vers l’orthodoxie ». « Il apprécie Florensky comme initiateur d’un nouveau type de théologie orthodoxe, moins scolastique, mais expérimentale, mais il ne trouve pas chez lui la question la liberté et sa doctrine n’est pas assez centrée sur le Christ ; de plus il lui apparaît indifférent à la morale ».

On ne sait pas si Berdiaev a eu une conversion radicale à l’orthodoxie ou si cela s’est fait progressivement. Berdiaev dit lui-même : «  Je me suis senti chrétien à partir d’un certain moment de ma vie que je ne saurais préciser, et j’ai pris depuis la voie du christianisme ». Mais dans une lettre personnelle il s’exprime de manière beaucoup plus tranchée : « Ce fut une cassure radicale, et le mieux serait que je l’exprime ainsi : je me suis mis à croire de façon définitive et absolue dans le Christ. Ce bouleversement ne s’est pas opéré dans mes « idées » mais dans ma « vie », dans l’expérience, dans toutes les cellules de mon être, et il est lié au fait que j’ai souffert. Depuis, je suis devenu un chrétien pratiquant, chaque jour je prie Dieu, je me signe, je me réunifie intérieurement avec le Christ dans toutes les circonstances importantes de ma vie, j’essaye de faire, en son nom, le plus de choses significatives dont je suis capable et, avant tout, d’écrire : j’ai fermement décidé de devenir un philosophe serviteur de la cause religieuse ».

En 1909, dans une lettre écrite à l’archevêque de St Pétersbourg il se déclare clairement croyant : « par des chemins intriqués et tortueux, je suis venu à la foi au Christ et en son église, que je considère comme ma mère spirituelle ».

Il fréquente différents milieux proches de l’orthodoxie : des monastères, des starets. Il est d’ailleurs un peu déçu par ses rencontres avec ces derniers, alors que le père Alexis Mechev, simple prêtre de paroisse à Moscou lui fit une très forte impression, et il ira souvent se confesser chez lui. Il fréquente assidument les offices religieux. Il affirme que les rencontres personnelles qu’il a eu dans ces années là sont importantes « car la communion humaine est la voie d’une connaissance expérimentale ».

Il écrit à cette époque de beaux textes sur l’église. Notamment celui-ci dans son livre « La crise spirituelle de l’intelligentzia » écrit en 1910: « Nous cherchons une église dans laquelle entrerait toute l’expérience du monde. Dans l’église doit prendre place tout ce qui nous est cher, tout ce que nous avons acquis dans le monde par notre souffrance, notre amour, notre pensée, notre poésie, notre activité créatrice, les hommes vraiment grands de la vie séculière, tout ce qu’il y a de vrai, de profond dans nos vies et dans la vie du monde ».

En 1912, Berdiaev, avec sa femme et sa belle-sœur, séjourne tout l’hiver à Rome et à Florence. Ce voyage constitue un tournant dans sa vie. Nicolas passe de longues heures dans les musées et les églises de ces villes.  Il vit l’Italie de façon intense, réfléchit à l’œuvre créatrice de la Renaissance. Berdiaev commence en Italie son premier livre important qu’il considère comme le plus inspiré : Le sens de l’acte créateur. Un livre écrit d’un seul jet dans une sorte d’extase créatrice. En rédigeant ce livre une lumière puissante l’inondait.

A partir de ce voyage Berdiaev dit : « Le thème de la création, de la vocation créatrice de l’homme est le thème essentiel de ma vie ». Il acquière la conviction que c’est en répondant à l’amour créateur de Dieu que l’être humain répond à sa vocation et peut alors réaliser ses capacités les plus grandes. « Le mystère de la création ne s’oppose pas au mystère de la rédemption ; il marque un moment différent de l’itinéraire spirituel, un autre acte du drame mystique ».

En 1913, Berdiaev fait paraître un article dirigé contre le saint-synode de l’église orthodoxe intitulé Les Éteigneurs de l’esprit. Cet article fait référence à une polémique autour de moines appelés les « glorificateurs du nom » vivant sur le mont Athos. Ceux-ci ont essayé de théoriser la nature du nom de Dieu. Il y eut une réaction violente de la part de milieu de l’orthodoxie et de la diplomatie russe. Alors que Nicolas Berdiaev n’a pas tellement de sympathie pour ce mouvement, il est indigné par la contrainte imposée à la vie  spirituelle et il soutient ces moines.

Son article est confisqué et il est jugé pour blasphème : il risque la déportation en Sibérie pour la fin de ses jours. Berdiaev est « sauvé » par l’éclatement de la 1ère guerre mondiale puis de la Révolution. L’affaire est enterrée, Berdiaev échappa cette fois à l’exil.

En 1917  éclate la révolution de février. Berdiaev est « en accord avec la révolution de Février. Il participe à la propagande du parti K.D. (Parti constitutionnel démocratique) qui milite pour le progrès et pour la liberté dans l’ordre. Il rédige des brochures dans ce sens ».

Puis vient la révolution d’octobre où les bolcheviks  prennent le pouvoir. Ils décrètent la fin des hostilités et l’expropriation sans indemnisation des grands propriétaires fonciers. L’église orthodoxe vit alors des temps très difficiles. Les prêtres sont arrêtés et même exécutés. Pierre Pascal nous dit que ces événements politiques ont rendu Berdiaev plus réaliste, la guerre et la révolution ont ramené le penseur sur terre.

Dans un article appelé « Liberté de la Russie », Berdiaev porte le jugement suivant :

« La révolution russe s’est détournée d’une possible application consistante pour vivre du nihilisme russe, de l’athéisme et du matérialisme, une vaste expérimentation qui est basée sur le déni d’éléments spirituels dans la vie sociale et personnelle. Les bolcheviks sont les derniers nihilistes russes. Le nihilisme russe est possédé par une soif d’égalité à n’importe quel prix… Cela mène à la destruction de toute valeur…En elle, il y a l’esprit du non-être. Mais l’existence est inégalité et différences individuelles, l’élimination de toute différence qualitative sera un retour au non-être primordiale qui est une égalité complète ».

Berdiaev vécut encore cinq années sous le régime communiste. Il souffrit beaucoup d’un étouffement de toute création culturelle. Malgré cela il préside de 1919 à 1922 la Libre Académie de culture spirituelle, « Seul endroit, durant ces dures années, où la pensée put évoluer librement et où furent posés des problèmes d’un niveau culturel élevé ». Il y donne un cours sur Dostoïevski qui paraîtra plus tard sous le titre L’esprit de Dostoïevski. Ses conférences qui ont du succès sont surveillées par un agent de la Tchéka, la police du régime. Durant la même année il est élu professeur de l’université de Moscou.

En 1921, il est arrêté une première fois et est emprisonné et interrogé. Il exprime les raisons religieuses, philosophiques et morales de son opposition au communisme. Puis Berdiaev sera victime de l’opération « Le bateau des philosophes » par laquelle le pouvoir soviétique expulsa par bateaux plusieurs centaines d’intellectuels russes de la Russie soviétique en 1922. Nicolas Berdiaev est arrêté par la Guépéou dans la nuit du 16 au 17 août 1922. Les intellectuels arrêtés sont condamnés et ils ont le choix entre l’exécution et l’expulsion. Ils doivent payer leur voyage et ne peuvent emporter ni objets de valeur ni livres. C’est un moment symbolique à partir duquel la culture russe s’est scindée en deux : la culture soviétique et la culture émigrée.

  1. L’exil en occident. Vie à Berlin de (1922 à 1924). La vie en France (Paris-Clamart) (1924 à 1948). Le philosophe existentiel et le prophète rebelle.

Il émigre d’abord à Berlin où il reste de 1922 à 1924. La vie y est difficile. En émigration il se sent isolé car il apprécie très peu la compagnie des émigrés : « J’étouffais dans cet air comprimé, je déplorais l’affaiblissement des intérêts intellectuels, l’abaissement du niveau culturel primitif et l’absence de toute problématique de la plupart des jeunes… L’intérêt général se bornait souvent à désirer la faillite du bolchevisme, la réussite du mouvement blanc ou l’accablante piété officielle ».

Il est heureusement soutenu par le YMCA (Young Men Christian Association), une association protestante qui le soutiendra jusqu’à la fin de ses jours.

Durant ces années, Berdiaev souhaite être un pont entre l’occident et l’orient, il affirme dans son journal : « Quelles étaient les idées que j’apportais à l’Occident ? Je crois que c’était avant tout le sens eschatologique des destins historiques, la conscience de la crise du christianisme historique (la révolution russe révélant l’échec du christianisme, son manque de portée sociale), j’apportais aussi la conscience du conflit de la personne et de l’harmonie universelle, de l’individuel et du général. Je portais aussi la critique russe du rationalisme, l’existentialisme primordial de la pensée russe ».

En 1924 Berdiaev quitte Berlin pour Paris. En quelques années Paris est devenu le centre de l’émigration russe. Il vit toujours dans des conditions matérielles très difficiles. Et ce n’est qu’en 1936 qu’une admiratrice lui offre une maison à Clamart : une vaste demeure avec un grand salon où il vivra avec sa femme et sa belle-sœur et où il pourra accueillir ses nombreux invités.

La période de l’exil fut pour Nicolas Berdiaev une période de très grande créativité. Le philosophe « touchant à la cinquantaine parvient à cette sagesse qui fera de lui un des maîtres à penser du monde civilisé ».

Pour évoquer cette créativité je voudrais aborder cinq points importants :

  1. Tout d’abord Berdiaev va écrire ses livres les plus importants en émigration :
  • Le nouveau moyen-âge en 1924. Ce livre sera un best-seller traduit en 12 langues.
  • De la destination de l’homme en 1931.
  • Cinq méditations sur l’existence en 1934
  • De l’esclavage et de la liberté de l’homme en 1939.
  • Essai de métaphysique eschatologique en 1946.

Je ne cite pas tous ses livres, il y en a eu douze écrits en exil, quasiment tous traduits en français et dans d’autres langues européennes. Nous constatons que l’exil correspond à une époque de grande fécondité littéraire.

Nicolas Berdiaev aborde durant cette période de nouveaux thèmes, toujours d’actualité d’ailleurs :

  • La crise spirituelle du monde contemporain.
  • L’avènement de la technique.
  • La crise de la démocratie.
  • La marchandisation de l’homme.
  • Il a le désir de trouver une troisième voie pour sortir de l’impasse du communisme et du libéralisme.
  1. Il engage un dialogue en profondeur avec les penseurs chrétiens catholiques et protestants. C’est rare car beaucoup d’orthodoxes à l’époque sont très réactionnaires. Berdiaev n’hésite pas à présenter la tradition orthodoxe et à dialoguer avec ses contemporains.

Il rencontre et dialogue avec Jacques Maritain, Etienne Gilson, Gabriel Marcel, Emmanuel Mounier, André Gide, Roger Martin du Gard, Karl Barth, André Malraux, le pasteur Boegner, Wilfried Monod. Il participe aussi aux décades de Pontigny. Il organise des rencontres hebdomadaires dans sa maison, le dimanche (Berdiaev est un excellent animateur de réunions). Il participe également à l’aventure de la revue Esprit avec Emmanuel Mounier, et dès le premier numéro il écrit un article sur le communisme. Ces deux penseurs vont s’influencer mutuellement.

  1. On oublie souvent que Berdiaev a été un éditeur très important. Il a été à la tête de la maison d’éditions parisienne Ymca-Press, une maison d’édition primordiale car c’est la seule qui édite en langue russe au 20ème siècle toute la littérature interdite et censurée en Russie. En tant que directeur il a publié 400 ouvrages. Antoine Kartachev, historien spécialiste de l’histoire de l’Église nous dit : « Ce n’est pas seulement un service humanitaire que la maison d’édition a rendu à l’émigration russe en lui procurant, à elle et ses enfants, une nourriture spirituelle dans les tristes années de sa séparation d’avec la patrie. C’est un service historique qu’elle a rendu à toute la culture russe, et à travers elle à la culture universelle, en donnant la possibilité à la créativité philosophique et religieuse, exceptionnelle par l’originalité et le génie de ses auteurs, de se perpétuer et de se conserver pour être transmise à la Russie lorsque viendrait le jour de sa libération et de sa renaissance ». Les ouvrages publiés par Nicolas Berdiaev ont d’ailleurs largement été redécouverts dans les années 1990 en Russie.
  1. Berdiaev dirige la revue Pout’ (La voie). La Voie se présente comme « l’organe de la pensée religieuse russe ». En 15 ans, elle publiera 61 numéros de 127 auteurs différents. La revue s’est efforcée de donner la parole à tout ce qu’il y avait de vivant et de créateur dans le monde chrétien. Berdiaev gérait la revue avec une grande ouverture d’esprit. Pour en savoir davantage sur cette revue, il faut lire la thèse de doctorat d’Antoine Arjakovsky « La génération des penseurs religieux de l’émigration russe », thèse publiée en français aux éditions ukrainiennes « L’esprit et la lettre » en 2002. C’est un ouvrage très documenté sur cette revue.
  1. Il participe à la création de plusieurs associations. Berdiaev a une pensée qui mène à l’action, qui féconde des œuvres concrètes. Je pense bien entendu à l’ACER-MJO (Action Chrétienne des Étudiants Russes – Mouvement de Jeunesse Orthodoxe) (www.acer-mjo.org), une association dont j’ai déjà parlé car j’y travaille actuellement. Berdiaev s’est engagé dans cette fraternité qui souhaite initier la jeunesse à l’intelligence de la foi. Berdiaev voulait élever les intérêts intellectuels de la jeunesse russe, l’initier à l’histoire de la pensée russe. Mais il souhaitait également lui inculquer le sens de la justice sociale et lutter contre le nationalisme prégnant dans l’émigration russe.

D’autre part, Berdiaev s’engage pleinement dans l’Action orthodoxe, association fondée en 1935 par des personnalités remarquables : Mère Marie Skobtsov, Georges Fédotov, Ilya Fondaminski. Il a beaucoup inspiré Mère Marie Skobtsov dont il dit dans son Autobiographie qu’il « y avait en elle quelques-uns des traits qui nous séduisent dans les saintes femmes de Russie : tournée vers le monde, elle est avide de soulager la souffrance humaine ».Cette association publiera une revue remarquable qui traite des problèmes sociaux : La Nouvelle Cité.

Mère Marie ouvrira aussi des lieux atypiques où elle accueillera toute personne en grande souffrance : alcooliques, prostituées, clochards, gens déstructurés. Son foyer de la rue de Lourmel est un lieu protéiforme, il y a une cantine pour nourrir les affamés, une paroisse où il y a des offices quotidiens, et une grande salle où les intellectuels de l’émigration russe donnaient des conférences, dont Nicolas Berdiaev qui viendra très souvent.

Il faut dire aussi que Mère Marie aidera des juifs durant la guerre, elle sera déportée et mourra à Ravensbrück.

J’ai évoqué ces cinq points rapidement, il y aurait encore beaucoup à dire.

Je voulais simplement ajouter que la femme de Berdiaev meurt en 1945. Ce fut extrêmement douloureux pour lui. Lui même décèdera à sa table de travail le 23 mars 1948 alors qu’il préparait un ouvrage sur la mystique.

En conclusion je peux dire qu’en travaillant sur Nicolas Berdiaev, j’ai été impressionné par la puissance de cette personnalité. Berdiaev est un géant. Mais c’est une personnalité complexe et il y a beaucoup de malentendus autour de sa personne et de ses prises de position.

Désormais nous pouvons dépasser les incompréhensions et comprendre que Berdiaev est un témoin majeur de la tradition orthodoxe. Que l’on peut s’inspirer de ses intuitions fulgurantes pour nous sortir de la crise spirituelle que traverse notre société mais aussi nos Églises.

Il nous donne des jalons pour vivre une spiritualité créatrice.

Intériorité et eschatologie, les sources de l'action chez Nicolas Berdiaev par Jean-Marie Gourvil

PRÉAMBULE AUTOBIOGRAPHIQUE: 

Avant de présenter cette intervention, il me semble utile de dire quelques mots sur mon long cheminement avec Nicolas Berdiaev.

Je suis né après la guerre, à Caen, dans une famille catholique, d’origine brestoise, très pratiquante, mais en même temps profondément marquée par la SFIO et une opposition radicale à l’Action française. Jeune, je suis fortement engagé à la JEC1, découvre Dostoïevski et dès la terminale, les Récits du pèlerin russe et la Petite Philocalie de la prière du coeur2. En lisant Mounier, je découvre Berdiaev. Je lis assez rapidement trois ouvrages de Berdiaev, l’Autobiographie spirituelle3, Esprit et réalité 4 et L’esprit de Dostoeivski5 que j’ai la chance de trouver à Caen, dans l’étonnante « Librairie du XXème siècle ».

Je suis tiraillé à cette époque entre deux attitudes contradictoires caractéristiques des milieux catholiques: d’une part celle des « catho de gauche » qui n’avaient aucun sens de l’intériorité et de la prière et voulaient édifier une société plus juste en s’appuyant uniquement sur des valeurs morales et l’appareil d’Etat, et d’autre part celle des « catho de droite », de type maurassien, qui n’avaient aucune envie de militer pour de nouveaux rapports sociaux.

Après avoir songé à la vie religieuse et après bien des atermoiements, je sollicite le statut d’objecteur de conscience et m’engage durant deux années, à Rennes, dans l’accueil des migrants et ensuite, à Paris, dans le travail social. Je fais des études d’assistant social et une licence de sociologie à l’Université expérimentale de Vincennes, je suis les cours d’enseignants qui m’ont marqué comme Daniel Defert, le compagnon de Michel Foucault, Philippe Meyer et Jacques Donzelot tous deux liés à la revue Esprit.

Durant cette période parisienne, je passe d’une connaissance livresque de l’Orthodoxie à l’intégration dans la vie d’une paroisse francophone, la paroisse « St Victor6 » marquée par deux personnalités: le théologien Vladimir Lossky et l’iconographe Léonide Ouspensky. Cette communauté profondément fidèle à l’orthodoxie est ouverte à une culture de gauche. Le recteur de la paroisse avait participé au côté des communistes, à la guerre civile en Grèce.

Je poursuis ensuite ma formation universitaire au Québec, en travail social communautaire, et en sciences politiques.

Rentré en France en 1982, je deviens à Caen, directeur des études dans un institut de formation en travail social et suis fortement impliqué comme formateur et comme consultant auprès des collectivités locales et de nombreuses associations, dans les « innovations sociales  » et les « solidarités de proximité », dans le « Développement Social Local ».

Durant toutes ces années, j’acquiers et lis les ouvrages de Berdiaev publié en français. Sa philosophie de l’histoire centrée sur la critique de l’Etat et la crise de la modernité, rejoignait les courants sociologiques dont je me sentais proche (M. Foucault, A. Touraine, E. Morin…). Sa vision du personnalisme communautaire animait le travail que j’entreprenais autour des solidarités de proximité.

Notons cependant que ce long compagnonnage avec Berdiaev se faisait cependant avec un corps à corps avec notre auteur. J’appréciais sa philosophie de l’histoire et son amour des auteurs mystiques occidentaux, mais sa critique régulière des Pères grecs et de la Philocalie me posait question. J’ai lu pendant toutes ces années de façon assidue la traduction française de la Philocalie grecque et de nombreux textes des Pères grecs dont Isaac le Syrien qu’il critique fréquemment. J’ai aimé comme lui Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur et Cassien.

Ma lecture de Berdiaev fut toujours celle de la séduction pour une pensée sociale et mystique capitale pour moi et une polémique constante avec sa lecture souvent réductrice des Pères grecs et de la Philocalie. J’adhérais cependant volontiers à son point de vue caricatural, en le situant dans le contexte de la Russie religieuse et conservatrice du XIXème siècle dont Théophane le Reclus est un représentant. Sa critique m’a permis aussi de comprendre le conservatisme catholique en France et le mauvais usage que l’Eglise pouvait faire de la littérature spirituelle.

Cette intervention a comme soubassement deux interrogations :

  • Comment concilier soif intérieure et engagement dans la Cité?
  • Comment retrouver une lecture mystique des Pères et des grands spirituels du christianisme qui ne réduise pas le message de l’Evangile au conservatisme des Eglises?

Présentons maintenant la pensée de Berdiaev sur les sources de l’action créatrice. Nous aurons recours à de nombreuses citations afin de ne pas trahir la pensée de notre auteur, souvent utilisée à temps et à contre temps.

INTRODUCTION 

Nous pouvons présenter la pensée complexe de Nicolas Berdiaev en partant d’un certain nombre de propositions antinomiques.

  • Nicolas Berdiaev revendique son adhésion aux courants les plus mystiques du christianisme, aux chercheurs de Dieu, et revendique aussi une participation au travail d’émancipation des populations qui souffrent de toutes les formes de domination.
  • Il est politiquement inclassable, se présente comme un homme de gauche,7 mais aussi comme un anarchiste mystique. C’est un aristocrate social.
  • Il est en quête d’une refondation mystique de la pensée sociale, mais trouve dans l’univers de l’orthodoxie et du christianisme une ascèse réductrice et un moralisme qui servent les intérêts des milieux conservateurs. C’est un mystique libertaire.
  • Il se veut impliqué dans l’histoire du monde, mais souffre profondément de notre existence dans ce monde qui n’est pas celui que Dieu a voulu pour l’homme. Il est dans le temps présent un homme du Royaume qui vient, du 8ème jour. Mais sa nostalgie de la fin des temps ne lui ôte pas l’amour du monde et l’envie de s’y engager.

Pour trouver une voie de sortie à ces intuitions existentielles fortes qui le dominent, il place au centre de ces préoccupations sa conception philosophique de « l’acte créateur »: moment d’intuition, d’extase liée à l’irruption du divin dans la conscience humaine. Expérience profonde de l’intuition libérant l’homme de ses pesanteurs personnelles, l’ouvrant à la fois sur l’autre et sur l’Autre, sur ce qui n’est plus seulement son propre moi.

 

« Pour saisir ma pensée, il est important de comprendre que l’acte créateur n’est pour moi ni une exigence ni un droit de l’homme, mais une exigence de Dieu adressée à l’homme et une obligation pour ce dernier. Dieu attend l’acte créateur de l’homme en réponse à l’acte créateur de Dieu ». 8

Je voudrais dans ce propos essayer de situer la dynamique de l’engagement créateur dans la géographie des idées de Berdiaev et en mettant cette intuition profonde de Berdiaev en face de ma question de départ: comment être engagé dans la cité, dans l’histoire tout en voulant suivre le chemin des mystiques, comment développer une mystique qui s’incarne dans la réalité du temps, mais sans nous ôter le goût de l’expérience intérieure de Dieu, du Royaume qui vient ?

Mon propos va donc aborder un champ complexe d’idées, mais qu’il est assez simple de présenter par un schéma. Berdiaev pose, je crois, deux critiques centrales:

  • la critique de toute pensée qui réduit la vie religieuse à la recherche d’un salut individuel (je me sauve, je fais mon salut). Perspective piétiste qui réduit le christianisme au développement d’une vie strictement spirituelle, pour soi.
  • la critique également de toute pensée qui à l’inverse, oublie le Royaume qui vient et tente d’édifier le Ciel sur la terre. La quête de Dieu a disparu et l’organisation d’une société chrétienne ou simplement humaniste, bourgeoise devient le projet des bien-pensants. Bien-pensants qui peuvent être chrétiens ou pas, chrétiens conservateurs ou chrétiens progressistes, socialistes ou bourgeois.

Berdiaev renvoie dos à dos ces deux approches et propose une philosophie qui postule l’acte créateur dont les deux sources sont:

  • une démarche intérieure

et 

  • une vision eschatologique de tout engagement évangélique

SCHÉMA DE LA PENSÉE MYSTIQUE ET SOCIALE DE BERDIAEV

1. LA CRITIQUE D’UNE RELIGION DU « SALUT INDIVIDUEL ». 

Berdiaev critique les comportements de nombreux chrétiens piétistes et conservateurs qui cherchent un salut individuel. Ces personnes posent, certes, des actes d’une grande moralité, consacrent de longs moments à la prière à l’église ou chez eux, mais ne se sentent pas liés au destin des hommes et à l’histoire humaine. Leur vie de famille, leur profession, les moments de dévotions meublent leur existence. L’Eglise appuie cette conception piétiste qui est selon Berdiaev, un encouragement à la conformité sociale, à une « vie bourgeoise ». Dans les dernières années de sa vie parisienne Berdiaev dénonce cet esprit bourgeois qui traverse le capitalisme et le socialisme9, mais que l’Eglise semble apprécier.
C’est bien ici le piétisme, la recherche du salut personnel pour soi que critique Berdiaev. Dans un monde en souffrance, « Je cherche mon salut! J’oublie l’histoire du monde, le mystère cosmique de notre salut ». Il se demandait en 1923 dans un article récemment traduit en français:

« Quel est le fondement spirituel de l’individualisme orthodoxe, par quoi justifier la compréhension du christianisme comme religion du salut personnel, indifférente au destin du monde et de la société?10 ».

Pour Berdiaev un tournant de l’histoire est pris avec la fin des persécutions et la naissance du christianisme d’Etat. La littérature patristique va se diviser alors pour lui, en deux pentes, l’une mystique et l’autre ascétique. Apparition d’une coupure radicale entre une spiritualité qui intègre l’ascèse, mais lui donne comme terme la mystique et une spiritualité conservatrice qui s’enferme dans la simple conformité sociale des comportements et bannit la mystique, où la réserve à quelques élus.

La littérature ascétique qu’il critique est représentée pour lui notamment par les textes réunis dans Philocalie des Pères Neptiques que Théophane le Reclus traduit au XIXème siècle en russe. Il voit un pendant occidental à cette même ascèse à travers le texte de L’Imitation de Jésus-Christ qui se diffuse en Europe en réaction à la mystique de maître Eckhart et de ses disciples ( La devotio moderna).

Notons pour éviter toute ambiguïté que la première édition de La Philocalie des Pères neptiques, publiée en 1783 à Venise est une anthologie de textes des Pères grecs et byzantins sur la prière intérieure. Le sous-titre de cette Philocalie est explicite, il s’agit de redonner accès à l’enseignement des Pères qui portaient Dieu et dont l’intelligence purifiée et illuminée avait atteint la perfection. La perspective mystique de cette anthologie est évidente. D’autres Philocalies ont été éditées en russe, l’une par Païssy Velitchovsky dix années après l’édition grecque et une autre par Théophane Le Reclus au XIXème siècle. Il semble que cette dernière édition, fort lue en Russie, soit sensiblement différente des deux autres éditions, les textes les plus mystiques ont été supprimés (de Maxime le Confesseur par exemple, écrit Berdiaev) et que de longs commentaires moraux ont été ajoutés par le traducteur. C’est à cette version de la Philocalie que s’attaque notre auteur. Mais Berdiaev ne fait pas la nuance entre ces éditions et critique fortement l’esprit de la Philocalie qu’il juge caractéristique du courant strictement ascétique.

Sa critique de la Philocalie me semble injuste et trop rapide, il parle sans grande nuance de « nécrose patristique ». Mais son analyse de l’influence de l’ascétisme monastique sur l’édification d’une morale oppressive de simple conformité sociale me semble fort juste, elle rejoint les critiques que fait Max Weber des comportements calvinistes à l’origine de l’esprit du capitalisme11. Ce n’est pas la Philocalie et toute littérature ascétique qui posent problème, mais l’usage social qui en a été fait par les Eglises en Orient, comme en Occident. Cette ascèse a été imposée à tout le peuple à travers une morale conservatrice, qui n’a pas pour objet la quête de Dieu, l’expérience de Dieu, mais le développement de comportements normés, culpabilisants.

« Les représentants officiels de l’Eglise, les professionnels de la religion, nous disent que la cause du salut personnel est la seule qui vaille12 » 

« On s’ingénia à déduire du christianisme la plus monstrueuse morale que connut jamais le monde »13.

C’est moins l’ascèse chrétienne qu’il critique que l’usage social de cette ascèse. Il critique de façon précise et forte, l’usage que les Eglises ont fait de deux notions clé de l’ascèse : l’obéissance14 et l’humilité. Pour Berdiaev il faut dépasser l’humilité:

Tout homme doit passer par la rédemption et s’associer à son mystère. L’instant du rachat du péché dans la vie de 1’homme est obligatoirement lié à 1’obéissance et à l’humilité, au renoncement à la croyance en soi, au sacrifice de 1’orgueil spirituel. Celui qui ignore ce travail intérieur de soumission et d’arrachement est incapable d’aller plus loin. La voie par laquelle on s’élève suppose le sacrifice et le dépouillement en soi du vieil Adam. Par 1’humilité, 1’homme s’affranchit du mal qui est en lui. À la fois il se sauve du désespoir et se prépare à une vie nouvelle. Mais il ne convient pas d’édifier sur la seule humilité 1’ensemble d’une éthique vitale. Car ces grands moments d’humilité et de soumission se changent aisément en servilité, en hypocrisie, et si on les prend pour seuls guides, ils mènent à la mort spirituelle. La morale chrétienne de 1’humilité est insuffisante à découvrir toutes les valeurs. Le travail spirituel qu’elle représente n’est qu’un moment du chemin, le but est la création d’une vie nouvelle.”15

L’ascèse exprime une vérité éternelle qui apparait comme un moment incontournable du chemin spirituel intérieur. Mais elle n’est pas la plénitude de la vérité chrétienne. Le combat héroïque contre la nature du vieil Adam, contre les passions pécheresses, mit en avant un aspect connu de la vérité chrétienne et 1’exagéra dans des proportions dévorantes. Les vérités dévoilées dans 1’Évangile et les Épitres apostoliques, furent reléguées au second plan et écrasées. L’humilité fut placée au fondement du christianisme, au fondement de la voie spirituelle de 1’homme, de la voie du salut pour la vie éternelle. L’homme doit s’anéantir, tout le reste viendra de lui-même. L’humilité serait la seule méthode de 1’activité spirituelle intérieure. L’humilité masque et réprime 1’amour qui se révèle dans 1’Évangile et qui est au fondement de la Nouvelle Alliance de Dieu avec l’homme. Le sens ontologique de 1’humilité consiste à vaincre réellement 1’affirmation, humaine et égoïste, de soi, la disposition coupable de 1’homme à supposer que le centre de gravité et la source de sa vie résident en lui, il consiste à surmonter 1’orgueil. Le sens de 1’humilité tient au changement réel et à la transfiguration de la nature humaine, à la domination de 1’homme spirituel sur 1’homme moral et charnel. Mais 1’humilité ne doit pas écraser et consumer 1’esprit. L’humilité n’est pas obéissance extérieure, soumission et subordination. L’homme peut être très discipliné, obéissant et soumis et n’avoir aucune humilité […]. L’humilité représente un changement réel de la nature spirituelle, et non une soumission extérieure laissant cette nature inchangée. Elle implique un travail intérieur sur soi, une libération de 1’emprise des passions, de la nature inférieure, que 1’homme perçoit comme son «moi» véritable. L’humilité permet à la hiérarchie véritable de 1’être de s’affermir; 1’homme spirituel reçoit la prépondérance sur 1’homme moral. Dieu reçoit la prépondérance sur le monde. L’humilité est une voie de purification et de définition de soi. L’humilité est, non pas un anéantissement de la volonté humaine, mais un éclairement de la volonté humaine, une soumission libre à la Vérité de la volonté humaine. Le christianisme ne peut pas nier que l’humilité est une étape du chemin spirituel intérieur. Mais l’humilité n’est pas le but de la vie spirituelle. Elle est un moyen subordonné. Et elle n’est pas le seul moyen, la seule voie de la vie spirituelle. La vie spirituelle intérieure est infiniment plus complexe et variée. Et l’on ne peut répondre à toutes les exigences de 1’esprit par la seule prédication de l’humilité. […] Le primat absolu appartient à la vie spirituelle intérieure et à la voie intérieure ; la vie intérieure est première, plus profonde et plus originelle que n’importe laquelle de nos relations à la vie de la société et du monde. Notre relation entière à la vie se définit dans le monde spirituel, du fond du monde spirituel. C’est 1’axiome de la religion, 1’axiome de la mystique. Mais il est possible d’avoir de 1’humilité une conception qui pervertisse toute notre vie spirituelle et qui ne contienne pas la vérité divine du christianisme, sa plénitude divine.”16.

Cette morale chrétienne qui organise les dominations fait du « boutiquier » le modèle du chrétien17. L’Eglise et l’Etat chrétiens ne valorisent plus le créateur, le poète, le philosophe, le réformateur social, mais le boutiquier qui gère discrètement sa « petite affaire ». Il critique violemment Théophane le Reclus qui dans ses lettres18 à une jeune femme qui aspire à la vie spirituelle, ne lui propose qu’une ascèse « petite bourgeoise », obéissant humblement à l’ordre familial. Il critique toute vision piétiste de la vie chrétienne. Il critique les courants que nous appellerions aujourd’hui de développement personnel, lorsqu’ils sont trop centrés sur le soi-pour-soi. Il ne veut pas de l’objectif d’une sainteté pour soi, individuelle19 que semble nous proposer les Eglises liées à l’appareil d’Etat dans une gestion collective des comportements sociaux. Cette ascèse a souvent produit sur les individus bien des contraintes, des refoulements que, pour Berdiaev, Freud et la psychanalyse démontent avec précisions. Il revient souvent sur ce refoulement provoqué par la morale chrétienne20. Berdiaev va assez loin dans sa critique, il va jusqu’à parler de dérives ascétiques sadiques et masochistes21. L’usage moral qui a été fait de l’enseignement de l’Évangile a mené de nombreux chrétiens à une mort spirituelle, à un suicide spirituel.

C’est avec la pénitence que commence la lutte de l’homme contre les ténèbres du péché. La vie spirituelle ne serait pas concevable sans ce grand mystère de la pénitence. C’est sur ce chemin, semé de dangereuses embûches, qu’apparaissent les fruits spirituels de la meilleure vie. Pourtant le repentir n’est pas toujours fécond. II peut ne porter aucun fruit, et que celui qui 1’éprouve soit mené par lui jusqu’au bord du suicide spirituel. Un repentir stérile épaissit en l’homme ses ténèbres intérieures, le conduit à 1’auto-dévoration. Un pas de plus dans cette voie, et 1’individu serait condamné à la mort spirituelle. Les Pères et les mystiques ont toujours répété que le repentir était fécond, mais qu’il ne devait pas mener jusqu’au désespoir, parce que le désespoir est le plus grand des péchés. Mais la valeur du repentir serait d’engendrer une vie nouvelle. S’il dégénère en désespérance, si par lui l’homme est condamné à ne plus voir d’issue, il perd toute valeur et doit à son tour être dépassé. II ne reste alors qu’un chemin pour échapper a la mort spirituelle, c’est celui de l’ébranlement créateur de 1’esprit. Mystérieusement et miraculeusement, le repentir de l’âme se change en élan vers la création, qui libère et fait renaitre les forces humaines. La création ne peut pas remplacer le repentir, le passage par le repentir est inéluctable pour 1’homme. Mais 1’élan et 1’extase de la création sont la voie révolutionnaire vers une vie nouvelle à laquelle la pénitence ne peut pas mener. […] Ceux qui exhortent l’homme au seul repentir de ses fautes, et lui défende de s’exprimer par la création, le condamnent en fait au désespoir et à une sorte de mort.”22

Pour Berdiaev « La compréhension du christianisme comme une religion du salut personnel est un système d’égoïsme transcendantal ou bien d’utilitarisme transcendantal ou d’eudémonisme… »23

Dans Esprit et réalité,24 il développe longuement son point de vue sur l’ascèse.

Seul se justifie un ascétisme spirituel qui libère l’homme, qui le ramène à d’authentiques réalités. L’ascétisme doit rendre à l’homme sa dignité et non pas le plonger dans un état de désespérance, d’indignité et de bassesse. Dans la mesure où l’ascèse isole l’homme, le sépare des autres, elle plonge l’homme encore plus en lui-même, c’est dire qu’elle n’est qu’un égocentrisme transformé”.25

A l’inverse il écrit en 1947 peu avant sa mort:

La plus haute vérité morale et religieuse dont l’homme doit chercher à se pénétrer est que le salut individuel est impossible. Mon salut suppose celui des autres, celui de mes prochains, le salut universel, le salut du monde entier, la transfiguration du monde26.”

  1. LA CRITIQUE DE LA VOLONTE DE CONSTRUIRE LE CIEL SUR LA TERRE

Après avoir présenté la critique que fait Berdiaev, de tout piétisme, présentons sa seconde critique fondamentale, celle de vouloir construire le Ciel sur la Terre. Le christianisme éloigné de toute perspective mystique a produit une autre vision inacceptable du christianisme. L’Eglise aménage ici et maintenant un petit Royaume, un Ciel sur la Terre, avec une vision édulcorée de l’Evangile, celle d’un monde « humain trop humain » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Nietzsche. Très tôt alors qu’il est encore en Russie il critique de façon forte la tentative d’oublier les fins dernières, notre destinée céleste, notre nature profondément divino-humaine. Notre destinée est d’entrer dans une relation amoureuse avec le divin comme celle de Dieu est de rencontrer sa créature dans une relation amoureuse. Sa critique s’adresse d’une part au milieu conservateur de l’Eglise et d’autre part aux milieux humanistes qu’ils soient bourgeois ou socialistes. Il critique aussi Tolstoï et toute tentative de petits Ciels communautaires, sur la Terre, hors du monde.

Dans son ouvrage L’Esprit de Dostoïevski qui est fondamental pour comprendre Berdiaev27, il commente longuement la légende du Grand Inquisiteur que l’on peut lire dans les Frères Karamazov (IIème partie, cinquième livre). À travers la légende du Grand Inquisiteur Berdiaev comme Dostoïevski font une critique sévère de l’Eglise catholique et de son évolution durant les quinze premiers siècles. Rappelons succinctement l’argument de ce passage des Karamazov.

 Le Christ apparaît au XVIème siècle à Séville (Espagne), à une période où l’on condamne au bûcher des hérétiques. Le Christ traverse la foule qui le reconnaît et l’acclame, il est arrêté et mis en prison. Le lendemain, le Grand Inquisiteur (qui représente le Pape et tout pouvoir ecclésiastique) lui rend visite et tient au Christ un long discours centré sur les trois tentations du Christ au désert. Le diable propose au Christ dans l’Evangile, de transformer les pierres en pain. Il le conduit sur le haut d’une muraille et lui propose de se jeter dans le vide en lui garantissant que des anges viendront le porter et le protéger, enfin il mène le Christ sur une colline et lui propose s’il se soumet au diable de lui donner tout pouvoir sur le monde. Le Grand Inquisiteur rappelle au Christ qu’il a refusé ces trois tentations. Il lui rappelle qu’il a proposé aux hommes de rompre avec le pharisaïsme et qu’il leur à montrer que l’homme est plus que l’homme, que l’homme est Esprit, que son destin est divin, que Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Tu as proposé au monde la liberté de te rejoindre dans un chemin de conversion profond qui ne se réduit pas à l’observance de la loi. Tu lui as proposé la résurrection si celui-ci accepte l’affrontement au mal et la liberté de choisir Dieu.

Mais le Grand Inquisiteur affirme que le grand nombre n’est pas capable de supporter le fardeau de la liberté révélée par le Christ. Le chemin de la liberté est difficile, douloureux, tragique. Le christianisme exige la double croyance en l’homme et en Dieu, en l’Homme-Dieu, en Dieu-Homme. L’idée du rapprochement et de la fusion des principes divin et humain au sein de la liberté est impossible pour l’Eglise comme pour tous les appareils de pouvoir.

L’homme est donc confronté à un dilemme, d’un côté le bonheur, le bien-être, l’organisation rationnelle de la vie, de l’autre la liberté et la fidélité à la quête de l’Esprit, la posture de l’homme créateur. La liberté avec la souffrance ou le bonheur sans la liberté.

L’Eglise moderne organise la société, elle soumet l’homme en lui donnant du pain, elle lui ôte tout sens du risque et de l’interrogation en lui donnant à ses questions, des réponses toutes faites, enfin elle le protège en exigeant son humilité et son obéissance.

La critique de Dostoïevski cible le catholicisme moderne, mais pour Berdiaev la critique touche aussi l’Eglise byzantine. L’Eglise orthodoxe a elle aussi, instrumentalisé la conscience de ses membres. La figure du Métropolite Philippe de Moscou (1507-1569) qui s’oppose à Ivan le Terrible n’est pas si fréquente. Berdiaev a développé une critique sévère de l’orthodoxie, même si jusqu’à la fin de sa vie il lui est resté fidèle. Berdiaev étend le raisonnement de l’auteur de la Légende à tout appareil politique. C’est la question du pouvoir et pas simplement de l’Eglise. Pour Berdiaev l’Inquisiteur peur surgir «  à droite » et «  à gauche »28. Mais après l’expérience de la Révolution, son analyse est surtout centrée sur le socialisme bolchévique. Pour le socialisme, le tragique de la liberté n’existe pas. Le socialisme attend sa réalisation et la délivrance de l’humanité par une organisation matérielle et déterminée de la vie. « Les hommes deviennent libres lorsqu’ils renoncent à leur liberté 29» dit le Grand Inquisiteur. Le socialisme ne rejette pas les trois tentations du Christ, il s’en saisit. Il accepte de faire le miracle du pain, il crée la mystification de la sécurité et de la fin de l’angoisse, il accepte d’organiser et de dominer le monde. Car l’acceptation des trois tentations amène l’apaisement docile de l’homme sur terre. Le socialisme et tous les régimes égalitaires sont despotiques. Les esclaves doivent être égaux. Sans despotisme ni la liberté, ni l’égalité n’existeraient. Le Grand Inquisiteur pour Berdiaev est démocrate et socialiste30. Il est plein de compassion pour les hommes faibles, il ne va pas les aimer, il va les protéger.

Pour Berdiaev il n’y a pas de rupture entre l’Eglise de l’époque moderne et l’Etat moderne, mais continuité. La France à travers ses révolutions et ses gouvernements, continue d’être un pays catholique par excellence. Berdiaev cite Dostoïevski dans le Journal d’un écrivain qui écrit : « Le socialisme français actuel n’est rien autre que la suite la plus fidèle et la plus directe de l’idée catholique, son expression complète et définitive, sa conclusion fatale, élaborée par les siècles. 31» Il s’agit évidemment du socialisme de la fin du XIXe, mais Berdiaev semble étendre la ressemblance à celui des années trente. Nous pourrions dire aujourd’hui : l’Etat-providence n’est rien d’autre que la continuité du catholicisme qui nait au moment du Concile de Trente. Pour Berdiaev la construction du Ciel sur la Terre, l’aménagement de notre vie terrestre sous les auspices de l’Eglise ou de l’appareil d’Etat, ne sont pas la voie chrétienne, pas plus que le piétisme.

* * * *

Berdiaev montre beaucoup d’estime pour les auteurs français du XIXème siècle qui oscillent entre des positions démocratiques et des refus aristocratiques de la société bourgeoise. Il ne cite jamais A. De Tocqueville dont il est proche, mais Barbey d’Aurévilly, Léon Bloy, Huysmans.  » Ils ne nourrissaient aucun espoir dans une organisation terrestre quelconque32 ». Il écrit dans De la destination de l’homme: « Les théories serviles déforment le christianisme, au lieu de se fonder sur la grâce et la liberté, elles choisissent la domination et la servitude, le despotisme de la société, de la famille, de l’Etat »33. « Les révélations absolues de l’Evangile en ce qui concerne le Royaume de Dieu sont inaccessibles à toutes les formes sociales et historiques toujours relatives et temporelles34 »

L’oubli utilitariste des fins dernières, le renfermement dans une histoire qui n’a pas de fin est tout aussi tragique qu’une nostalgie piétiste du Paradis qui refuse la vie en commun, l’union cosmique de toute la création et n’attend qu’un salut individuel. Une citation de la Destination de l’homme ouvre des pistes de réflexion qu’il nous faut retenir.

Le christianisme conservateur est prêt à justifier et à protéger le régime social le plus inique, en raison de ce que le péché originel existe, de ce que la nature humaine est déchue et de ce que toute justice sociale est irréalisable. Mais son argument réactionnaire, hostile à la reformation de la société, est éthiquement hypocrite et sociologiquement inconséquent. Car le christianisme n’est pas seulement la doctrine du péché originel, il est également celui de la recherche du Royaume de Dieu et de 1’aspiration à une perfection semblable à celle du Père céleste. De ce que la nature humaine est pécheresse, il ne s’ensuit pas qu’il faille toujours1’invoquer, pour s’abstenir de réaliser la vérité dans la vie. Le régime bourgeois-capitaliste est, sans nul doute, un produit du péché originel et sa projection sociale, mais cette constatation ne permet pas de le justifier ni d’affirmer son immuabilité. De la déchéance de la nature humaine, on ne saurait conclure à l’inaccessibilité des modifications et des perfectionnements sociaux. Cette déchéance rend seulement impossible un ordre social parfait et absolu, c’est à dire 1’avènement du Royaume de Dieu sur cette terre et dans ce temps, avant la transfiguration du monde. Le fait que la volonté est orientée vers la réalisation maximum de la vérité sociale n’implique pas une foi en cet avènement ici-bas, la profession de 1’utopie de 1’ordre social parfait ou du paradis terrestre, pas plus qu’il n’implique le triomphe d’une justice collective du a un processus social déterminé. Cette tendance de la volonté s’appuie sur la liberté, sans laquelle toute vie morale est impossible, aussi revêt-elle de préférence un caractère éthique. Si je suis chrétien, je dois appliquer la vérité évangélique jusque dans la vie sociale, sans me demander si elle se réalisera ou non et sans me soucier de 1’importance des forces qui s’y opposent, ceci étant une question secondaire qui ne doit jamais troubler la pureté de ma conscience morale.”35

  1. LES DEUX POLARITÉS DE L’ACTIONNALISME MYSTIQUE DE BERDIAEV

Après ces deux critiques majeures du christianisme : l’une contre la recherche exclusive de son salut individuel, contre le piétisme, l’autre contre l’utilitarisme chrétien, contre toute tentative d’oublier la vocation profonde de l’homme (la déification), nous sommes devant une situation critique, angoissante. Il serait vain de chercher le Ciel pour soi et tout aussi vain de proposer à tous une version socialisée, édulcorée du christianisme: le Ciel sur la terre.

Où est l’issue? Question tragique!

Essayons de nous approcher de la voie nouvelle, que propose Berdiaev. Sa dynamique se situe entre deux pôles:

  • le pôle de l’intériorité
  • le pôle de l’eschatologie.

L’homme religieux qui veut échapper au gouffre de la solitude morbide du piétisme et à celui de la rationalisation collective au nom de l’intérêt général doit pour Berdiaev vivre en tension entre:

  • la recherche intérieure
  • la conscience permanente que notre nature profonde est l’Eternité, le Royaume qui vient, une conscience eschatologique.

Nous allons égrener quelques approches de Berdiaev. Nous ne ferons qu’effleurer certains aspects.

  1. L’HOMME INTERIEUR ET L’ACTE CREATEUR

4.1: L’Homme intérieur:

Il semble que le mot clé qu’il faille d’abord saisir pour comprendre la pensée de Berdiaev est celui d’intériorité, d’homme intérieur. Le mot intériorité désigne le travail de subjectivation qu’entreprend celui qui fait un retour sur lui-même. Il se détache progressivement des logiques d’objectivation et d’aliénation qui le dominent et prend conscience de lui comme personne, comme sujet libre.

« L’Evangile vise l’homme intérieur, spirituel, et non l’homme extérieur, social (conditionné par les usages sociaux ndr). Il nous convie à un réveil et à une renaissance de la vie spirituelle, à une pénétration dans le Royaume de Dieu et non à des œuvres extérieures dans un monde sociologique36. »

Le primat absolu appartient à la vie spirituelle intérieure et à la voie intérieure ; la vie intérieure est première, plus profonde et plus originelle que n’importe laquelle de nos relations à la vie de la société et du monde. Notre relation entière à la vie se définit dans le monde spirituel, du fond du monde spirituel. C’est 1’axiome de la religion37.”

Ce travail vise à prendre conscience de ce que sont le corps, l’âme et ses multiples enroulements affectifs et intellectuels, les postures morales à tenir. Mais ce travail intérieur montre que c’est en les dépassant que nous accédons au monde spirituel qui transcende l’intelligence et la réflexion morale.

Dans ce travail d’intériorisation l’homme prend conscience qu’il est microcosme, un être en soi, qu’il est personne. Le sens du monde ne peut plus être appréhendé en dehors de cette conscience intérieure, la personne n’est pas un morceau du cosmos, mais un point d’entrée dans le cosmos.

Le travail de l’homme intérieur, l’accouchement de l’individu comme personne nécessitent un travail ascétique de distance par rapport au monde, de détachement, de renoncement, de conversion, il ose écrire assez souvent de crucifixion. Berdiaev qui avait semblé évacuer le vocabulaire ascétique des Pères, l’utilise à nouveau dans sa logique actionnaliste. Le travail de l’homme intérieur est celui de l’ascèse traditionnelle menée non au nom de la conformité sociale dans l’obéissance et l’humilité, mais comme le choix d’un chemin librement décidé; l’accouchement du sujet intérieur, de la personne libre.

L’expérience fondamentale de l’homme intérieure est l’expérience de la dualité de notre réalité. Face à l’homme il y a le divin. Berdiaev lutte contre tout monisme, tout panthéisme comme tout humanisme38. L’homme ne trouve de sens à son expérience intérieure que s’il peut rencontrer l’Autre, ce qui n’est pas lui, Celui qui lui donne Vie. Mais ce dualisme n’est pas une juxtaposition, l’homme est à l’image de Dieu et Dieu est à l’image de l’homme. La réalité est divino-humaine. L’humain et le divin doivent entrer dans une relation amoureuse afin que l’humain et le divin réalisent leur devenir commun dont le Christ est l’image par excellence.

Il a consacré sa vie entière à rendre compte de cette expérience du Divin, de l’Esprit faisant irruption en l’âme. Son ouvrage Esprit et réalité est sans doute, sur ce thème celui qui nous intéresse le plus. Il écrit : “L’esprit est comme le souffle de Dieu pénétrant dans l’homme et conférant à celui-ci la suprême dignité, la qualité supérieure de son existence: son indépendance et l’unité intérieure.39“L’esprit est le règne de la liberté et de l’amour40”.

***
Berdiaev comme Dostoïevski est obsédé par le problème du mal, de la souffrance, il y a consacré de nombreuses pages et nous retiendrons ici un aspect essentiel : l’intériorité est attention à la souffrance de l’homme. L’intériorité, n’est pas une libération de la condition humaine dans un ailleurs, mais une conscience tragique de la souffrance du monde. Nous sommes ici à l’antipode de la conscience hindouiste et bouddhique. Berdiaev écrit à propos de celui qui prend le chemin spirituel:

II s’efforcera de demeurer […] un être intérieur connaissant aussi la mesure de la profondeur. Ici-bas toute spiritualité se lie à 1’expérience de la souffrance, aux contradictions et aux conflits de 1’existence humaine, à la nécessité de tenir compte du fait de la mort et de 1’éternité. Un être qui serait ici-bas parfaitement heureux et satisfait, qui ne serait sensible ni au mal, ni à la souffrance et qui n’éprouverait aucune douleur, un être parfaitement a-tragique, ne serait plus un être spirituel, ne serait plus un homme. Le sentiment du mal dans ce monde, la capacité de souffrance sont des constituants essentiels de la spiritualité humaine. L’homme est un être qui souffre dans ce monde et qui compatit, un être que touche la pitié, et c’est là ce qui fait la grandeur de la nature humaine. […] Ce n’est pas le sentiment optimiste, mais bien le sentiment pessimiste de la vie qui donne à l’homme le sens d’une dignité supérieure, qui lui enseigne sa vocation éternelle.41” 

4.2: L’acte créateur, la conscience de la souffrance de Dieu 

L’expérience subjective, intérieure de notre humanité, l’expérience de notre destin divino-humain ouvre pour Berdiaev une voie nouvelle: celle de la création. L’homme devient créateur.

À travers les actes de la vie les plus divers font irruption en nous : une intuition, un désir nouveau, un moment lumineux qui nous fait nous approcher du Royaume ici et maintenant, dans notre condition d’homme. Ce peut être un moment d’émerveillement devant la nature, l’écoute d’un morceau de musique ou la composition d’une mélodie, un moment d’éclair comme auteur d’une poésie ou d’un livre, le moment de création d’une utopie relationnelle, sociale qui va nous embarquer dans une nouvelle façon de vivre, une relation amoureuse débarrassée de toute envie de prédation, la relation se vivra sur une autre dimension débarrassée des intérêts mesquins que nous dicte notre psychologie. Berdiaev ne donne pas cet exemple, mais c’est un moment liturgique où tout d’un coup, l’effort liturgique disparaît et émerge de façon fugace l’expérience du Royaume. C’est ici et maintenant le Ciel, la présence de Dieu avec ceux qui sont là avec nous, dans la réalité qui est la nôtre.

L’acte créateur est une expérience ascétique et mystique… elle n’est pas une simple exaltation de nos passions. L’acte créateur est une manifestation de l’esprit et l’engagement dans la voie créative qui demande un arrachement à nos passions, à nos lubies, elle est ouverture béante de l’être à ce qui n’est pas soi, acceptation d’un accouchement dans l’ascèse d’une réalité nouvelle qui manifeste l’Esprit. L’acte créateur est une manifestation de l’union du divin et de l’humain, de l’irruption du divin en l’âme.

A la fin de l’introduction du livre si important Le sens de la création, il cite maître Eckhart : « le secret suprême de l’humanité, c’est la naissance de Dieu en l’homme.42 » L’acte créateur est cette naissance.  »

Cet acte créateur n’est pas narcissique:

 » Ce n’est qu’en éprouvant en soi tout ce qui est du monde et qui appartient au monde, ce n’est qu’en surmontant en soi la tendance égoïste vers le salut individuel, vers le retour égoïste sur ses propres forces, c’est en s’affranchissant de tout ce qui est divisé et fragmentaire que l’homme acquiert la puissance d’être créateur43 »

L’acte créateur est de nature extatique, un moment privilégié d’illumination, mais suit ensuite une étape tragique, mais incontournable de la réalisation dans le concret, d’une œuvre, d’un livre, d’un projet, la mise en œuvre d’une action. Il ne faut pas regretter l’illumination de l’acte créateur et refuser la mise en œuvre. Les deux temps sont nécessaires.

 » Le but de l’élan créateur est d’atteindre à un autre monde, à une autre vie, mais l’aboutissement de cet acte d’exaltation, c’est un livre, un tableau, une construction morale. Les dimensions de la profondeur et de la hauteur se résolvent en surface plane44 ».

Berdiaev reprend en détail cette analyse dans De la Destination de l’homme.

L’acte créateur à deux faces; il y a l’acte originel dans lequel l’homme se tient face à face avec Dieu, c’est le feu créateur de l’amour et un acte secondaire dans lequel il se tient face à face avec ses semblables et le monde et où il réalise son intuition, mais dans une réalité qui est toujours insuccès. « Là git la tragédie et la limitation de toute création humaine » 45

Enfin l’acte créateur est aussi guérison. Nous avons évoqué la morbidité de certaines formes d’ascèse qui sont des suicides spirituels, Berdiaev répond:

« L’acte créateur est aussi guérison. Les psychothérapies déconstruisent les sources du mal qui affectent les personnes, mais seuls l’irruption de l’Esprit et l’acte créateur les guérissent. Les psychothérapies sont de l’ordre de la Rédemption. La création seule est le retour de l’homme à sa vocation finale. » 46.

La conscience de la souffrance de Dieu 

Nous avons évoqué la double conscience tragique de l’homme intérieur (devant la souffrance du monde et devant l’insuccès de son œuvre, dans laquelle il ne retrouve que pauvrement, le feu créateur originel). Mais l’acte créateur se développe aussi avec une conscience tragique concernant Dieu lui-même, devant la souffrance de Dieu. Dieu attend l’homme, il attend notre retour et il ne peut vivre cette attente dans une impassibilité totale. Cette attente de l’homme est souffrance pour Dieu. Le mystère du Golgotha ne concerne pas que le Christ et la Rédemption, il nous donne à voir le mystère éternel de Dieu. Depuis la création du monde Dieu attend l’homme: le Golgotha est le mystère de la trinité. Dieu ne peut rien sans nous. Citant Angélus Silésius Berdiaev écrit: « Sans moi Dieu n’existe pas47 »

La prise de conscience de la souffrance de Dieu est la seule voie de la mystique nuptiale. L’acte créateur n’est pas seulement une manifestation de nos capacités créatrices, il est réponse à l’attente de Dieu. Nous sommes créateurs en Dieu, pour la vie du monde, en écoutant la souffrance des hommes, mais aussi en entendant celle de Dieu, pour la joie de la Trinité, pour la joie du monde.

 » L’on ne se réconcilie avec la tragédie du monde, que parce qu’il existe une souffrance de Dieu, parce que Dieu partage la destinée de la création, se sacrifie pour le monde et pour l’homme, pour l’aimé « 48.

II existe en Dieu une angoisse, une tristesse passionnée au sujet de 1’homme. Une lacune tragique existe en lui, qui se comble […] par la présence en Lui de 1’homme. Les mystiques ont traité dans leur enseignement du mystère de la naissance de Dieu en l’homme. Mais il est un autre mystère, le mystère de la naissance de 1’homme en Dieu. II y a le cri de 1’homme afin que Dieu soit né en lui. Mais il y a aussi le cri de Dieu, afin qu’en lui 1’homme soit né. C’est la qu’est le secret du christianisme, le secret du Christ, incompréhensible à la mystique hindoue, à Plotin et à tout mystique abstrait et moniste. Dieu et 1’homme, c’est la plus que Dieu seul. La pluralité substantielle de 1’être se révélant dans 1′ unité, c’est plus que 1’unité indifférenciée. […] Le mythe de la tristesse de Dieu au sujet de l’homme et par amour pour 1’homme, nous rapproche des derniers secrets.”49

  1. LE CHRIST HOMME-TOTAL 

L’insistance de Berdiaev sur l’Esprit pourrait nous le faire classer parmi les spiritualistes attendant un évènement personnel hors du monde et hors du temps. Sa pensée spirituelle à l’inverse est fortement ancrée dans la Trinité, dans la Création liée au Père, dans l’histoire du salut et de la Rédemption liée au Fils et dans l’attente créatrice du 8ème jour œuvre de l’Esprit.  Les pages que consacre Berdiaev au Christ sont saisissantes. Il précise sans cesse son regard sur le Christ, sa christologie. Elle ne s’exprime pas en empruntant les termes des conciles œcuméniques, mais elle est centrale pour lui. Dès son livre Le Sens de la création, écrit en 1914, il exprime clairement sa pensée. Sans le Christ l’homme ne pouvait aller à Dieu et devenir créateur. Il y revient longuement dans deux chapitres de ce livre: La création et la rédemption ainsi que dans la création et l’être.

L’Ancien Testament présente Dieu comme un maître Tout-Puissant mais le Christ vient nous libérer de cette image en nous rendant notre proximité avec Dieu, l’accès à notre divino-humanité.

Dieu n’est pas un seigneur ou un maître. Le gouvernement divin du monde n’est pas une dictature. L’intimité (avec Dieu) ne peut se concevoir qu’en relation avec Dieu considéré comme homme, c’est-à-dire avec le Christ. À travers le Christ […] une vie intérieure, intime, commence pour l’homme avec Dieu, une participation consciente de l’homme à la nature divine. […] Dieu est près de nous, humain. II est en nous et nous en lui. Dieu est 1’homme même. Voilà la plus grande découverte religieuse, la découverte du Christ. Avec le Christ […] l’Homme-Fils de Dieu est appelé à prendre une part sans intermédiaire dans la vie divine. La direction du monde devient divino-humaine”.50

Le retour de l’homme en Dieu passe par la Rédemption, par le Salut en Christ. En descendant dans la mort le Christ libère l’homme des pesanteurs du péché et l’homme découvre un Dieu souffrant qui l’attend. Ce passage par le mystère de la Croix est indispensable à l’histoire humaine, mais il nous ouvre sur le mystère de la résurrection, du retour à la Vie.

Le monde meurt par la chute de 1’homme et revit par sa naissance (La Résurrection). Mais le sursaut de résurrection et de re-spiritualisation de l’homme tombé n’est possible que par 1’apparition de 1’Homme-Absolu, réunissant la nature de l’homme et la nature divine. Le Rédempteur et Sauveur du monde supprime la nécessite. II est le Libérateur. Sans Christ-Libérateur, le monde resterait dans 1’éternité des siècles rivé à la nécessité, et le déterminisme serait pour toujours la vérité. Le déterminisme ne peut être vaincu définitivement que par Christ-Libérateur. Et toute philosophie qui ne reconnait pas le Christ-Libérateur, qui n’est pas éclairée par le Logos du Christ, enferme inéluctablement en elle, à quelque degré que ce soit, la marque du déterminisme. La liberté sans Christ-Libérateur est la liberté du vieil Adam, la liberté sans amour, la liberté de la création des sept jours. La liberté avec le Christ et en Christ est la liberté du nouvel Adam, la liberté du monde délivré par 1’amour, la liberté du huitième jour de la création. L’homme après le Christ est déjà une créature neuve et qui perçoit une nouvelle liberté.”51

Berdiaev a présent sans cesse à l’esprit une vision christologique de l’homme. L’homme est Dieu et Homme, sa nature profonde ne peut-être sa seule humanité, en Christ il est Dieu. Cette christologie est aussi anthropologie. Elle n’est pas un argument théologique dans des querelles dogmatiques, elle est la vision philosophique de la réalité de l’homme dans le monde.

  1. LE HUITIÈME JOUR ET LA SPIRITUALITÉ PROPHÉTIQUE/LA SPIRITUALITÉ NOUVELLE.

Arrivons à la fin de notre itinéraire à travers l’œuvre de Berdiaev. L’homme se doit d’être créateur dans l’histoire, créateur de l’histoire en réponse à la création de Dieu. « Dieu attend l’acte créateur de l’homme en réponse à l’acte créateur de Dieu52. » Pour échapper au mirage du Salut individuel, l’homme s’engage dans l’histoire collective. Il sait qu’il ne peut échapper à son intégration dans le macrocosme cosmique en chemin vers la déification. Lorsqu’il emprunte le chemin de l’intériorité, l’homme entame le chemin du salut universel.

 » Il ne convient jamais d’oublier que la voie religieuse va de la personnalité au social, de l’intérieur à l’extérieur, et au cosmos à travers l’individuel (le personnel NDR) 53« . 

Mais comme nous l’avons déjà noté, le chrétien ne peut parcourir le chemin de l’histoire en construisant ici-bas des royaumes de substitution au Royaume céleste.

Fort critique du monde bourgeois-capitaliste et fort critique du socialisme Berdiaev soutenait une vision anarchiste du monde avec un Etat central faible et des communautés vivantes, cultivant des liens de coopération entre les villes et les campagnes environnantes. Ecologiste avant l’heure il voulait lutter contre l’envahissement de la machine, l’affolement du temps. Mais les utopies qu’il entrevoyait ne devaient pas elles nous plus, devenir de petits royaumes édulcorés se substituant à la fin des temps. Les actes créateurs tendant toujours à se réduire aux petitesses de la vie doivent sans cesse être dépassés par de nouveaux actes créateurs.

La révélation absolue de 1’Évangile, en ce qui concerne le Royaume de Dieu, est inaccessible à toutes les formes sociales et historiques toujours relatives et temporelles. La vérité de la vie spirituelle ne peut être accueillie par la vie naturelle. II n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais d’État, d’économie, de famille, de science ou de mœurs auxquels on puisse attribuer le titre de chrétiens, car aucune de ces choses n’existe dans le Royaume de Dieu et dans la vie divine parfaite. L’Eglise elle-même, dans ses incarnations historiques, fut souvent contaminée par 1’Etat dont elle emprunta la violence, se plaçant de ce fait sous 1’ordre de la loi. Toutefois, la révélation évangélique opéra, bien que d’une manière intérieure, intime et invisible, une transformation dans toutes les sphères de la vie, elle modifia la structure de l’âme humaine et y suscita de nouvelles émotions. Le Royaume de Dieu vient imperceptiblement. Et lorsqu’on désire son avènement d’une manière plus sensible, on aboutit généralement à un mensonge et à une supercherie. La force qui précède de la révélation évangélique, délivre les hommes de 1’angoisse, de 1’amour-propre, de 1’ambition qui les torturent, de la convoitise ignorant tout assouvissement.” 54

Pour Berdiaev les temps de la fin seront enfin le temps de la rencontre avec Dieu. Les actes créateurs que nous aurons posés trouveront enfin leur grandeur, leur éternité; leur illimité. Il n’y a de mesure à l’histoire que l’après histoire, que les temps qui viennent après l’histoire. La souffrance de notre nostalgie des temps à venir sera résolue.

La conscience eschatologique ou messianique nait dans les souffrances et le malheur. Le peuple juif opprimé attend le Messie. Nous attendons le retour du Messie à la fin des temps. Berdiaev écrit:

« Il y a aussi une attente messianique pour tous les hommes qui provient de la souffrance infinie de l’homme sur la terre. Cette souffrance si elle n’écrase pas l’homme ou la terre, elle est la source d’une force terrible »55

Cette quête incessante des temps à venir nous empêche de tomber dans toute tentation utopique de construire le Ciel sur la Terre. Notre action est dans l’histoire et nul ne peut au nom de son salut individuel ne pas assumer sa responsabilité dans l’histoire, mais notre action n’a de sens que parce qu’elle est plus grande que l’histoire, quelle est divino-humaine, mais être en même temps déjà, ici et maintenant ce qui n’est pas encore là, déjà le Royaume.

Nous sommes appelés à vivre l’histoire en regardant le dépassement de l’histoire.

 » Le seul vrai messianisme est celui de l’attente d’une nouvelle époque de l’esprit, de la transfiguration du monde, et du Royaume de Dieu. C’est un messianisme eschatologique, opposé à toutes les théocraties historiques et à tous les états déclarés sacro-saints »56

Concrètement nous sommes toujours appelés à imaginer des solutions concrètes pour résoudre les problèmes que pose la condition humaine sans jamais penser qu’une solution soit pérenne. Elle n’est que la symbolique du monde qui vient, une anticipation jamais achevée.

« Tout acte de création est un acte eschatologique, un acte qui contribue à hâter la fin du monde57 »

Marie Madeleine Davy qui a bien connu Berdiaev écrit dans un ouvrage consacré à Berdiaev:

L’homme vit dans un monde qui a perdu le sens de son orientation et de sa véritable origine. II est entouré de frontières, il ne saurait atteindre la perfection à laquelle cependant il aspire. L’important, pour lui, réside dans son amour de 1’éternité, dans sa nostalgie de 1’invisible, dans sa foi dans 1’esprit et aussi dans sa souffrance. Celle-ci se présente sous la forme d’une douleur indicible, liée au fait d’habiter dans un monde étranger, limité et privé de beauté. L’homme né de 1’esprit ressent avec âpreté la prison dans laquelle il se tient et les chaînes qui l’enserrent.”58

Mais la fin des temps viendra…

« L’homme est un sujet, un sujet créateur et non un objet. La conscience historique ne s’est jamais bien rendu compte du fait que du jour où tous les hommes seront devenus des chrétiens parfaits , […] le genre humain cessera d’exister »59

« Quand nous serons proches de l’éternel Royaume de l’Esprit, les contradictions douloureuses de la vie seront résolues, et les souffrances qui se seront aggravées vers la fin se transformeront en leur contraire, c’est-à-dire en joie, et cela sera vrai non seulement pour l’avenir, mais aussi pour le passé, car il y aura un renversement du temps et tous les vivants participeront à la fin »60

Les temps qui nous séparent de la fin des temps sont marqués par une spiritualité prophétique. Elle assume le réel de l’histoire, mais témoigne de la grandeur divino-humaine de l’homme appelé au Royaume éternel.

Une spiritualité chrétienne nouvelle doit être révélée au monde ; c’est de son développement que dépend le destin de l’homme et de 1’univers. Cette spiritualité ne saurait être abstraite, ni représenter une retraite loin du monde et de 1’humanité. Elle doit signifier le travail de 1’esprit dans le monde et au dedans de l’homme. La spiritualité nouvelle ne peut admettre l’asservissement aux puissances cosmiques sociales et techniques ; elle rappelle l’homme à un état royal et à une œuvre créatrice, l’homme d’une spiritualité nouvelle ne maudira plus le monde, ne condamnera plus les possédés et les idolâtres ; il partagera les souffrances du monde, assumera la tragédie humaine, cherchant à apporter le principe de libération spirituelle dans tous les domaines de la vie. La personne spirituellement affirmée et défendue ne laissera plus affluer les puissances démoniaques ; elle ne sera plus d’autre part isolée et repliée sur elle-même, mais ouverte pour être remplie d’un contenu universel, de toutes les valeurs suprêmes.

II s’agit d’un problème spirituel extrêmement complexe, de la relation entre le personnel et le supra-personnel, du passage à une communion entre les personnes qui n’est jamais un passage a 1’impersonnel. La nouvelle spiritualité marque non seulement la voie de l’homme et du monde vers Dieu, — non seulement une ascension, mais encore une descente, c’est-à-dire la plénitude de la Vérité du Dieu-homme et de la vie théandrique.

Dans la spiritualité ancienne, 1’amour de Dieu signifiait souvent 1’indifférence envers les hommes, dont on se détournait en maudissant le monde. Mais dans la vie de 1’esprit régénérée, il n’y aura qu’une seule et même charité, impliquant aussi bien Dieu que toutes ses créatures, ou 1’homme ne trouvera pas seulement l’expiation, mais une activité créatrice. Cela suppose non pas la négation de 1’ascèse, mais une nouvelle façon de la comprendre, grâce à laquelle 1’ascèse sera libérée des éléments hostiles à la vie, de ce que l’on pourrait appeler le nihilisme religieux.

Le christianisme est avant tout la religion de 1’amour et de la liberté. Et c’est à cause de cette liberté même que 1’avenir n’est déterminé ni dans le sens du mal, ni dans celui du bien. Voici pour quoi une lutte tragique s’annonce. La spiritualité nouvelle doit ré-humaniser 1’homme, la société, la culture, le monde. Mais pour le christianisme, il s’agit la d’un processus qui n’est pas uniquement humain. Ce n’est que dans le Christ et dans Son corps que 1’homme peut trouver le salut. Sinon, il risque d’être dévoré par les forces démoniaques, d’être définitivement déchiré par les esprits de la haine et de la violence. […]

Un jour nouveau se lève pour le christianisme. Au point de vue social, seul un socialisme personnaliste, combinant la communauté et la personne, peut lui correspondre. L’heure approche, ou, après une lutte effroyable, après une profonde déchristianisation de 1’univers, qui a épuisé ses propres ressources, on verra le christianisme rejaillir dans toute sa pureté. Alors, nous saurons clairement ce que le christianisme défend et à quoi il s’oppose ; il apparaitra comme le dernier refuge de l’humanité ; nous saurons qu’il est pour l’homme et pour le vrai humanisme, pour la valeur et la dignité de la personne, pour la liberté et la justice sociale ; pour la franchise des peuples et de chacun, pour l’illumination et la transfiguration, pour la création d’une vie nouvelle ; nous saurons enfin que c’est le christianisme seul qui les défend.

Le jugement infligé au christianisme, c’est le procès de ceux qui 1’ont trahi, défiguré et pollué, et la vérité de ce jugement atteint le monde déchu tout entier et son histoire marquée de péché.

Mais la vraie renaissance spirituelle dans le monde ne commencera que lorsque les questions élémentaires de 1’existence humaine seront résolues pour tous les hommes et pour tous les peuples, lorsque la misère cruelle et 1’esclavage économique de 1’homme seront vaincus. Alors seulement, le Saint-Esprit se manifestera avec une plus grande force dans le monde.”61

  1. CONCLUSION : 

INTEGRER LA PENSEE DE NICOLAS BERDIAEV DANS L’HERITAGE DE LA TRADITION PATRISTIQUE

Au terme de cet itinéraire complexe, nous percevons combien Berdiaev est un penseur mystique et en même temps un penseur de l’action de l’homme dans l’histoire. Il s’oppose comme nous l’avons évoqué, de façon caricaturale aux Pères de l’Eglise dont peu sont hors de son courroux. Grégoire de Nysse, Maxime le confesseur et Cassien font exception à ce rejet trop systématique. Nous avons évoqué son opposition trop radicale à la Philocalie. Mais sa philosophie religieuse est éminemment mystique.

Peut-on pleinement intégrer l’apport de Berdiaev sur la créativité, dans l’héritage de la Tradition mystique chrétienne. La philosophie de Berdiaev est-elle hors de l’espace de la théologie ascétique et mystique portait par l’Eglise, ou trouve-t-elle, de façon originale, sa place au sein de cette théologie? Berdiaev nous propose-t-il une nouvelle spiritualité sans grand lien réel avec la christianisme ou nous propose-t-il au contraire, une nouvelle lecture du cœur de la spiritualité chrétienne?

L’enjeu est majeur, la créativité et l’engagement dans l’histoire éclairent-ils la pensée des Pères ou s’en éloignent-ils radicalement. Olivier Clément dans son ouvrage Berdiaev, un philosophe russe en France, cite Berdiaev:

 » L’orthodoxie connait les voies de la déification individuelle qui s’accomplit dans la vie des saints, […] dans le startchestvo, mais ne débouche pas sur la route de l’histoire, de la vie sociale. »62

L’orthodoxie est-elle donc condamnée à une mystique se plaçant toujours hors de le l’histoire ou peut-elle intégrer dans sa Tradition mystique la créativité de l’homme dans l’histoire? La question se pose pour l’orthodoxie, elle se pose aussi pour le christianisme de façon générale. Pour répondre à ces interrogations, il nous faut repartir de la Tradition ascétique et mystique de l’orthodoxie et du christianisme et voir si Berdiaev éclaire une partie de cette Tradition restée encore dans l’ombre? Dans le cadre de ces lignes, nous ne pourrons qu’esquisser une réponse.

En 1947, alors que Berdiaev vit ses derniers mois à Paris, un jeune théologien roumain, le père Dumitru Staniloaë, enseigne à Bucarest, la théologie ascétique et mystique en revenant à l’enseignement des Pères et à la Philocalie grecque. Il cite plusieurs fois dans son cours Berdiaev et les penseurs chrétiens personnalistes. Le père Staniloaë est un prêtre marié, il intègre dans son ouvrage de nombreuses réflexions sur la vie conjugale et la condition du chrétien dans le monde.

Le père Staniloaë présente la Tradition ascétique et mystique de l’Eglise orthodoxe en divisant le chemin vers Dieu en trois phases : purification / illumination / union. Il choisit cette présentation traditionnelle63 en s’opposant à une autre présentation assez habituelle dans les milieux monastiques, en deux phases : purification / union. Questionnement apparemment anodin, mais essentiel pour notre propos.

L’homme qui chemine vers Dieu connaît-il deux grands moments dans son existence : une longue ascèse et pour certains, au soir de la vie, l’union déificatrice avec le divin. Autre schéma, l’homme qui chemine connaît-il trois grandes étapes dans sa vie intérieure? : un temps d’ascèse, un temps d’illumination et de charismes ouvrant la voie de la responsabilité dans l’Eglise et le monde et enfin, après avoir traversé la ténèbre et l’apophatisme radical, une expérience de l’union à Dieu, de la déification transformante? Le père Staniloaë tranche ce débat, la seconde phase est indispensable. La vie chrétienne n’est pas qu’une longue soumission à la discipline ascétique et l’espoir, un peu avant de mourir, de l’union à Dieu. Le temps de l’illumination et de la responsabilité dans le monde est incontournable.

C’est en présentant cette seconde phase d’illumination que le théologien roumain cite plusieurs fois Berdiaev et Jacob Böhme. Les thèmes abordés sont ceux de la connaissance subjective de Dieu à travers la perception de la nature et des raisons divines des choses et son dépassement constant dans un processus infini de connaissance. Le père Dumitru ne fait pas allusion à la philosophie de l’acte créateur, mais écrit plusieurs fois que le cheminement spirituel ne peut faire l’économie de la responsabilité dans le monde.

C’est donc bien ici dans cette seconde phase qu’il faut intégrer la pensée de Berdiaev. Après la purification commence l’expérience d’illumination créatrice. Les textes de Berdiaev que nous avons cités insistent sur l’ascèse, le dépassement de l’ego, la véritable humilité. Mais cette première phase mène celui qui a découvert l’intériorité -comme Moïse après le buisson ardent- vers la responsabilité dans la création, vers la libération évangélique du monde, le temps des charismes. On peut relire de nombreuses pages de Berdiaev avec cette perspective. Sa philosophie religieuse apporte un éclairage nouveau à ce temps de la vie que la tradition monastique a trop laissé dans l’ombre, ou n’était pas la mieux placée pour l’aborder.

Nous devons nous demander si Berdiaev est aussi un philosophe religieux de la troisième phase, de la montée dans la ténèbre du Sinaï, dans la Nuit illuminatrice de St Jean de la Croix? Pour répondre à cette interrogation il faudrait consacrer une étude complète aux diverses approches de l’apophatisme chez Berdiaev. Le père Staniloaë évoque dans des pages capitales sur l’apophatisme des Pères, un premier apophatisme débouchant sur l’illumination (2ème phase) et un second apophatisme radical débouchant sur l’union à Dieu et la quiétude (3ème phase). Les longues pages de son cours, dans lesquelles il s’oppose à la vision de l’apophatisme de Vladimir Lossky, nous semblent essentielles pour saisir Berdiaev. Il y a un apophatisme de l’illumination qui aboutit à la créativité dans le monde et un second apophatisme radical qui aboutit à la quiétude et introduit l’âme dans une plus grande passivité, à l’union à Dieu. L’ensemble de la littérature mystique d’Orient et d’Occident témoigne que celui qui est arrivé au sommet de la course s’abandonne radicalement en Dieu. Dans la quies ou l’hésychia l’homme connaît alors le repos en Dieu et Dieu accomplit en l’âme son œuvre déifiante.

L’opposition de Berdiaev, de façon répétée, dans de nombreux textes à l’apophatisme radical, nous montre qu’il est le philosophe de la seconde phase. Ce serait un contre-sens de faire de Berdiaev un philosophe de l’apophatisme radical mettant ses pas dans les pas de Pères comme Grégoire Palamas, ou de saints comme Maître Eckhart ou St Jean de la Croix qui ont décrits les plus hauts sommets de la mystique. Ce jugement n’est pas une critique de Berdiaev. Il a probablement aperçu les états mystiques les plus hauts, mais sa philosophie est celle de l’illumination gnostique et de la responsabilité charismatique. Loin d’être une critique de l’œuvre de Berdiaev, nous pensons que son apport est capital pour nous. Berdiaev éclaire un grand trou noir de la tradition ascétique et mystique: la phase de l’illumination, la phase de la responsabilité mystique dans le monde, l’impossibilité d’atteindre les plus hauts sommets de la mystique si l’on n’a pas assumé le monde. En insistant sur cette seconde phase, Berdiaev nous ouvre la porte vers les sommets mystiques qu’il a pressentis et qui affleurent dans de nombreux textes. Il nous évite de sombrer dans le suicide spirituel, nous oblige à assumer le monde, nous porte au pied du Sinaï ou du Mont Carmel que nous ne pourrions atteindre par la seule orientation ascétique souvent morbide.

La présentation du chemin vers Dieu en deux phases présente en effet un inconvénient terrible, le croyant est toute sa vie face au devoir de l’ascèse en attendant l’expérience de Dieu après la mort ou pour quelques-uns, un peu avant la mort. La présentation de la vie spirituelle en deux phases (ascèse et déification) fait de notre vie une longue ascèse, sans fin. Le clergé peut dans ce schéma binaire imposer au peuple une série de contraintes qui deviennent le sens de la vie chrétienne. Posture qui peut aboutir à une tristesse sans fin ou à l’inverse au retour vers les passions.

Il me semble indispensable d’intégrer l’acte créateur, le sens de la responsabilité dans l’histoire dans cette seconde phase, à l’image de Moïse guidant le peuple dans le désert. Les princes de l’Eglise comme ceux de la Cité ne veulent pas de ces charismes exercés dans la liberté, ils préfèrent souvent astreindre l’homme à l’obéissance et l’humilité en attendant le Royaume. L’opposition entre ascèse et mystique est la voie de la désespérance. L’ascèse n’a de sens que dans une perspective mystique, et la mystique n’a de sens que si elle est un long chemin qui intègre l’acte créateur, l’illumination, les charismes de la charité et de la responsabilité dans le monde. Cette phase créatrice dans la cité nous ouvre sur l’amour de Dieu, la rencontre du divin et de l’humain dans une mystique nuptiale que Berdiaev a bien perçue en lisant les mystiques occidentaux.

Berdiaev n’est pas comme certains théologiens orthodoxes aiment à le classer, un spiritualiste à la marge du christianisme. Il est pleinement un homme de la Tradition chrétienne, mettant le Christ au centre de sa vie et de sa pensée, ouvrant le fond de son être à l’Esprit créateur. Il éclaire avec génie ce que les Pères ont peu développé: la seconde phase de la montée vers Dieu, celle des charismes et de la responsabilité dans le monde, l’acte créateur sans laquelle l’accès à la contemplation apophatique du Créateur est sans doute impossible. La philosophie religieuse de Berdiaev non seulement ne nous ferme pas la porte de l’Amour de la Beauté (Philocalie) mais, en échappant au rigorisme et au risque du suicide spirituel, nous y conduit. L’enseignement des Pères devient alors comme l’a défendu toute sa vie le père Staniloaë, la voie royale pour cheminer en ce monde. Cette voie comprend trois grandes étapes: la purification des passions, l’illumination par les dons de Dieu, l’accès à la contemplation, aux prémisses du Royaume, à la rencontre avec le Créateur qui nous attend depuis la création du monde.

Notes

1 Jeunesse Etudiante Chrétienne (mouvement s’adressant à des collégiens, des lycéens et des étudiants universitaires)

2 Première édition très partielle (publiée dans la collection Livre de Vie au Seuil) de l’anthologie de textes des Pères grecs et byzantins sur la prière intérieure publiée en 1783 siècle à Venise : La Philocalie des Pères neptiques. Une traduction intégrale de la Philocalie éditée à Venise est disponible à l’abbaye de Bellefontaine, collection spiritualité orientale.

3 Nicolas Berdiaev, Essai d’autobiographie spirituelle, Buchet-Chastel, 1958.

4 Nicolas Berdiaev, Esprit et réalité, Aubier, 1943

5 Nicolas Berdiaev, L’esprit de Dostoeivski, Stock, 1945.

6 Paroisse Ste Geneviève et Notre Dame des Affligés, rue St Victor. Paroisse sous l’égide du patriarcat de Moscou.

7 Essai d’autobiographie, p. 102, voir aussi : De l’inégalité, Postface, L’Age d’Homme, éd. française, 1976, p.240-241

8 Essai d’autobiographie, p. 261

9 Nicolas Berdiaev, De l’esprit bourgeois, Delachaux et Nietslé, 1949.

10 Salut et création, deux compréhensions du christianisme, In Nicolas Berdiaev, Pour un christianisme de création et de liberté, textes rassemblés par Céline Marangé, Cerf, 2009 p. 45

11Max Weber, L’esprit de capitalisme, 1910. (nombreuses éditions en français)

12 Pour un christianisme de création et de liberté, op.cit. p. 61,

13 Nicolas Berdiaev, De la destination de l’homme, 1931, L’Age d’homme, p. 153

14 Nicolas Berdiaev, Le sens de la création, 1914, DDB, p. 327p. 322.

15 Ibid. p. 327

16 Pour un christianisme de création et de liberté, p.46-47

17 Ibid., p. 49

18Théophane le Reclus, Lettres de direction spirituelle, traduction française, Editions des Syrtes, 2014.

19 Sens de la création, p. 221

20  De la destination de l’homme, p. 154; Nicolas Berdiaev, Esprit et réalité, Aubier, 1943, p. 119

21 Esprit et réalité, ibid., p. 108.

22 Sens de la création, p. 216-217

23 Pour un christianisme de création et de liberté, p 53

24 N. Berdiaev, Esprit et réalité, 1937, 1943, Aubier

25 Ibid., p.119

26 Nicolas Berdiaev, Dialectique du divin et de l’humain, J.B. Janin, 1947, p. 243.

27 L’Esprit de Dostoïevski, op.cit.
28 L’Esprit de Dostoïevski p. 249.

29 L’Esprit de Dostoïevski p. 245

30 L’Esprit de Dostoïevski p. 251

31 Ibid p 179

32 Le sens de la création , p. 309.

33 De la destination de l’homme, p. 196, voir aussi pages 253, 256 et suivantes

34 Ibid p. 166

35 Ibid. p. 286

36 De la destination de l’homme, p. 165

37 Marangé, p. 47

38 Esprit et réalité, p. 19

39 Ibid, p. 12.

40 Ibid. p. 20

41 Ibid., p. 129

42 Sens de la création, p. 40

43 Ibid., p. 34

44 Sens de la création, p. 157.

45 De la destination de l’homme, p. 172

46 Ibid, p. 93

47 Esprit et réalité, p. 169. c’est aussi l’Exergue du Sens de la création… Il reprend ce thème dans l’ Essai d’autobiographie p. 224.

48 De la destination de l’homme, p. 47

49 Sens de la création, p. 171.

50 Ibid, p. 178-180

51 Ibid, p. 199 et suivantes

52Essai d’autobiographie, p. 261

53 Sens de la création p. 208

54 De la destination de l’homme, p.166

55 Nicolas Berdiaev, Essai de métaphysique eschatologique, Aubier, 1946, p. 227.

56 Ibid. p. 231

57 Nicolas Berdiaev, Dialectique existentielle du divin et de l’humain, J-B Janin, 1947, p. 242.

58 Marie Madeleine Davy, Nicolas Berdiaev ou la révolution de l’Esprit, Albin Michel, p. 119

59 Dialectique existentielle du divin et de l’humain, p. 242

60 Ibid, p. 244.

61 Nicolas Berdiaev, Destin de l’homme dans le monde actuel, Stock, 1936. p. 103-105

62 Olivier Clément, Berdiaev, un philosophe russe en France, DDB, 1991, p. 119.

63 Cette présentation de la vie mystique est celle de Grégoire de Nysse, d’Evagre et de nombreux Pères: Sameer Maroki, Les trois étapes de la vie spirituelle..., L’Harmattan, 2014.

Nicolas Berdiaev et Maurice Zundel : une même et lumineuse compréhension de la vocation spirituelle de l’homme par Michel Fromaget

Olivier Clément, théologien orthodoxe français éminent, en mai 1986, à l’occasion d’un colloque sur la mystique de Maurice Zundel, confia que c’est la lecture d’un livre de Nicolas Berdiaev qui provoqua sa conversion au christianisme. Il avait alors 20 ans. Dans sa préface à Esprit et Liberté, ouvrage central du vieux Maître  russe, il écrivait : « J’ai lu ce livre. Il a changé ma vie.  » (Esprit et Liberté, 1984, p. 13). Bien des années plus lus tard, O. Clément aura l’opportunité de lire « A l’écoute du silence » de Maurice Zundel. Lecture dont il confiera par la suite qu’elle «  fut l’une des grandes rencontres de ma vie » (O. Clément, Berdiaev un philosophe russe en France, 1991, p. 141). Suite à cette rencontre providentielle et étudiant plus avant, comme il convient, la pensée de Zundel, il ne sera pas sans en apercevoir très vite, et je reprends ses propres termes : « la remarquable consonance avec la pensée des Pères, de Dostoïevski, des philosophes russe du XXe siècle et notamment de Berdiaev » (ibid., p. 141). En ce qui concerne cette dernière consonance, celle avec la pensée de Berdiaev, je préciserai quant à moi qu’elle est non seulement remarquable, mais aussi : éblouissante et prodigieuse, si profonde, si subtile et si étendue et, au fond, si mystérieuse et incompréhensible à l’intelligence courante que celle-ci est fondée à en avoir quelque vertige. Bien sûr, O. Clément s’attachera à rechercher  les sources possibles d’une consonance si extraordinaire. Après avoir écarté, peut-être un peu vite, l’hypothèse d’une influence possible de la pensée du philosophe  russe sur celle du prêtre suisse, il conclura de manière, me semble-t-il, un peu incertaine à « des convergences dans une ambiance commune », à de mêmes « intuitions simultanées », à un même « recours à l’essentiel de l’Evangile et de la Tradition » (p. 144). Quant à moi, mais sans doute est-ce là ce que voulait dire O. Clément, j’invoquerais sans hésiter comme première et suffisante explication que ces deux Maîtres, tous deux proches de la cime de leur humanité, étanchaient toujours plus leur soif de connaissance, d’absolu et d’amour à une même source, à un même Esprit. Esprit dont on peut penser, comme eux-mêmes le pensaient, qu’il n’est autre, dans la perspective chrétienne, que la troisième personne divine. De cela, certains voudront discuter. Soit ! Mais il n’en reste pas moins vrai que la simplicité et la pertinence de cette hypothèse d’une unique et si haute source d’inspiration, ajoutée à l’étendue proprement stupéfiante du donné inspiré, incite à considérer la même vocation spirituelle de l’humain illustrée et défendue par Zundel et Berdiaev avec une extrême attention. C’est donc cette vocation que la présente  conférence se propose de mettre en valeur et de vous faire découvrir, ou redécouvrir, à la faveur de deux aperçus : l’un sur la fascinante proximité des deux pensées, l’autre sur leur même enracinement dans l’anthropologie chrétienne originelle. Aperçus qui, dans un dernier temps, permettront de comprendre simultanément ce que recouvre  précisément l’idée de « spiritualité » et ce que chacun a effectivement à faire de sa propre vie.  Mais avant, à la faveur d’une première partie, juste un mot permettant de situer dans le temps et dans l’espace la trajectoire terrestre de chacun des protagonistes.

I – Brefs coups de projecteur sur deux biographies :

Maurice Zundel a, pour sa part, passé les trois quarts de sa vie en exil à Paris, Londres, Beyrouth, Jérusalem, Le Caire… Il a prononcé plusieurs milliers de sermons, discours, conférences, causeries… prêché des centaines de retraites, ceci quasi toujours sans le secours de la moindre note. D’une nature extrêmement curieuse et recherchant inlassablement la vérité en toute chose, il maitrisait nombre de langues anciennes, et d’autres encore, et il était très au fait des grandes avancées de la science de son temps, qu’il s’agisse de physique, de biologie, ou de psychologie. Zundel naît à Neufchâtel en Suisse le 21 Janvier 1897. Peu avant sa quinzième année, le 8 décembre 1911, dans l’église de Neufchâtel, lui échoit sa première grande expérience spirituelle. De 1913 à 1915, Zundel passe deux ans au collège de l’abbaye bénédictine d’Einsiedeln dont il deviendra oblat. Là, il vécut d’autres « heures étoilées » à la faveur desquels Dieu se révèle à lui, comme amour et beauté, silence et pauvreté. De 1916 à 1919, il fait ses études de théologie au Grand Séminaire de Fribourg. Ordonné prêtre en 1919, il se voit confier la plus grande paroisse de Genève. Mais Zundel gère les choses à sa manière et son évêque se voit obligé de le chasser. C’est alors que commence sa vie d’exil. Nous sommes en 1925. L’oblat d’Einsiedeln est d’abord envoyé à Rome. Puis il séjourne à Paris, à Londres, à Jérusalem. En 1939, ne pouvant rester en Europe, il arrive au Caire où il restera jusqu’en 1946, époque à laquelle il est nommé vicaire de la paroisse d’Ouchy, près de Lausanne. Mais là il se sent étranger. Commence alors la troisième et dernière période de sa vie, celle des prédications itinérantes qui le verra notamment en France, en Angleterre, en Belgique ainsi qu’en Egypte et au Liban, où il se rend régulièrement tous les deux ans. En 1972, malgré que Zundel reste alors pratiquement inconnu de tous,  Paul VI lui propose, honneur insigne, de prêcher au Vatican, devant un auditoire prestigieux, la grande retraite de Carême. Zundel meurt à Lausanne le 10 août 1975.

Quant au vieux Maître russe, Nicolas Berdiaev, il est d’usage de distinguer dans sa vie quatre grandes périodes : 1 – La période de sa jeunesse, depuis  sa naissance en 1874 jusqu’à son entrée à l’université de Kiev en1894. 2 – La période « révolutionnaire » de 1894 à 1904, période marquée par son adhésion au marxisme et au mouvement révolutionnaire social-démocrate. 3 – La période « religieuse » de 1904 à 1922, année où il est chassé de Russie par Lénine. 4 – La période de l’exil de 1922, jusqu’à la mort du philosophe, à Clamart, en 1948. La vie de Berdiaev est pratiquement impossible à résumer tant les évènements qui en forment la trame exigent pour être bien compris d’exposer la pensée qui les encadre et révèle leur sens. Voici cependant quelques flashs concernant chacune des quatre périodes précédentes.

1 – La jeunesse (1874-1894). Nicolas Alexandrovitch Berdiaev naît en Ukraine le 19 mars 1874 à Kiev, dans une famille hautement aristocratique. A quatorze ans, il lit Hegel, Schopenhauer et Dostoïevski. A dix-sept ans, il a déjà assimilé La critique de la raison pure de Kant ! Au même âge, à la suite d’une première et définitive conversion intérieure qui le voue à consacrer sa vie « à la recherche de la Vérité », il refuse catégoriquement de poursuivre la carrière d’officier de la garde royale à laquelle sa famille le destinait.

 2 – La période « révolutionnaire» (1894-1904). Dès son entrée à l’Université, dès 1894, Berdiaev est séduit par le marxisme. En 1898, il participe, en tant que membre du comité social-démocrate de Kiev, à une manifestation ouvrière. Arrêté avec 150 autres personnes, il est emprisonné, exclu de l’Université puis condamné à trois ans d’exil dans la province de Vologda. Si Berdiaev continue alors de partager nombre d’idées sociales inhérentes au marxisme, il en récuse maintenant absolument la vision réductrice de la personne. Son marxisme est devenu si critique et idéaliste qu’il n’est plus soluble dans la « doxa » sociale-démocrate. En mars 1903, Berdiaev est de retour à Kiev. Après son mariage, en 1904 avec Lydie, une jeune révolutionnaire, il décide de partir pour Saint-Pétersbourg.

3 – La période  « religieuse » (1904-1922). A Saint-Pétersbourg, l’année 1905 débute tragiquement : le dimanche 22 janvier, l’armée du tsar tire sur une foule sans défense. Berdiaev qui avait partie liée avec les intellectuels révolutionnaires est horrifié et il condamne sans appel la violence et les meurtres. D’autre part, N. Berdiaev se sent de plus en plus attiré  par le Christ et le christianisme. En 1908, « l’anarchiste mystique », tel qu’il se désigne lui-même, quitte Saint-Pétersbourg : il n’y reviendra pas et rentre à Moscou. Là il connaît sa « seconde conversion », non plus philosophique mais religieuse qui l’ouvre au christianisme orthodoxe russe. Sensiblement de la même époque, date son premier ouvrage fondamental : Le sens de l’acte créateur (1912). Suite à un article incendiaire, Berdiaev risque la déportation à vie en Sibérie pour raison de blasphème. Après la Révolution d’octobre 1917, le philosophe pourtant  révolutionnaire dans l’âme, la condamne ouvertement. Le nihilisme, l’athéisme, le mépris de la culture et le matérialisme borné de ses promoteurs, ainsi que la violence meurtrière de leurs actions lui sont insupportables. Nommé professeur à l’Université de Moscou, il continuera avec une liberté d’esprit mémorable de critiquer le bolchévisme et de défendre ses conceptions spirituelles et sa vision du Christ. La sanction ne tarde pas, tragique : à la fin de l’été 1922, Berdiaev est arrêté et condamné à l’exil à vie. Dorénavant, il lui est interdit de s’approcher de la frontière russe sous peine d’être fusillé.

4 – La période de l’exil (1922-1948). Berdiaev s’installe d’abord à Berlin, puis en 1924 à Paris, plus exactement à Clamart, où il restera jusqu’à sa mort. De 1925 jusqu’à 1948, le philosophe russe écrira là la plus grande part de ses livres les plus décisifs. Il rédige de multiples articles (environ 500). Il donne de multiples conférences en Angleterre, Allemagne, Autriche, Suisse, Hollande, Belgique, Hongrie, Pologne, Estonie, Lettonie, Tchécoslovaquie. Mais l’heure du départ arrive : le 23 mars 1948,  Nicolas Berdiaev, le « philosophe ami des chats » meurt brusquement, assis à son bureau de travail, au premier étage de sa maison de Clamart. Ainsi disparait ce chrétien immense dont la vision de l’homme était déjà reconnue par les plus grands penseurs européens de l’époque, dont Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Edmond Husserl, C.G. Jung, …., comme l’une des plus profondes du XXe siècle.  Stanislas Fumet, poète, éditeur, essayiste renommé et ami de Léon Bloy, préfacier de Berdiaev, écrivait de ce dernier ceci qui me paraît infiniment juste : « L’esprit de Berdiaev, qui est la noblesse même – j’y insiste – se fraie des passages dans l’obscurité qui font étinceler des splendeurs où nous nous étions habitués à ne rien voir. » (Le sens de la création, 1976, préf. p. 15). De fait, il y a, dans l’œuvre du philosophe russe, quelque chose de génial. Mais il n’est pas le seul.  Un mot revient en effet régulièrement dans la bouche de ceux qui ont eu le  privilège de connaître  Zundel. Ils disent que l’homme, sa pensée, sa parole étaient « fulgurants ». Paul VI qui, avant d’être Pape, le connut bien à Paris disait de lui qu’il « l’a toujours tenu pour un génie, génie de poète, génie de mystique, écrivain et théologien, et tout cela fondu en un, avec des fulgurations ». Telle est l’envergure des hommes qui nous retiennent aujourd’hui.

II – Aperçu sur une proximité fascinante : 

Maurice Zundel, prêtre suisse et oblat bénédictin, et Nicolas Berdiaev, philosophe russe, ancien révolutionnaire marxiste, tant en raison de leurs milieux d’origine, des courants de pensée qui les ont marqués, que de leur tempérament, étaient des hommes dont il était plus qu’improbable qu’ils portent sur l’homme et Dieu, sur le monde et la vie, des regards en quelques points comparables. Or, le fait est là : la parenté de pensée de ces deux géants, est indéniable. Fascinante même. Elle l’est d’autant qu’elle les a conduit à redécouvrir et travailler de mêmes aspects de la révélation, tous d’une insigne valeur, et ceci à une époque où ils étaient largement, sinon totalement délaissés, voire tout simplement ignorés par leurs églises respectives. Je pense ici, en particulier, aux conceptions affirmant la toute-impuissance et l’absolue innocence de Dieu, la mortalité naturelle de l’âme et son immortalité conditionnelle, la tripartition de l’homme et l’urgence tragique de sa seconde naissance, l’unité indéfectible de l’amour, de la liberté et de la créativité humaine et divine,…Mais de tels thèmes sont loin d’épuiser la liste de ces points de rencontre épistémologiques où les immenses chrétiens se retrouvent pour voir la même et chose et expliquer la même chose. Sans aucun souci d’exhaustivité, spontanément, comme pèle mêle, je citerais parmi ces thèmes communs, outre les précédents : la souffrance, l’humilité et l’intériorité de Dieu, la vocation divino-humaine de l’homme, la personne non comme acquis mais comme tâche, la morale entant que mystique, l’option pour une « mystique réaliste », un même refus de l’enfer, la liberté comme devoir et non comme droit, le thème des deux libertés, celui de la noblesse de l’athéisme,  l’opposition des mondes de la liberté et de la nécessité, le même rejet de la théologie de la cause première, le même refus du Dieu despote et pharaon, du Dieu de l’A.T., une même dénonciation du thomisme, un même amour de saint François, une même admiration pour la Renaissance, pour Nietzsche et Dostoïevski, une même saisie théologale de la Beauté et de la Vérité, un même existentialisme spirituel affirmant le primat de l’expérience sur la connaissance intellectuelle, de l’intériorité sur l’extériorité, une même affirmation du sens de l’acte créateur, du caractère relatif de l’Ecriture sainte, une même intuition de l’universalité de l’esprit de l’homme, du visage humain comme lieu de transcendance, etc.

Il serait ici hors du sujet de présenter et commenter ne serait-ce que quelques unes de ces consonances admirables. Mais non pas d’en illustrer quatre ou cinq concernant la théologie, les quelles éclaireront d’une vive lumière la suite de cet exposé qui est seulement centrée sur l’anthropologie de Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev. Chacune des similitudes dévoilées ci-après mériterait certainement d’être explorée plus avant. Mais le projet étant seulement ici de les illustrer, c’est sans aucun commentaire de ma part que je vous propose d’écouter les quelques extraits qui suivent.

I – Le Dieu vétéro-testamentaire :

Zundel  « Le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu pharaon, celui du Nouveau est un Dieu à genoux devant nous » (Beyrouth, 1961) « Le Christianisme nous a délivrés du Dieu pharaon, du Dieu propriétaire, du Dieu qui est un monstre … »  (Yarzé, juin 1965)

Berdiaev    « Sans le Christ, Dieu est terrible et ne peut être expliqué (…) Le théisme chrétien sans la Trinité et sans le Christ est effrayant, mortel et inutile. » (SC, p. 179). « Le Dieu de l’Ancienne Alliance, Yahveh, n’était pas la révélation divine dans sa nature intérieure et secrète. Il n’était qu’une expression exotérique de la Face divine. » (EL, p. 101).

II – Dieu innocent :

Zundel : « Dieu est innocent du mal. Dieu n’a pas inventé la mort, ni la douleur, pas plus qu’il n’a inventé le péché. Il en est la victime, il en meurt » (Lausanne, janvier 1955) « Plus on dira l’horreur du mal fait aux innocents, plus on affirmera que Dieu est en eux, avec eux et qu’il est martyr au-dedans d’eux-mêmes » (HPH, 165).

Berdiaev  « …le divin (…) se manifeste, non dans l’ordre du monde qui n’a rien à voir avec Dieu, mais dans la révolte de la personne qui souffre contre cet ordre, dans la révolte de la liberté contre la nécessité. Dieu se manifeste dans la larme versée par l’enfant qui souffre et non dans l’ordre du monde qui justifierait cette larme. » (DEDL, p. 96). « La souffrance imméritée est une souffrance divine. Et la souffrance du Dieu innocent apporte le salut à toute souffrance humaine. » (ER, p. 133).

III – Dieu tout-impuissant :

Zundel   « Dieu justement est Amour, rien qu’Amour. Sa toute puissance est de l’ordre de l’amour et elle devient toute impuissance, lorsqu’elle ne rencontre pas l’amour » (PQS, 209) « Il a voulu s’offrir et se proposer et non s’imposer. Et par un renversement ineffable, c’est lui qui est devenu, à force d’amour, la Toute-Impuissance et la Toute-Pauvreté. » (Lille novembre 1933).

Berdiaev : « Dieu est tout puissant par rapport à l’être, mais il ne l’est pas par rapport au néant, à la liberté et c’est pour quoi le mal existe » (EL, p. 161). « Dieu ne possède nulle puissance. Il est moins puisant qu’un agent de police. » (EAS, p.221) « Dans un certain sens, il détient moins de pouvoir qu’un gendarme, qu’un simple soldat, ou qu’un banquier. »  (VR, p. 59).

IV – Dieu souffrant :

Zundel   « Les hommes sont la nostalgie de Dieu. » (Le Caire, 1949) « Au fond, le vrai Dieu est un Dieu souffrant et voilé » (Nice 1968) « La religion du Christ, en effet, c’est la religion d’un Dieu souffrant et voilé. » (Lausanne, décembre 1967)

Berdiaev  «  On considère la nostalgie humaine de Dieu, mais on oublie la nostalgie divine de l’homme, le besoin qu’a Dieu de l’homme » (ER, p. 195) « Le christianisme est la religion du Dieu souffrant » (EL, p. 188). « Seul un Dieu souffrant peut nous réconcilier avec les souffrances de la création » (EAS, p. 222).

V – Dieu libre :

Zundel   «  (Dieu est) la Liberté même, la Liberté pure, la Liberté subsistante, la Liberté infinie. » (It, 572). « Dieu est ma liberté et c’est à cela, justement, que je connais qu’il est Dieu » (It, p. 520). « Car dieu est liberté, sa transcendance n’est pas autre chose. » (Le Caire 8 septembre 1948) « Dieu est liberté et libérateur. » (Le Cénacle Genève 14 janvier 1962) « Dieu est liberté infinie »  (26 janvier 1975) « Donc Dieu est liberté absolue »  (Sainte Clothilde 1 janvier 1975) « Dieu est Amour ou – c’est encore la même chose – Dieu est liberté » (Je est un autre, 2006, p.78)

Berdiaev   « Dieu ne peut agir que sur la liberté, dans la liberté et par la liberté, jamais sur la nécessité, dans la nécessité et par la nécessité. Son action ne se manifeste ni dans les lois de la nature, ni dans celles de l’Etat… » (DEDL,  p.278). « Dieu est liberté. Il est le libérateur et non le dominateur » (DEDL, p. 90). « Quant à la liberté, elle est pour moi divine. Dieu est la liberté et c’est lui qui la confère. Il n’est pas maître, mais libérateur de l’esclavage du monde. C’est par la liberté que Dieu agit. » (EAS, p. 219)

Paroles libératrices, n’est-ce pas ? Mais voici le moment venu de nous pencher sur cette nouvelle donnée, en cet instant véritablement capitale, qui est la redécouverte et la mise sur le pavois par nos deux protagonistes des trois grands fondements de l’anthropologie du christianisme originel.

III – L’enracinement dans l’anthropologie ternaire du christianisme originel : 

Avant de donner la parole au philosophe de Clamart et au vicaire d’Ouchy, au vieux maître russe et au vieux maître suisse, sur le sujet de l’anthropologie du premier christianisme, – et pour mieux apprécier cette parole -, je voudrais dire avec les mots les plus simples ce qui fait l’irréfragable originalité de cette anthropologie tout en lui conférant le prix le plus haut.

La première chose à faire est de donner au mot « âme » tel que nous l’emploierons, son sens étymologique qui au reste est son sens biblique. Ce mot, de la personne, désigne son mental, son psychisme, sa psyché. En ce sens tout être animé, tout être vivant a une âme. Et en premier lieu les animaux, dont le nom-même affirme clairement qu’ils ont une « anima », qu’ils ont une âme. Alors que celle-ci correspond à la part intérieure et donc invisible de l’être, le corps, lui, en représente la part extérieure, sensible, matérielle. Ceci étant, la seconde chose à bien apercevoir est que la civilisation occidentale a fait le choix, de comprendre l’être humain comme seulement fait d’un corps et d’une âme lui appartenant en propre, et totalement suffisants à le définir. Ce corps et cette âme sont conférés à l’homme au moment de sa naissance laquelle est considérée comme unique et ouvrant sur une  vie elle aussi unique. Tel est le cœur du dualisme anthropologique  occidental avalisé aussi bien par l’université que par le catéchisme.

Or donc, l’anthropologie du premier christianisme, celle qui se lit dans l’Evangile et plus largement dans le Nouveau Testament, celle-là dit tout le contraire. Et notamment que l’homme achevé, celui en qui l’espèce humaine se décline, ne connaît pas une naissance, mais deux. N’est pas tissé de deux composantes mais de trois. A savoir le corps et l’âme tels que définis plus haut, mais transfigurés par l’émergence d’une troisième composante, l’esprit. De même que le corps est ouverture sur le monde physique, l’âme sur le monde psychique, l’esprit est ouverture sur le monde spirituel. En actualisant son esprit, tout en restant le même être, l’homme change de nature. Simultanément il s’immortalise. L’esprit est en effet ce lieu en l’homme où celui-ci se divinise et où Dieu s’humanise. L’éveil de l’homme à son esprit, – à ceci près qu’il est n’est pas imposé, mais libre -, est très semblable aux métamorphoses animales. Par exemple celles qui transforment les chenilles en papillons. Cette métamorphose  accouche de l’être dans sa plénitude : c’est elle que l’anthropologie spirituelle, ou ternaire, considère comme une seconde naissance. Par celle-ci, l’homme se défait de sa phase « corps et âme », en laquelle son être véritable demeurait caché, pour se révéler dans sa phase « corps, âme, esprit » en laquelle il se manifeste dans l’éclat rayonnant de toute sa plénitude.

Voilà, ce résumé est certes extrêmement condensé, mais il va permettre de prendre la juste mesure du génie de Zundel et Berdiaev. En effet, en un temps où l’anthropologie ternaire originelle a quitté le devant de la scène occidentale depuis plus de mille ans (saint Augustin ne la comprend déjà plus), le prêtre suisse catholique et le philosophe russe orthodoxe ont su l’exhumer et lui redonner toutes ses lettres de noblesse. Ils ont su notamment, à la lumière d’intuitions providentielles, en identifier et expliquer les trois composantes fondamentales, celles que je nomme couramment les « trois fils d’or » de l’anthropologie chrétienne originelle. Ecoutons maintenant Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev nous parler de ces trois fils d’or. A la réflexion, je ne connais pas meilleure manière de sensibiliser à la signification ultime de la vocation spirituelle de l’homme.

Quant à la structure ternaire de l’être humain

Le corps, l’âme et l’esprit appartiennent respectivement aux trois ordres de réalité identifiés par Blaise Pascal ; celui du sensible, celui de l’intelligible et enfin celui de la charité, autrement dit du spirituel. Zundel connaissait bien cette doctrine dite des « Trois ordres de Pascal » et il lui accordait la plus grande valeur. A son sujet il écrivait : « Ces mots sont d’airain, ils ne passeront pas. » (HPH, p. 85).  Et, de fait, pour camper et interroger l’homme et l’univers le vieux maître suisse se référera avec prédilection au fameux ternaire, comme en témoignent éloquemment les extraits suivants qui tous dessinent clairement la vocation de l’être humain :

 « L’univers a trois dimensions d’être : la première tombe sous le sens, la seconde est accessible à l’intelligence qui nous conduit jusqu’au seuil de la troisième où seule la foi a ses entrées. Et cette structure, cette triple dimension de l’être, nous révèle aussi sa vocation (…) La vocation de l’homme, comme celle de l’univers, c’est d’exprimer Dieu » (Conférence donnée au Caire).

« Les créatures nous sont un écueil, non parce que nous les aimons trop, mais parce que nous ne les aimons pas assez. Si nous les aimions, plutôt que de les ramener à nous et de les resserrer (…) dans nos propres limites, nous voudrions qu’elles fussent, qu’elles atteignent leur plénitude (…). Et alors nous commencerions à les voir avec toute leur secrète profondeur, c’est-à-dire selon le schéma pascalien des Trois ordres, dans leur triple dimension : sensible, intelligible et mystique. » (A l’écoute du silence, p. 75).

 » L’homme est une fusée à trois étages : physiologique, psychologique, et personnel. Les deux premiers sont préfabriqués. Le troisième est une simple possibilité, une exigence, une aimantation, une polarité, une vocation. C’est à cet étage (le troisième) que se situent tout l’humain et tout le divin. Si on les cherche ailleurs on est sûr de ne pas les trouver. Ne vous étonnez pas que vos deux premiers étages soient ce mélange confus, incohérent, océanique, plein d’adhérences égocentriques, d’émotions larmoyantes et de tempêtes cosmiques. Nous en sommes tous là. Il faut prendre simplement conscience que ce n’est pas nous, que notre vrai moi nous attend au troisième étage : dans le dialogue avec la divine Pauvreté, et que c’est le Visage de l’Unique qu’il s’agit de sauver, en laissant tomber avec une lucide indifférence tout le bruit des étages inférieurs…  » (A l’écoute du silence, p.32)

« Si nous étions enfermés dans le déterminisme de notre naissance, il n’y aurait pas de problème puisqu’il n’y aurait pas d’homme. Nous allons employer une parabole: l’homme est une fusée à trois étages. Le premier étage est physiologique, le second psychologique et le troisième personnel. Les deux premiers sont donnés. Le troisième ne l’est pas: C’est une simple exigence, c’est un appel. C’est une vocation » (Le Caire, 3 avril 1965)

Voilà qui est limpide, n’est-ce pas ? Ecoutons maintenant comment le philosophe de Clamart s’exprime à ce sujet. Dans son magistral essai Le problème de l’homme (1936), il écrit :

« D’une immense importance pour l’anthropologie est la question de la relation de l’esprit avec l’âme et le corps. On peut parler de la constitution triadique de l’homme » (PH, p. 9).  Et encore : «  L’homme est fragmenté. Mais la personne est un être intégral esprit-âme-corps, dans lequel l’âme et le corps sont soumis à l’esprit » (PH, p. 10).

Dans De l’esclavage et de la liberté de l’homme (1939), nous lisons : « La personne représente un ensemble formé par l’esprit, l’âme et le corps, ensemble grâce auquel elle s’élève au dessus du déterminisme du monde de la nature. » (DEDL, p. 33).

Mais c’est dans ses deux grands livres sur l’esprit humain Esprit et Liberté (1929) et Esprit et Réalité (1943) que le philosophe russe livre le plus précieux de sa pensée relative à la constitution de l’être humain. Nous y lisons entre bien d’autres passages décisifs :

« Le premier point et le plus élémentaire qu’il faut établir pour connaître l’esprit, c’est la distinction de principe entre l’esprit et l’âme. L’âme est une réalité d’ordre naturel (…), mais l’esprit appartient à une autre réalité, à un plan différent. » (EL, p. 31)

« La relation entre Dieu et l’homme est une relation intérieure se dévoilant dans la vie spirituelle et non pas une relation extérieure se révélant dans le monde naturel. » (EL, p. 44)

« L’esprit signifie universalité et personne. Il représente l’élément divin en l’homme, mais il est inséparable de l’élément humain et agit conjointement avec celui-ci. C’est le mystère de la divino-humanité. » (ER, pp. 52,53).

Quant à la seconde naissance

Les thèmes de la structure ternaire de l’humain et celui de sa seconde naissance sont rigoureusement indissociables. Aucun des deux n’est intelligible sans référence à l’autre. Delà vient que Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev se sont tous les deux longuement attachés à scruter et expliquer aussi la seconde naissance. Notamment en la situant par rapport à la première naissance, la naissance charnelle. Voici sur ce sujet quelques remarques et explications lumineuses.

De Zundel, tout d’abord. Dans l’une de ses homélies, le grand prédicateur suisse s’adresse ainsi à son auditoire :

« Et vous avez découvert, ensuite, qu’il y a une double naissance : une naissance charnelle qui est de l’ordre de la nature et une naissance spirituelle qui est de l’ordre de la personne » (TPS, p. 359).

Selon Zundel, comme pour l’Ecriture, comme pour Irénée, cette naissance charnelle est par elle-même, de soi-même, de valeur nulle. Il écrit à ce sujet :

« La naissance charnelle n’est rien. Au point de vue humain, elle ne signifie rien, la vraie naissance est à venir, elle est en avant de nous » (ibid. p. 391)

Plus précisément encore, ainsi que nous l’avons vu, Zundel,  comme le christianisme ancien, affirme qu’en rester à cette naissance revient mécaniquement à se condamner à mort. Et il précise ainsi sa pensée : « Les vivants sont des morts, tant qu’ils n’ont pas surmonté les déterminismes que leur impose leur naissance charnelle » (L’homme existe-t-il ?, p. 232)

A Genève en octobre 1973, le vicaire d’Ouchy précise sa pensée en ces termes : « La première naissance pour nous n’est pas la naissance définitive. Elle n’est qu’une capacité, une capacité de devenir une personne, elle n’est qu’un pouvoir de nous immortaliser. Il faut que nous passions par la seconde naissance pour devenir vraiment nous-même et pour réaliser toute notre vocation. C’est cela qui est admirable. Justement, l’homme doit naître deux fois parce que la première fois, il naît passivement, sans l’avoir choisi : la vie lui est imposée. Il doit naître une seconde fois en le choisissant, en faisant de sa vie un don. C’est par-là qu’il entre dans l’immortalité, mais il y entre tout entier. »

Zundel souligne dans ces passages fondamentaux le lien non moins fondamental qui lie intimement la seconde naissance  à la mort et à l’immortalité. Nous allons bientôt y revenir. Mais écoutons avant comment Zundel comprenait la dialectique de l’humain et du divin dans la seconde naissance. Evoquant cette dernière à travers un exemple, il s’écrira au cours d’une conférence donnée à Genève en 1967 : « Tel est le cœur du Christianisme (…) Oui ! parce qu’ici nous avons tout ensemble la naissance de l’homme en Dieu et la naissance de Dieu en l’homme, indissolublement. » Lors de sa grande prédication de Carême au Vatican, en février 1972,  il reviendra sur cette simultanéité qui est une véritable synonymie, en ces mots : « Nous avons dans ce trait (…) comme une expérience de la naissance de l’homme en Dieu et de Dieu en l’homme. Ce qui revient à dire que la naissance de Dieu en l’homme est la condition de la naissance de l’homme à soi ».

Considérons  maintenant quelques unes des affirmations les plus fortes du vieux maître russe à propos de cette même seconde naissance. Dans Le sens de la création, premier ouvrage fondamental qui date de 1912, nous lisons textuellement ceci :

« La première naissance, en l’espèce, n’est pas la naissance authentique de l’homme. C’est seulement la deuxième en esprit, dont ont parlé les mystiques, qui constitue la naissance définitive » (SC, p. 254).

Et l’auteur d’ajouter que la première naissance ouvre seulement sur un chemin transitoire. Dans Esprit et Liberté, qui date de 1929, le philosophe russe précise sa pensée en ces termes :

« La première naissance est la naissance naturelle, (…), la naissance à la fois dans la division et la scission, dans la nécessité et la filiation générique. La seconde est la naissance spirituelle, (…), la naissance à la fois dans l’unité et la liberté, la victoire sur la nécessité matérielle et génétique, la naissance en Christ à une nouvelle vie. Dans la première naissance, tout est vécu extérieurement, dans la seconde, tout est vécu intérieurement et profondément (…). Le christianisme est la religion de la nouvelle naissance.» (EL, p. 50).

D’autre part, dans Le sens de la création que nous avons cité plus haut, le philosophe de Clamart écrivait, mettant ainsi en lumière la part de la dialectique de l’homme et de Dieu dans la seconde naissance :

« Le secret suprême de l’humanité c’est la naissance de Dieu dans l’homme. Mais le secret divin suprême c’est la naissance de l’homme en Dieu » (SC, p. 40). Et encore : « Dieu prend naissance dans l’homme et l’homme prend naissance en Dieu. Découvrir l’homme jusqu’au bout, signifie découvrir Dieu » (SC, p. 406).

Et le philosophe d’écrire, bien des années plus tard, dans Essai d’autobiographie spirituelle (1940), ces quatre phrases magnifiques :

« L’idée de Dieu est l’idée humaine la plus haute. L’idée de l’homme est l’idée divine la plus haute. L’homme attend la naissance de Dieu en lui. Dieu attend la naissance en lui de l’homme. » (EAS, p. 262).

La seconde naissance est à comprendre simultanément comme naissance de l’homme à lui-même, comme naissance de l’homme en Dieu et comme naissance de Dieu en l’homme. Indissociablement. Maurice Zundel, nous l’avons entendu, voyait et disait exactement la même chose.

Quant à l’immortalité

Une pierre d’angle de l’anthropologie chrétienne originelle est que l’âme humaine n’est pas par essence, par nature immortelle. En fait elle est, par nature, mortelle, c’est-à-dire vouée à disparaître à moins qu’elle  fasse librement le choix de ne pas mourir, le choix de devenir immortelle en naissant une seconde fois, c’est-à-dire en participant à la nature divine qui est immortelle. La mort dont il est ici question n’est pas la mort biologique qui est seulement partielle et qui laisse en vie, mais la seconde mort celle qui est totale et qui anéantit définitivement l’être. C’est là la doctrine de l’immortalité conditionnelle diamétralement opposée à celle de l’immortalité essentielle cautionnée par saint Augustin, verrouillée par saint Thomas d’Aquin et proclamée par quasiment toutes les églises, dont la catholique en première ligne. Or donc, le prêtre suisse et le philosophe russe ont tous les deux bien entendu cela et ils l’exposent remarquablement. Ecoutons Maurice Zundel tout d’abord.

« C’est pourquoi le vrai problème, encore une fois, n’est pas de savoir si nous serons vivants après la mort, mais bien si nous serons vivants avant la mort. Car il n’est pas question de réclamer l’immortalité pour notre biologie, prise comme telle, qui ne vaut pas plus que celle des punaises, ou des chacals. L’immortalité n’est pas une rallonge mise à notre vie biologique dans la crainte de crever. Ce n’est pas du tout cela. L’immortalité est une valeur, une dignité,  une vocation, une exigence : comme la personnalité et comme la liberté. C’est pourquoi nous sommes candidats à notre immortalité. Elle ne peut pas nous être donnée toute faite, pas plus que notre personnalité, pas plus que notre liberté » (« L’expérience de la mort », 1962, p. 20)

Dans son livre Le problème que nous sommes, il écrit : « Cette dignité, il faut constamment la reconstruire, comme la personnalité, comme la liberté, comme l’immortalité, c’est la même chose ! » (p. 253). Selon cette logique conditionnelle ou optionnelle, refuser de naître une seconde fois, refuser de naître à l’esprit revient dès l’instant de ce refus, si celui-ci est irréversible, à se condamner à mourir définitivement, non pas au moment de la première mort mais à la fin des temps, au jour du dit du « jugement dernier ». C’est parce que les hommes sont capables de ce choix funeste dès cette vie que Jésus a pu dire au disciple soucieux d’enterrer son père : « Laisse les morts enterrer les morts » (Lc 9,60). Ou encore s’adresser aux pharisiens en les traitants de « sépulcres blanchis » (Mt 23,27). Or, nous retrouvons de mêmes intonations chez Zundel :

« La plupart des vies malheureusement sont des cadavres d’humanité remorqués par les énergies physiques données à la naissance ! C’est-à-dire que la plupart des hommes sont portés par leur biologie, au lieu de la porter. Ils meurent avant de vivre. Et c’est précisément cela la vraie mort : celle qui se situe avant la mort dans cette identification passive avec la biologie » (L’expérience de la mort, p. 21).

Oui ! La mort véritable, la seconde, peut être scellée dès cette vie et là est le grand danger : « Aussi bien le grand danger, pour nous, ce n’est pas ce qui pourra se passer après la mort. Le grand danger est ce qui se passe avant la mort, avant la mort !… Car c’est avant la mort que nous risquons d’être morts, si nous refusons justement de faire de notre vie une création continuelle de grâce et de beauté » (Ton visage, ma lumière, p. 382).

Pas plus que l’Evangile, pas plus que Berdiaev, le vicaire d’Ouchy ne croit à l’enfer éternel, ce qui est dire à une vie éternelle en enfer. Le grand danger, le danger réel et vrai, c’est la mort éternelle. Mais sur ces vastes sujets, donnons maintenant la parole à Berdiaev lui-même. Pour lui aussi le refus de naître une seconde fois, le péché d’orgueil, ne mène pas à l’enfer éternel mais à l’anéantissement, pour lui aussi l’immortalité n’est pas une donnée imposée à l’homme. Elle lui est seulement proposée, elle est une tâche. Ecoutons.

Dans Esprit et Liberté (1929), le philosophe de Clamart écrit :

« C’est pourquoi l’orgueil spirituel de l’homme constitue la source originelle du péché et du mal et mène à l’anéantissement de son être. » (p. 209). Les deux citations qui suivent, extraites du même ouvrage, disent clairement comment le philosophe ami des chats conçoit l’immortalité :

« L’immortalité est une catégorie spirituelle et religieuse et non pas naturaliste et métaphysique. Elle n’est pas la propriété naturelle de l’homme, elle est l’acquisition de la vie spirituelle, la nouvelle naissance en esprit, naissance en Christ, source de vie éternelle » (p. 56)

« La liberté de l’esprit, comme l’immortalité, n’est pas un état naturel de l’homme, elle est une nouvelle naissance.  Sa source ne réside pas dans l’âme (…) mais dans l’esprit, dans l’acquisition de la vie spirituelle. » (p. 127)

Dans De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale (1931), ouvrage écrit quelques années plus tard, nous lisons : « La notion philosophique de l’immortalité naturelle de l’âme, déduite de sa substantialité, est stérile, en ce qu’elle néglige le fait même de la mort. (…) Le spiritualisme scolaire n’est pas une solution au problème de la mort et de l’immortalité, c’est une spéculation de cabinet de travail, éminemment abstraite et non-vitale » (p. 330).

Et sur le sujet de l’enfer Berdiaev n’est pas moins catégorique. Il écrit par exemple dans Vérité et révélation : « L’idée des supplices éternels de l’enfer est l’une des créations les plus atroces et les plus morbides (…)  Une religion de l’esprit doit se purifier complètement de pareils éléments » (p.144). Dans le même ouvrage il écrit aussi : « Mais l’ontologie que l’on a tenté de donner à l’enfer est impossible et inadmissible. C’est l’une des constructions les plus choquantes, les plus hideuses de l’humanité » (p. 148). Tel est l’existentialisme de Berdiaev : sa sensibilité le renseigne sur le vrai. Mais non seulement, car pour lui l’enfer est aussi une aberration conceptuelle, une injure à l’intelligence. En bref, un parfait non-sens qu’il expose ainsi dans De la destination de l’homme  (p. 346) :

« L’« enfer éternel » est une conjonction de mots vicieuse et contradictoire, l’enfer étant précisément une négation de l’éternité, une impossibilité d’y accéder et d’y communier. Il ne peut exister aucune éternité infernale, il ne peut exister qu’une éternité divine. »

C’est à juste titre qu’O. Clément a pu écrire (op.cit., p. 240) que les pages de Berdiaev sur l’enfer sont parmi les plus belles qu’il a écrites.  Mais voici qu’il est temps pour nous de tirer, dans un dernier chapitre de cet exposé, la morale de ces enseignements extraordinaires qui nul n’a jamais su exposer avec tant de force et d’intelligence que Maurice Zundel et Nicolas Berdiaev.

IV – En ces termes, quelle spiritualité pour notre temps ?

Vous avez tous en mémoire le titre inaugural de ce colloque : « Quelle spiritualité pour demain selon Nicolas Berdiaev ? »  Question cruciale en ces temps tragiques, lesquels après avoir proclamé « la mort de Dieu », travaillent maintenant, – en détruisant systématiquement tous les repères nécessaires à construire notre humanité et notre identité -,  travaillent maintenant avec une efficacité redoutable à cette « mort de l’homme » annoncée (et promue) depuis plus de cinquante ans par Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault et d’autres encore.  En fin de cette conférence, je propose de tenter de répondre à cette question inaugurale en deux temps. Tout d’abord,  en examinant avec attention comment Nicolas Berdiaev, et bien sûr Maurice Zundel, puisque sur ce sujet leur pensée est une, définissent la spiritualité. Compte tenu des connaissances acquises au fil des réflexions précédentes, le sens des définitions données par ces Maîtres apparaîtra immédiatement. Enfin, nous nous attacherons à tirer de ce qui précède un enseignement utile tout à la fois, car c’est une même chose, à l’avénement de notre humanité véritable et au  « réenchantement » du monde.

Dans Emerveillement et pauvreté, le vieux maître suisse propose cette définition de la spiritualité dont l’un des mérites majeurs est de situer celle-ci dans la perspective des deux naissances qui est la seule où elle prend tout son sens. Zundel écrit :

« L’homme se définit à partir de ce qu’il ne tient pas de sa naissance. Il doit créer lui-même tout ce qui fait de lui un homme. La spiritualité se définit, se constate, s’expérimente à partir du moment où nous découvrons que nous ne pouvons pas en rester  à l’état que  nous tenons de notre première naissance, mais que nous avons à passer par la nouvelle naissance dont parlait Jésus à Nicodème »

Un autre mérite de cette compréhension de la spiritualité est de noter qu’elle exige une « prise de conscience » : à savoir que je ne peux en rester en cet état de formatage où je ne suis pour l’essentiel que le produit de mon hérédité et de mon milieu. Il y a en moi une vérité plus grande que moi. Mais elle est voilée et mon désir le plus précieux doit être de la découvrir. Souvent ce désir qui, au début, ne possède pas les mots pour se dire, se manifeste par une soif nostalgique d’absolu et d’amour. Sans ce désir préalable, dont l’accomplissement passe par la seconde naissance, il n’y a pas de spiritualité.

D’autre part, selon certains, cette définition de Zundel n’aurait  de sens que pour un chrétien et elle trouverait là sa limite. Mais c’est là une erreur. Ce que montre le fait de Michel Foucault donnant, dans son maître ouvrage L’herméneutique du sujet, une définition qui s’avère tout à fait analogue à celle de Zundel dès lors que l’on sait que la seconde naissance est faite de « transformations nécessaires » de la personne et que l’on a en mémoire la magistrale parole du Christ dévoilant qu’il est « la Vérité » (Jn 14,6). La définition foucaldienne de la spiritualité dit ainsi qu’elle « consiste dans la recherche, la pratique, l’expérience par les quelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité ». Excellente définition de la spiritualité, sans nul doute. De plus en grand accord avec celle de Maurice Zundel ce qui la valorise encore, du moins à nos yeux.

Mais considérons maintenant la spiritualité telle que le philosophe orthodoxe russe s’est attaché à la montrer dans les deux grands chapitres qu’il lui a consacrés. L’un se trouve dans Dialectique existentielle de l’humain et du divin (1947), l’autre dans Esprit et réalité (1943). Pour bien saisir la juste portée de la définition de la spiritualité donnée par Berdiaev, il convient de garder en mémoire quelques affirmations qu’il ne se fait faute de rappeler dans le contexte immédiat. Dont celles-ci : « l’esprit est liberté » (DEDL, p.160), « la liberté vient de l’esprit » (p. 161), « L’esprit n’est pas seulement liberté, mais il est aussi sens », (p.161), « La spiritualité suprême est l’extinction définitive de l’objectivité. Le règne de l’esprit est le règne intérieur de la subjectivité, le règne de la liberté et de l’amour qui ignore l’extériorité » (ER, p.237), « Si Dieu n’existe pas, je suis l’esclave du monde » (DEDL, p. 169). Nous nous souvenons, en effet, que pour le philosophe russe, « Dieu est liberté, il est le libérateur » (DEDL, p. 90).  Toutes considérations qui ouvrent sur la vaste et profonde signification de la brève définition que voici : « La spiritualité est un état dans lequel l’humain et le divin se trouve unis » (DEDL, p. 163). Définition dont on lit le pendant dans Esprit et liberté (p.55) sous la forme : « L’esprit est précisément le lieu de rencontre de la nature divine et de la nature humaine. (…). Il n’existe pas de vie spirituelle sans Dieu, avec la seule nature humaine. » Parole catégorique, mais qui, venant d’un tel Maître demande toute attention. Vladimir Soloviev, pour qui Berdiaev nourrissait une si grande estime, disait exactement la même chose, affirmant pour sa part qu’il est impossible à l’homme de se spiritualiser lui-même. Cela, disait-il, « reviendrait à vouloir se soulever par les cheveux » (Le sens de l’amour, 1985, p. 161).

Nous nous posions la question « Quelle spiritualité pour demain ? » Or, voici que nous connaissons les réponses données par Maurice Zundel, dont la mystique est aussi claire et décisive que celle de Maître Eckhart, et par Nicolas Berdiaev, le plus éminent philosophe de « l’Age d’argent », – période d’intense activité intellectuelle et artistique de la culture russe -, philosophe dont je rappelle que la pensée sur l’homme a été saluée par l’élite de son temps comme « l’une des plus profondes du XXe siècle » ! Ainsi ne pourrions-nous être en plus haute compagnie. Honneur qui certes oblige. En l’occurrence, me semble-t-il, à résumer leurs enseignements d’anthropologie spirituelle sous une forme efficace qui puisse immédiatement aider chacun d’entre nous à cheminer vers lui-même et œuvrer ainsi utilement à la transfiguration de l’univers. Telle est, en effet, une exigence fondamentale de ce  « réalisme mystique » également prôné par Nicolas Berdiaev et Maurice Zundel. Pour terminer, et en vue de collaborer à un tel résumé, je mettrai volontiers en valeur trois leçons existentielles que je dois à la fréquentation régulière de ces maîtres.

Une est d’accorder, dans ma quête d’une meilleure connaissance de l’homme et du monde, de la vie et de la mort, de la beauté et de la vérité, – je pourrais aussi bien dire dans ma quête du sens des êtres et des choses -, d’accorder une attention toujours plus vive et une importance toujours plus grande à ce que m’en dit mon intériorité profonde, mon intuition, mon inspiration. A ce que m’en disent non pas seulement ma raison et mon intellect, et leur cortège de savoirs et d’arguments, certes tous « intérieurs » mais qui viennent des autres, de l’extérieur, mais mon intuition en ce qu’elle a de plus immédiat, de plus subjectif, de plus personnel. Autrefois, je percevais et comprenais le monde et ma vie, comme on me l’avait appris, c’est-à-dire de manière essentiellement psychologique et cérébrale, à travers une pellicule tissée de notions, de concepts et de raisonnements, mais aussi de sentiments, d’émotions, de désirs objectivement validés et valorisés par la collectivité, par la société. Ainsi que le disait Bergson, je ne voyais plus les choses, mais les étiquettes  posées sur les choses. Ce faisant, concevant et vivant les choses comme placées à l’extérieur de  cette pellicule et moi-même comme situé à l’intérieur, je me coupais du monde. Autrement dit, dans le vocabulaire du prêtre suisse et du philosophe russe : « j’extériorisais », « j’objectivais », « je chosifiais » « je vitrifiais » et le monde et moi-même. Et j’ai manqué en crever. Mais, aujourd’hui, il en va différemment. Je prends deux exemples.

Jusqu’à ce que je découvre l’œuvre zundelienne, ma conversion au Christ demeurait singulièrement entravée par un catéchisme et une théologie catholique ne répugnant pas à laisser entendre, sans autre état d’âme, que le Dieu vétérotestamentaire qui massacre les premiers-nés d’Egypte (Ex 11,5), qui demande à Josué d’exterminer par le glaive les hommes, femmes, enfants, vieillards  et animaux de Jéricho (Jos 6, 21), qui incite le prophète Elie à égorger de ses propres mains les prêtres de Baal (1 Rs 18, 40), celui-là qui est supplié par le Psalmiste  de fracasser le crâne de petits enfants contre le roc (Ps 137,8), …, bref, que ce Dieu d’épouvante et celui révélé et annoncé par Jésus-Christ est un seul et même Dieu. Que ce Dieu de cauchemar et celui dont j’avais instinctivement l’intuition bienheureuse devaient finir par se retrouver et se marier en une seule et même admirable entité. Chose pour moi inconcevable, irrecevable et anxiogène. Jusqu’au jour où j’ai lu sous la plume de Zundel que Jésus-Christ nous avait « débarrassés de Dieu ! » Plus précisément que le Dieu unique et Trinitaire du Nouveau Testament nous avait débarrassé du Dieu unique et solitaire de l’Ancien.  A l’instant même où pour la première fois j’ai lu cette phrase, de manière réflexe mes poumons ont pris d’eux-mêmes une immense inspiration, j’ai senti mon regard devenir plus clair et en moi comme l’envol d’un nouvel être ! D’un être enfin libéré du carcan de l’épistémologie collective et enfin fondé à croire en lui-même et à penser par lui-même. J’aurais pu pleurer de joie.

Deuxième exemple. Depuis l’école primaire la « bien-pensance » matérialiste m’a enseigné à comprendre et vivre par exemple l’amour, la beauté, la vérité, l’esprit, le silence,… comme des notions générales s’illustrant sous forme de qualités, d’attributs observables ou non dans des entités particulières. Ainsi une fleur est belle ou non, une affirmation vraie (ou fausse), une mère aimante ou non, un oiseau silencieux ou non, un prédicateur spirituel ou pas, …Bref, j’étais formaté pour connaître ces choses ainsi, c’est-à-dire seulement comme des données abstraites, donc mortes. Nul ne m’avait averti que la beauté, la vérité, l’amour, etc… sont aussi en eux-mêmes, et de manière tout à fait concrète, des êtres vivants, des êtres communiquants,  des êtres informants. Alors  l’essentiel n’est plus tant la jonquille ou la cétoine dorée, le chat ou la lune, n’est plus tant ce qui est beau, mais la beauté qui se donne et qui parle à travers la jonquille, la cétoine, le chat ou la lune. Ce ne sont plus telles propositions, telles personnes  ou telles choses qui sont vraies, mais la vérité qui se donne et parle à travers elles. C’est justement dans cette perspective, grâce à une telle écoute, que le vieux Maître suisse a pu écrire : « Le silence est quelqu’un ». Notation abyssale d’un homme libéré qui, en la formulant, contribue à libérer les hommes. Précisément en leurs montrant le plus court chemin de leur libération, de leur seconde naissance. Passer de la connaissance notionnelle et objective à cette connaissance existentielle et subjective (subjective en ce qu’elle authentifie l’expérience du sujet) tel est le chemin de la metanoïa chrétienne. Qui comprend cela ne contemple plus la danse des arbres dans le vent du soir, la joie qui pétille dans les yeux du chien aussi bien que dans sa queue qui frétille, la beauté indicible d’un soleil tombant dans la mer, qui comprend cela ne voit plus cela avec les mêmes yeux. Ce ne sont plus les mêmes yeux, car ce sont maintenant ceux d’un vivant.

J’évoquais trois leçons existentielles. La seconde est celle-ci, à savoir une compréhension bien plus fine, mais aussi bien plus exigeante et je dirais même « tragique », de la nouvelle naissance signifiée pour les chrétiens par le rituel du baptême. Comment dire ceci, qui est très simple, et cependant très difficile à bien expliquer ? Au vrai il s’agit de la portée ontologique de la seconde naissance. Je veux dire qu’elle modifie en réalité, de manière concrète et effective l’essence de l’être. Très exactement comme les métamorphoses animales donnent l’existence à l’être qui définit l’espèce à laquelle il appartient. Avant leurs métamorphoses les grenouilles et les salamandres, les libellules et les papillons n’existent pas en tant qu’êtres représentatifs de leurs espèces. Ils ne sont que des larves, que des possibilités d’êtres. Ce que Berdiaev et Zundel expliquent à merveille : avant notre seconde naissance, nous ne sommes pas des humains, nous ne sommes pas des hommes, nous sommes seulement candidats à notre humanité. Et si nous refusons cette bien heureuse transfiguration, alors nous ne sommes rien dans le mesure où ce refus condamne, à l’échelle de l’éternité à être finalement anéanti, c’est-à-dire à devenir rien.  Donc, en notre état actuel, peu ou prou, nous ne sommes rien. Nous n’avons pas l’habitude de nous considérer ainsi. La leçon est dure à entendre, mais il faut l’entendre. Mais il faut aussi bien entendre la nouvelle naissance et ne pas s’en faire une idée fausse. Tout d’abord elle n’est en aucun cas un évènement ponctuel ayant un avant et un après. Certes elle a un avant, mais pas d’après. Elle est un processus progressif (pas forcément linéaire) et infini. Comme disait Zundel : jamais derrière, toujours devant. En sorte que lorsque l’anthropologie chrétienne originelle dit d’un homme qu’il est « esprit », qu’il est « spirituel » ou « accompli » elle ne dit pas qu’il est né une nouvelle fois, mais seulement qu’il a fait le bon choix et qu’en conséquence il est maintenant sur le chemin de sa naissance à lui-même, sur le chemin de son accomplissement. Et nous avons compris qu’il ne peut y accéder qu’à la suite d’un choix libre car notre être, notre personne ne se dessine ou s’efface que dans nos actes libres. Sur ce point, comme sur tant d’autres, le philosophe de Clamart et le prédicateur suisse voient la même chose et ils sont catégoriques. Cette exigence absolue de liberté, nous le comprenons, fait que la nouvelle naissance n’est pas une naissance identique à la première, ni une métamorphose identique à celle des animaux. Mais il y a plus encore et là est certainement le point le plus délicat.

Nous chrétiens avons tendance à nous approprier le Christ, à le réduire au personnage qui marchait sur les routes de Palestine au début de notre ère. Nous avons tendance à l’enfermer dans les paroles qu’il formula alors. Et par suite nous avons tendance à comprendre la seconde naissance, évènement prodigieux et si essentiellement essentiel, sous le jour d’un choix libre fait devant ce Christ-là. Mais c’est là une compréhension provinciale et scolaire dont il faut se débarrasser très vite puisqu’elle prive Dieu de son être même qui est amour. Que dire en effet d’un Dieu qui n’offrirait le salut qu’à ses seules créatures dont le hasard a fait qu’elles aient pu le connaître et avec suffisamment d’intelligence dans sa version historique ? Et qui par suite destinerait toutes les autres à être finalement anéanties, voire à aller en enfer ? Cela ne se peut, et cela n’est pas.  Ce que confirme par exemple la parole de Jésus à Thomas disant au sujet de lui-même : « Je suis le Chemin et la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). Et disant cela il énonce un fait aussi objectif, irréfutable et de portée aussi universelle que l’équation de l’eau révélant qu’elle est faite d’hydrogène et d’oxygène dans la proportion de deux pour un.

En sorte que les choix libres inaugurant ou empêchant la seconde naissance acquièrent une toute nouvelle consistance. Ils se proposeraient en fait à tous les êtres humains et tout au long de leur vie. Car  le « Chemin », la « Vérité » et la « Vie » évoqués par le Christ ne peuvent être autres que le chemin de nôtre accomplissement, la vérité qu’incarne notre être accompli et la vie libre, totale, absolue et immortelle dont il bénéficie. Or donc, cet être existe en chacun de nous  comme l’amandier existe dans l’amande, le papillon dans la chenille. Et cet être en chacun n’est pas inactif, il appelle. Appel urgent et angoissé, appel tragique car c’est pour lui une question de vie ou de mort. Appel tragique car, que nous le voulions ou non, que nous en soyons conscients ou non, chaque jour, chacun de nos actes libres  lui répond en lui disant oui, ou en lui disant non. Et ceci n’a en définitive rien à voir avec les croyances, ni plus largement avec les religions.

Et nous voici devant la troisième et dernière leçon existentielle annoncée ci-dessus. Compte tenu du point de méditation où nous sommes parvenus, elle sera facile à exposer. Nous étions arrivés à considérer la seconde naissance, l’éveil à l’esprit et donc l’esprit comme des réalités, ou des virtualités, foncièrement humaines, donc « trans-religieuses » ou « areligieuses », et dont  l’actualisation relèverait donc plus de la biologie ou de la psychologie que de la théologie. Or, c’est exactement là ce qu’affirment les courants aujourd’hui si influents dits de « spiritualité laïque », de « spiritualité athée » ou de « spiritualité sans Dieu ». Courants promus et défendus bec et ongles par des têtes de gondole aussi médiatiques, et certaines aussi coriaces et retorses, que celles de Michel Onfray, André Comte-Sponville, ou encore Luc Ferry. Qu’est-ce à dire ? Que peut dire sur ce sujet l’être humain qui s’est avancé, ne serait-ce que de quelques centièmes de millièmes de millimètres, sur la voie de la libération de son imago ? Je veux dire sur la voie de la libération de l’être dont, du fait de sa nature, du fait de son appartenance à l’espèce humaine, il porte la possibilité inscrite depuis sa première naissance sur la paume de ses mains ? Telle est la question dont je me permets de souligner l’importance absolument cruciale tant sont nombreux aujourd’hui les jeunes qui, en raison de leur manque de connaissance, de repères et d’expérience, se laissent séduire par les perspectives frelatées de la spiritualité prédigérée et promotionnée par les médias. Telle est la question. Mais si nous nous fions aux Maîtres que nous nous sommes donnés pour aujourd’hui, alors telle est la réponse. Et elle est catégorique, définitive, irréfragable, irrécusable, absolue. Elle est, je reprends  ici les mots mêmes de Nicolas Berdiaev : « Il n’existe pas de vie spirituelle sans Dieu, avec la seule nature humaine » (EL p. 53). Ou encore ceux de Soloviev laissant entendre plaisamment que la spiritualité sans Dieu est comme un homme voulant se soulever au-dessus du sol en tirant sur ses cheveux ! Bien sûr, le Dieu ici en question n’est pas le « Dieu-pharaon », ou le « Despote assyrien » vomi tant par le vieux Maître suisse que le vieux Maître russe. Il est Celui que leurs expériences intérieures sans cesse vérifiées par l’Evangile leur ont révélé progressivement sous le jour d’une Présence vivante, certes encore voilée, mais infiniment innocente, créatrice et libre, d’une Présence intelligente infiniment humble mais aussi infiniment transcendante et aimant l’homme infiniment jusqu’à lui permettre, s’il le veut, de devenir Cela-même qu’Il est. C’est sans ce Dieu-là « et avec la seule nature humaine », pour reprendre le vocabulaire de Berdiaev, que la spiritualité n’existe pas. La spiritualité vraie est en toute rigueur de termes une histoire d’amour. Or on ne fait pas l’amour tout seul. Pour cela il faut être deux. Ou alors cela porte un autre nom.

Sigles utilisée pour les écrits de Nicolas Berdiaev :

(SC)        Le sens de la création, 1976                                      (EL)        Esprit et Liberté, 1984                                                              (EAS)     Essai d’autobiographie spirituelle, 1979                  (PH)        Le problème de l’homme, 1936                                          (ER)        Esprit et réalité, 1943                                               (DEDL)  De l’esclavage et de la liberté de l’homme, 1963   (VR)       Vérité et révélation, 1954

Sigles utilisés pour les ouvrages de Maurice Zundel :

(HPH) L’homme passe l’homme, 1948

(PQS) Pour toi qui suis-je ? 2003

(It) Itinéraire, 1947

(TPS) Ta parole comme une source, 1987

Conférence sur la personne et l’avènement de la divino-humanité chez Nicolas Berdiaev par P. Philippe Dautais

Introduction 

L’axe de mon propos sera autour de cette question : pourquoi le thème de la personne est-il si essentiel aujourd’hui ?

Ce thème est au centre de la pensée visionnaire de Berdiaev p 60. Pour lui, « La personne est une catégorie axiologique » De l’esclavage p 31. « L’homme est une énigme (De l’esclavage p 27), non comme produit et partie de la nature et de la société mais comme existence personnelle. Le monde entier n’est rien à côté de la personne humaine, à côté de ce qu’il y a d’unique dans un visage humain » p 60. De l’esclavage

Le primat de la personne sur la société et la politique a été défendu dans la revue Esprit au début des années 1930. Revue fondée par Emmanuel Mounier à laquelle a collaboré Nicolas Berdiaev qui en est devenu l’un des inspirateurs. Berdiaev trouve en occident la possibilité d’exprimer le meilleur de la tradition orthodoxe russe dans un contexte culturel favorable.

D’une part, il va s’inscrire dans la continuité du mouvement personnaliste qui affirme la liberté de la personne, considère à la suite d’Emmanuel Kant la personne comme fin et non comme moyen, fait la distinction jusqu’à les opposer entre individu et personne dans l’héritage de Charles Péguy et voit dans la personne  une capacité de transcendance au monde, une réalité « acosmique » selon Blaise Pascal, capable d’englober l’univers et de le comprendre.

D’autre part, reprenant toutes ces notions, il saura les éclairer et les préciser par sa connaissance théologique, puis développer d’une manière magistrale toute la dynamique de la divino-humanité dans la dialectique de l’Esprit et de la liberté. Il s’appliquera à faire surgir le visage divin de l’homme, rappelant le caractère irréductible de la personne à la nature et par voie de conséquence sa capacité de transcendance et de liberté. Pour Berdiaev, la vocation de chaque être humain est de devenir un être de communion, affranchi de tout égocentrisme, de tout enfermement idolâtrique et de tout esclavage.

Il convient maintenant de déployer cette vision révolutionnaire de l’être humain, autant que faire se peut, m’excusant par avance de ne pouvoir qu’effleurer la profondeur de la pensée de Nicolas Berdiaev.

Pour cela, je vous propose   7   chapitres principaux :

1 – Distinction personne – individu

2 – Interrogation anthropologique : qu’est-ce que l’homme ou plutôt qui est l’être humain ?

3 – L’interrogation sur le rapport de l’homme à la nature entre déterminisme et liberté. 4 – 4 – Devenir une personne. L’accès au je, devenir sujet

5 – Le mystère du visage et le respect de la dignité de chaque être humain

6 – La personne est un être de communion

7- L’interrogation sur l’avenir de l’humanité entre vision matérialiste et vision spirituelle. La négation de la personne par l’idéologie trans-humaniste.  La résonance avec la vision quantique de la matière  émergence du sujet, principe d’information et  états quantiques.

1 – Personne/individu  passage du moi existentiel et conditionné au moi profond

Théologiquement la personne a un tout autre sens que dans l’usage commun selon lequel elle se confond avec l’individualité. Berdiaev, en accord avec la pensée personnaliste, fait nettement la distinction entre l’individu et la personne. Cette distinction permet de différencier la dimension naturelle et la dimension spirituelle de l’être humain. Pour lui, l’individu est l’homme naturel, il fait nombre avec ses semblables. La personne est spirituelle, elle est l’homme en tant qu’il est appelé d’une manière unique par Dieu unique. Par cela, chaque personne est irréductible aux autres et possède un mode propre de relation, une façon unique d’être tourné vers l’autre. Voici comment il situe l’individu et la personne :

« L’individu, atomos, partie indivisible de la nature, est une catégorie sociologique et biologique qui appartient entièrement à la nature. Il est une partie du tout naturel et se détache par opposition, délimitation et isolement. « L’individu se rattache par des liens étroits au monde matériel, il est le produit d’un processus génétique. L’individu naît de ses parents, il a une origine biologique, il est déterminé par l’hérédité aussi bien génétique que sociale. Il n’y a pas d’individu sans espèce, comme il n’y a pas d’espèce sans individus» p49.

« L’individu vit préoccupé de lui-même. Selon Péguy, il est le bourgeois que chacun porte en lui. Il se tire des difficultés par le conformisme, par l’adaptation » p 48.

« La personne n’est pas une catégorie de la nature, elle est une catégorie spirituelle…

« Elle est tout le contraire de l’auto affirmation égoïste. » L’égo est le fruit d’une  détermination par le monde  p58. « L’égocentrisme est le péché originel de l’homme, il est au pouvoir de l’objectivation, de la chosification du monde p170. « L’homme le plus socialisé, le plus civilisé peut être un homme impersonnel, un esclave sans s’en rendre compte »  p 35. « L’homme est soumis à une socialisation forcée, alors que la personne humaine ne connaît que les rapports libres, la communion libre, la vie communautaire fondée sur la liberté et l’amour » p61.

« En un certain sens, la religion est en général sociale, elle forme un lien social. Mais ce caractère social de la religion a pour effet une déformation de l’esprit : il subordonne l’infini au fini, transforme le relatif en absolu, détourne des sources de la révélation, de l’expérience spirituelle vivante  » p 61. « L’homme n’est une personne que pour autant qu’il a réussi à triompher de la détermination du groupe social, y compris religieux.

« L’égocentrisme détruit la personne » p 55 et 57.

 La personne n’est pas un produit du processus génétique et cosmique, elle ne naît pas d’un père et d’une mère : elle émane de Dieu, elle vient d’un autre monde. Elle montre que l’homme est le point d’intersection de 2 mondes, qu’une lutte se livre en lui entre l’esprit et la nature, entre la liberté et la nécessité, entre l’indépendance et la dépendance. » p47

La pensée de Berdiaev, sa vision spirituelle de l’homme sont synthétisées dans cette affirmation : « La personne se réalise dans la liberté. Elle est en tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre ». C’est là le combat de toute sa vie. La liberté est la possibilité d’être soi-même au cœur de ce monde. Etre soi-même, c’est recouvrer sa réalité originelle qui est fondée en Dieu. « La personne vient de Dieu » p 47. « Elle exprime ainsi la possibilité d’une victoire sur le déterminisme du monde », sur les conditionnements socio culturels p 48. « Seule la personne possède une unité et une intégrité intérieures » p49. C’est la personne qui fait la dignité de l’homme.

La personne dit l’être unique de chacun. Les individus sont anonymes, ils font nombre les uns avec les autres, ils ne cessent de se comparer et de se juger. La personne n’a pas à se justifier, elle ne dépend pas du regard d’autrui, elle est.

La planète compte sept milliards d’individus mais chacun est marqué par un génome unique, a un visage unique, une manière unique d’exprimer la vie, chacun est appelé d’une manière unique par Dieu unique. Chacun est une personne unique donc irremplaçable et incomparable. Par son appel, Dieu nomme chacun dès le sein de sa mère, et configure ainsi les éléments communs de la nature d’une manière unique. Cette identité spirituelle est inscrite dans notre biologie et marque chacun d’une singularité non réductible aux autres.

« Avec chaque homme, vient au monde quelque chose de nouveau, qui n’a pas encore existé, quelque chose d’initial et d’unique… Dans chaque être, il est un trésor qui ne se trouve en aucun autre » disait Martin Buber, le chemin de l’homme p19.

Chacun est ainsi porteur d’un destin unique et est détenteur d’une responsabilité personnelle par rapport à toute l’humanité et même à tout le cosmos. En ce sens, « chacun doit trouver le chemin de l’accomplissement de la tâche particulière à laquelle Dieu l’a destiné » dit Berdiaev.

Si l’individu est un fragment de l’humanité, du cosmos, « La personne, quant à elle, est une présence absolument unique qui englobe l’humanité, qui lui donne une couleur particulière : elle transcende tout, l’histoire, le cosmos » (Mémoires d’espérance, O. Clément p27).

« Tous les mystiques nous enseignent la nouvelle naissance spirituelle. La première est la naissance naturelle, dans la postérité du premier Adam, ancêtre de l’humanité naturelle qui est inscrite dans la nécessité et la filiation générique. La seconde est la naissance spirituelle, dans la génération du nouvel Adam, chef de l’humanité spirituelle, la naissance à la fois dans l’unité et dans la liberté ; elle est la victoire sur la nécessité matérielle et générique, la naissance en Christ à une nouvelle vie. Dans la première naissance tout est vécu extérieurement, dans la nouvelle naissance, tout est vécu intérieurement et profondément » Ibid p 50. La 2e naissance est la naissance en Dieu.

Le christianisme est la religion de la nouvelle naissance selon l’enseignement du Christ à Nicodème : « il faut que vous naissiez de nouveau ». Cette nouvelle naissance est celle de la personne qui  se dépouille de toutes les servitudes de l’individu. « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit ». Passage de l’égo à l’être, de l’esclavage à la liberté, de l’homme selon le monde aveuglé par les passions, à l’homme en Dieu pneumatisé par le Souffle de l’Esprit. « L’heure vient et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père dans le Souffle et la vérité » dit Jésus à la femme samaritaine. A la racine de cette dynamique est l’image de Dieu.

2 – Interrogation anthropologique : qu’est-ce que l’homme ou plutôt qui est l’être humain ?

L’homme créé à l’image de Dieu

Pour Berdiaev, en accord avec la tradition orthodoxe, le fondement de l’anthropologie est l’homme créé à l’image de Dieu. La personne humaine est, de ce fait, un être théo-andrique déclare Berdiaev, (De l’esclavage à la liberté de l’homme p 59) car il existe dans l’homme un élément divin : « l’image de Dieu », il est ainsi à l’intersection de deux mondes, il contient pour ainsi dire deux natures. Il ajoute, c’est seulement grâce à l’image de Dieu qu’il peut devenir pleinement homme et atteindre la théosis. La personne n’est une personne humaine que pour autant qu’elle est en même temps divino-humaine Ibid p 58.

« Parler de l’humano-divinité, c’est parler de la religion à laquelle je me suis converti » affirme Berdiaev dans son autobiographie (Ed Buchet Chastel p 223), pour souligner que toute son anthropologie et sa théologie sont fondées sur l’Adam créé à l’image de Dieu.

Dans la Bible, c’est la première chose qui soit dite sur Adam.  Il est donc clair que là se situe sa dimension la plus originelle.

Avant tout, l’homme est créé à l’image de Dieu, il est le reflet de la beauté divine, avant tout, il est une merveille de Dieu. Dans son être profond sont inscrites les qualités divines dont l’amour est la synthèse. C’est donc l’amour qui est originel et non le péché. C’est la liberté qui est originelle et non l’aliénation, c’est la joie qui est originelle et non l’amertume, c’est la santé qui est originelle et non la maladie. Berdiaev s’indignait de ce que la théologie officielle était obsédée par le péché et dénonçait les bavardages sur Dieu. Il magnifiait au contraire l’homme créé à l’image de Dieu qui implique une étroite parenté entre Dieu et l’homme dans la perspective chalcédonienne de la divino-humanité. Dieu avec l’homme et l’homme avec Dieu.

Il invitait à se laisser inspirer par l’image plutôt que d’être obsédé par le péché.

Le philosophe russe remarque : « Le christianisme exalte l’homme, voit en lui l’image de Dieu, le déclare porteur d’un principe spirituel qui l’élève au dessus du monde naturel et social et lui attribue une liberté spirituelle qui le rend indépendant de l’empire de César. C’est seulement sur cette base chrétienne qu’il est possible d’asseoir la théorie de la personne (De l’esclavage à la liberté p38).

 Le triomphe du  principe spirituel signifie, non la soumission de l’homme à l’univers, mais la révélation de l’Univers dans la personne » (De l’esclavage à la liberté de l’homme par Nicolas Berdiaev p39).

Ainsi, l’homme créé à l’image de Dieu est porteur de sa propre liberté « car le divin est transcendant à l’homme et en même temps, le divin est mystérieusement uni à l’homme. C’est cela et cela seul qui rend possible l’apparition dans le monde de la personne non asservie au monde » Berdiaev (esclavage et liberté p 48). L’image de Dieu en l’homme est fondement de sa liberté. Elle échappe à tout conditionnement et à tous les déterminismes cosmiques et génétiques, elle n’est pas de ce monde. Par elle, nous avons la possibilité de nous libérer de toute emprise cosmique, génétique et socio-culturelle, d’orienter notre destin selon notre liberté et d’acquérir un ascendant sur les éléments de la nature. La vocation de l’être humain est d’assumer pleinement cette liberté par une dynamique de croissance spirituelle. « La personne est une création continue ». Berdiaev notait : « Dieu est une liberté réalisée, l’homme est une liberté en voie de réalisation, en voie d’accomplissement ».

Les Pères de l’Eglise se sont demandé s’il est possible de distinguer, dans l’homme, l’élément divin?  Grégoire de Nysse (4e S) répond clairement à cette question, en partant de ce qui est attesté communément dans l’expérience chrétienne : « c’est l’esprit (noûs) qui fait de l’homme l’image de Dieu. Car l’esprit est la liberté de l’homme ». Il nomme ici une dimension héritée de la philosophie grecque, à savoir le « noûs » qui traduit la notion hébraïque du cœur, non au sens du cœur organe mais du cœur profond qu’Olivier Clément a appelé : cœur-esprit. Nous retrouvons cette référence au « noûs » dans la plupart des ouvrages sur la tradition hésychaste.

Il reste à préciser que l’image de Dieu ne concerne pas seulement l’esprit. Saint Irénée de Lyon affirme que ce n’est pas l’homme qui a offert au Christ le corps pour s’incarner mais que l’homme a été créé à l’image du Christ, corps, âme, esprit. Le Christ est le modèle et c’est l’homme qui est créé à l’image. L’homme est appelé à devenir ressemblant au Christ, à être en tout semblable au Christ qui est l’alfa et l’oméga de l’homme. « Le Christ est l’image visible de Dieu invisible » (Col 1/15). L’homme est un être créé « à l’image de Dieu ».

De l’image vers la ressemblance

L’image, fondement ontologique de l’être humain, de par sa structure dynamique appelle la ressemblance subjective, personnelle. L’image divine dans l’homme est semblable à un germe qui tend vers son éclosion : être selon l’image. D’origine divine sa destination est divine

L’image de Dieu est donc la marque indélébile de l’être profond dont le principe (logos) ne peut être altéré. Si l’image de Dieu est actuelle, la ressemblance, quant à elle, est potentielle ou virtuelle : elle est à accomplir. L’image se rapporte à la constitution de la nature, l’accomplissement de la ressemblance dépend de la liberté et de la volonté personnelle. L’image comporte des facultés qu’elle doit orienter vers Dieu. La ressemblance correspond à une actualisation des potentialités de l’image.

Les versets 26 et 27 du livre de la genèse viennent confirmer la dynamique pneumatique que nous avons esquissée. Au verset 26, Dieu dit : « faisons l’homme à notre image, capable de ressemblance et qu’il domine… ». La plupart des Pères de l’Eglise font la distinction entre l’image qui est inscrite dans l’être humain et la ressemblance qui est à acquérir par une coopération divino-humaine. La ressemblance serait le fruit de l’action déifiante de l’Esprit Saint jointe à la coopération de la liberté de l’homme.

Ainsi, l’homme, dans la vision Biblique, a été créé à l’image de Dieu (Gen. 1/27) et placé dans un devenir, dans une dynamique de croissance pour atteindre à une pleine maturité. Saint Irénée de Lyon (2e S), et d’autres pères après lui, enseignait que l’homme n’a pas été créé parfait mais en vue de la perfection, qu’il n’a pas été créé immortel mais en vue de l’immortalité, « il était un enfant qui devait encore grandir pour atteindre à sa perfection ». Adam était un enfant riche de potentialités qu’il devait assumer pour atteindre à la pleine maturité de fils de Dieu.

La création à l’image de Dieu situe l’homme face à Dieu, dans une relation. La ressemblance lui donne une orientation, une perspective de croissance qui suppose une coopération, un accord de deux libertés. C’est ce qui donne sens à l’existence et fait de chaque être humain un pèlerin vers lui-même, en chemin de l’image vers la ressemblance.

Saint Grégoire de Nysse (4e s.) affirmera qu’il n’y a pas de limite à ce voyage spirituel, que nous ne cesserons de croître: « de commencements en commencements vers des commencements qui n’auront jamais de fin ». Il n’y aura pas de limite à cette ascension « de gloire en gloire » (2Cor 3/18) car Dieu est infini et inépuisable.

La sanctification de l’homme est donc le fruit de la coopération (synergia) de la liberté de l’homme et de la grâce divine.

La personne n’existe que dans la relation à Dieu qui la fonde. C’est par et dans cette relation que la personne peut advenir à elle-même. L’anthropologie de la personne nous introduit dans une vision unitive de l’être humain. La personne n’a pas un corps, elle est son corps.

En ce sens, nous ne voyons pas un corps mais une personne qui est corps qui est âme et qui est esprit inséparablement.

« La personne représente un ensemble formé de l’esprit, de l’âme et du corps » nous dit Berdiaev (De l’esclavage p 43).

Le Logos : principe d’information, principe de la personne.

En phase avec Berdiaev, nous pouvons établir un lien étroit entre la personne et le logos. En ce sens, nous pouvons entendre le  premier verset de l’Evangile de Jean : « Dans le principe est le logos » de cette manière : « Dans le principe est la personne ».

Le logos de tout être humain a son fondement dans le Logos (divin) de toute éternité (Ambigua p 52 Ed de L’ancre). Ce logos est principe d’être, au fondement de chaque être.

La personne humaine a son fondement dans le Logos, dans le Verbe, dans le Christ.

Ecoutons attentivement saint Maxime le Confesseur (7e siècle) :

« Chacun des êtres intelligibles (noétiques) et doués de raison, anges et hommes, par le logos même selon lequel il a été créé, qui est en Dieu et est en vue de Dieu, est et est dit part de Dieu à cause de son logos qui préexiste en Dieu comme il a été dit. Assurément, s’il est aussi mû selon celui-ci, il parviendra en Dieu, en qui le logos de son être préexiste, en tant que principe et cause » (Ambigua p135 Ed de L’ancre). PG 91.

Le logos de chacun préexiste en Dieu, si chacun est mû selon ce logos, « il parviendra en Dieu, en qui le logos de son être préexiste, en tant que principe et cause ».

C’est selon ce logos que Dieu crée au temps opportun l’être qui lui correspond. Il constitue donc l’archétype ou le modèle de cet être dans son essence et sa particularité. Il correspond aussi à l’intention divine quant à son destin : il définit par avance sa fin, le but vers lequel il doit tendre et dans lequel il trouvera son accomplissement, et cette fin est qu’il soit uni à Dieu et devienne dieu par participation. » (Ambigua p53 Ed de L’ancre).

Dieu est éternel. La pensée et l’intention divines sont éternelles. Le logos de chaque être, ce qui fonde son unicité et sa singularité est ainsi en Dieu de toute éternité. Dieu nous nomme de toute éternité. Le Nom fonde la personne. Ainsi la personne, le logos de chaque être est éternel, il préexiste en Dieu dans le principe dit Maxime. C’est selon ce logos, ce principe d’information que nous sommes créés. Ce principe d’information configure les éléments communs de la nature d’une manière unique, formant un génome unique et s’exprimant dans un visage unique. Les cellules du corps se renouvellent sans cesse. Tous les dix ans les cellules sont pratiquement entièrement renouvelées, la personne est immuable, son identité demeure la même au sein de l’impermanence de la nature.

La vocation de l’être humain est de devenir son Nom qui est inscrit sur un caillou blanc. Devenir mon Nom c’est correspondre à l’appel que Dieu m’adresse à chaque instant. En ce sens, devenir soi-même, devenir fils de Dieu, accomplir la volonté divine, réaliser l’intention divine personnelle, atteindre à la ressemblance sont de propositions synonymes. Le mystère du logos, de la personne nous échappe, ce que nous pouvons en percevoir nous donne le vertige. L’image de Dieu dans l’homme, ce germe divin, ce yod, est à la racine de cette potentialité folle qui habite chaque être humain. La personne dit la dimension infinie de chaque être humain.

Il apparait dès lors que l’unicité est pour la personne quelque chose d’absolu p39.

C’est la personne même qui constitue le but, c’est elle l’accomplissement total de l’être (L’être ecclésial J. Zizioulas p40). Le salut s’identifie à la réalisation de la personne en l’homme (Ibid p42). Le but du salut est que la vie personnelle, réalisée en Dieu dans la Trinité, se réalise aussi au sein de l’existence humaine. L’homme en Christ est un homme parfait seulement en tant que personne, c’est à dire en tant qu’amour et liberté. L’homme parfait est seulement celui qui est vraiment une personne (Ibid p47).

3 – L’interrogation sur le rapport de l’homme à la nature entre déterminisme et liberté

La personne 

Si dualisme il y a, ce n’est pas celui de l’âme et du corps mais celui de l’esprit et de la nature, de la liberté et de la nécessité (De l’esclavage à la liberté de l’homme par Nicolas Berdiaev p 42).

« La personne signifie l’irréductibilité de l’homme à sa nature »  (Berdiaev par O. Clément sur p 59)

« Quelqu’un qui se distingue radicalement de sa nature, qui la dépasse tout en la contenant, qui la fait exister comme nature humaine par ce dépassement, et cependant n’existe pas en lui-même, en dehors de la nature qu’il enhypostasie… » Ibid p 59.

Il convient d’éclairer ce que veut dire ce terme barbare : enhypostasier

La personne et la nature sont indissociables. Leur rapport est différencié. Il s’avère que la personne est le mode d’existence de la nature. En dehors des personnes, la nature humaine est une abstraction. On apprend à connaître la nature humaine que par la rencontre avec des personnes. La personne met en mouvement d’une manière unique et spécifique les éléments communs de la nature. La nature humaine n’a pas d’existence propre, c’est la personne qui la fait vivre. L’amour n’est pas une réalité en soi mais un mode de relation, une manière d’être de la personne.

« La personne ne se confond pas avec la nature, ce qui fait de l’homme une personne, ce n’est pas la nature mais l’esprit » Ibid p 29.

La personne ne se libère de la nature que pour l’assumer. La personne a pour vocation d’enhypostasier la nature, de devenir sujette de la nature tout en intégrant les éléments de la nature.

La personne est inscrite dans un processus d’intégration du tout humain et du tout cosmique.

La personne est appelée à intégrer d’une manière unique ce qui appartient à la nature humaine. Elle donne sens, orientation à toutes les facultés de l’homme. Ainsi tout le cosmos récapitulé dans l’homme trouve son sens dans l’avènement de la personne. L’anthropologie chrétienne nous montre que ce n’est pas le monde qui est une finalité pour l’homme mais le contraire. De même que l’homme est saisi dans une dynamique de croissance afin de trouver un accomplissement dans la divino-humanité, de même le monde est en voie de spiritualisation progressive. Le monde et l’homme n’ont de sens que dans l’eschatologie, dans le pour – quoi. Chaque évènement et chaque rencontre ne peuvent prendre sens que si notre vie est orientée. Ils deviennent alors les vecteurs d’une relation.

«  La personne est un mode d’existence qui pénètre et rend personnel le tout d’un être. Elle est le sujet et le porteur à qui appartient et en qui vit l’être donné »…  « La personne est le principe d’intégration faisant l’unité de tous les plans avec la communication des idiomes »  (La femme et le salut du monde P. Evdokimov p47).

La formule de Chalcédoine emploie deux termes grecs : hypostase et prosopon. Les deux signifient la personne mais avec des nuances différentes. «  Le prosopon, c’est l’aspect psychologique d’un être tourné vers son propre monde intérieur, vers la conscience de soi-même… il passe par les degrés d’appropriation de la nature dont il est le porteur. L’hypostase a l’aspect de l’être ouvert et transcendant vers l’Autre. C’est ce second aspect qui est décisif pour saisir la dimension théandrique de la personne, sans jamais oublier que la personne dans le sens absolu n’existe qu’en Dieu et que toute personne humaine n’est que son image » Ibid p 47. L’hypostase est principe de vie du corps, de l’âme et de l’esprit.

La personne est universelle

« La personne, centre existentiel du monde » Ibid p 30, création continue, doit réaliser son unité, sa plénitude, se remplir d’un contenu universel. Elle est le potentiellement universel. » Elle est singulière, en capacité d’universalité par intégration de toutes les énergies divines et cosmiques.

Berdiaev précise : « L’hypostase est le dépassement de soi-même, de l’humain seul, la personne en ce sens se fait en se dépassant » Ibid p 47. Elle se dépasse par intégration progressive des potentialités inscrites dans la nature. Cette dynamique d’intégration ne peut se faire sans la coopération de la grâce et de la liberté humaine.

Dieu avait demandé à Adam de nommer les énergies de vie. Les nommer pour sortir de leur emprise et pour acquérir l’autorité sur ces énergies. Il peut ainsi les intégrer et les associer à sa dynamique ascensionnelle vers Dieu. Processus que Berdiaev résume par cette phrase : « Devenir une personne, c’est se désapproprier de sa nature pour la faire offrande et partage » Ibid p 60. Processus d’intégration par laquelle la personne enhypostasie la nature.

4 – Accéder à sa dimension personnelle

La question qui se présente à nous est, dès lors, comment devenir une personne ou plutôt comment accéder à sa dimension personnelle ? Pour répondre à cette question, il nous faut aborder plusieurs points fondamentaux :

La première étape sur cette voie est la métanoïa par laquelle, on se rend accessible à l’appel de Dieu. La métanoïa est un retournement, c’est retrouver le contact avec l’être profond, avec le cœur-esprit. Dans cette expérience, le regard s’ouvre au-delà des apparences et des illusions. L’être devient sensible à ce qui palpite derrière les apparences. Il pénètre dans l’univers du vivant où tout est en relation avec tout et tout interagit avec tout. Par cette nouvelle vision, il pressent l’univers comme lieu de dialogue entre Dieu et l’homme. Le baptême est la traduction sacramentelle de la métanoïa.

La métanoïa conduit vers la deuxième étape rapportée en Genèse 12 par cette parole de Dieu adressée à Abram : « Va vers toi, quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai ».

Le « toi » désigné ici est l’interlocuteur, celui qui reçoit le message et peut s’inscrire dans la réciprocité et le dialogue. « Va vers toi » indique que ce « toi » n’est pas immédiatement accessible, mais seulement après une marche, un déplacement du vieil homme marqué par ses conditionnements vers l’émergence du sujet devenu libre de tout ce qui s’est imprimé en lui depuis sa conception.

En référence à ce que nous avons dit sur le logos, aller vers soi-même et aller vers Dieu, c’est la même chose car Dieu est plus intime à soi-même que soi-même.

Accès au Je

Par cette parole Dieu ouvre à Abram, le chemin initiatique, devenir soi-même, accéder au « Je ». Ce qui est recherché, c’est l’accès à sa propre vie, à sa propre parole, non l’atteint d’une compétence ». Dans cette perspective, Abram est invité à quitter son pays, sa parenté, ce qui signifie se libérer de l’esclavage, de l’emprise des conditionnements familiaux, sociaux, culturels. Berdiaev dira se libérer du régime des nécessités et des obligations pour cheminer vers la liberté et s’ouvrir à l’esprit. Pour accéder à soi-même, accéder à la dimension de personne, prendre de la distance, ce qui ne veut pas dire rompre les relations mais se soustraire aux conditionnements. C’est se donner la possibilité de devenir le sujet responsable de sa propre histoire, l’artisan de son propre destin. Pèlerinage vers le logos de son être. La migration d’Abram c’est l’itinéraire spirituel de l’image vers la ressemblance.

Processus d’individuation, de désidentification qui passe par la connaissance de soi

Tout commence et se termine pour l’homme par la connaissance de soi nous dit Berdiaev. Cette connaissance est centrée sur la présence de l’image divine qu’il porte en lui. « La connaissance spirituelle dépasse la rupture logique entre le sujet et l’objet ainsi que l’objectivation du réel… La vision spirituelle est ainsi très peu subjective aussi bien que très peu objective…. Elle situe le sujet et l’objet à une profondeur incomparablement plus grande. Le sujet communie à l’objet ou plutôt, par la médiation de l’objet, au Verbe dont l’objet est une parole subsistante, un symbole au sens le plus réaliste du mot » (De l’esclavage à la liberté de l’homme p 70). Berdiaev rappelle que les éléments cosmiques sont créés par le Verbe. Chaque créature est le fruit d’une parole subsistance. Par le Logos tout, sans le Logos rien nous dit l’apôtre Jean dans le prologue. Pour accéder à cette contemplation de la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses, un chemin de purification est nécessaire, nommé praxis par les pères du désert. La praxis conduit à discerner l’œuvre de Dieu en toutes choses.

Advenir en tant que sujet

« La personne ne peut être connue qu’en tant que sujet, car c’est dans son subjectivisme infini que réside le mystère de l’existence » Ibid p 30. « L’être est objectivation, alors que la personne est donnée dans la subjectivité » Ibid p67.

Nous ne pouvons pas dire ce qu’est une personne mais nous pouvons apprendre à connaître une personne en entrant en relation avec elle si nous nous plaçons dans un rapport de liberté, de sujet à sujet. Dès que nous voulons établir une relation de pouvoir, de domination, de comparaison ou d’intérêt, nous manquons la personne.

L’accès au « Je », au « Je suis »

« Je » en tant que personne est antérieure à l’Etre affirme Berdiaev, Ibid p 98 et 99.

Lorsque l’on dit Je suis, nous disons je –être, « je » est le mode d’existence de l’être. C’est par le Je que l’être est mis en mouvement.

Il y a en tout homme de l’incréé, du non-né… le seul qui possède l’immortalité (1Tim 6/16).

La lutte pour la liberté

Ce chemin ne se fait pas sans une lutte.

Qui dit personne, dit combat. La personne lutte pour sa liberté, pour échapper au pouvoir asservissant du monde, dans le refus de l’esclavage Ibid p37. Ce combat, note Berdiaev, engendre une certaine souffrance. Le refus de la souffrance est souvent lié à une démission de sa propre liberté, à une capitulation de la personne Ibid p38. L’ascèse a pour objet essentiellement de préserver l’unité et l’intégrité de la personne, de demeurer dans la fidélité à l’appel reçu et à sa vocation.

Le combat pour devenir une personne est un combat contre le réductionnisme. Pour respecter la dignité de la personne, nous devons veiller à ne pas la réduire à ses actes, ses paroles, son passé, ses blessures. La personne en porte les responsabilités mais ne peut être identifiée à ces évènements. Elle n’est pas cela. De même, la personne ne peut être identifiée à ses rôles, ses fonctions, à la catégorie sociale à laquelle elle appartient. Elle peut évoluer, donc ses éléments ne peuvent résumer son identité.

La personne est ce qui résiste à l’objectivation et à l’instrumentalisation (N. Berdiaev par P. Aubert p 161).

La personne se révèle dans le don

« Le propre du sujet est le don ».  La personne s’exprime par le don. En se donnant, elle exprime ce qui est inscrit au plus profond d’elle-même, ses qualités inhérentes à l’image de Dieu. Dans le don de soi au service des autres, le sujet se révèle, la personne apparait, des capacités insoupçonnées se manifestent et dévoilent qu’il y plus grand que moi-même en moi-même. La personne est source de toute créativité.

En profondeur, je deviens progressivement une personne en répondant librement à l’appel de Dieu. Répondre à l’appel, dire oui à la sollicitation divine, c’est faire vivre l’image de Dieu en moi. Faire vivre l’image de Dieu, c’est s’inscrire dans la filiation divine, devenir fils (De l’esclavage à la liberté de l’homme p 140). C’est dans la réponse à cet appel que je peux devenir qui je suis. Je suis dans la pensée divine de toute éternité.

La vocation créatrice pour Berdiaev, c’est l’appel singulier et non répété adressé à chacun… c’est la voix intérieure qui l’appelle à réaliser sa propre tâche dans la vie ». L’être humain n’est une personne que s’il suit cette voix intérieure plutôt que les influences extérieures (N. Berdiaev par P. Aubert p 164). Dans cette voie, il est donc essentiel de prendre soin de ses intuitions et d’être fidèle à sa propre conscience. En toutes choses, veiller à se respecter, à être pleinement soi-même. L’amour du prochain s’enracine dans la bienveillance vis-à-vis de soi-même : tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

C’est dans la liberté et l’amour que se révèle la personne.

5 – Le mystère du visage et le respect de la dignité de chaque être humain

La Bible voit en Adam à la fois chaque être humain et toute l’humanité. En Adam, elle met en évidence l’unité et la diversité. Unité du genre humain et diversité des visages.

Dans la Tradition chrétienne, il n’y a rien de plus profond que la personne et la communion des personnes. La source de cette réalité est la Trinité comme communion de trois personnes distinctes. La contemplation des mystères nous fait accéder au vrai visage de Dieu dans l’homme, visage intérieur qui ruisselle de beauté et d’amour. Le visage de l’homme sacrement de la beauté.

Le christianisme est la religion des visages affirmait O Clément (Berdiaev par OC p 151).

Le visage concentre la dignité de la personne, il dit l’homme dans sa dimension personnelle qu’il est appelé à devenir. Le visage est la manifestation même de l’unité de la personne (N. Berdiaev par P. Aubert p 104).

En Christ, Dieu est devenu visage. Le mystère du visage permet de sortir de la dualité dangereuse dans laquelle s’était enfermée l’occident. Au Dieu contre l’homme du théisme, l’a-théisme avait répondu par l’homme contre Dieu. Il fallait écarter toutes les caricatures de Dieu dénoncées abondamment par les maîtres du soupçon Nietzsche, Marx et Freud, ou plutôt intégrer leur apport pour un christianisme renouvelé, une théologie de la divino-humanité. Renverser les idoles pour découvrir qu’en Christ, visage visible du Père invisible, Dieu est avec l’homme et l’homme avec Dieu. Ensemble Dieu et l’homme, dans une sainte synergie, une sainte coopération peuvent réaliser le but pour lequel tout a été créé, à savoir la déification de l’homme et la transfiguration de l’univers.

L’homme créé à l’image de Dieu, dans sa liberté, est appelé à coopérer à l’œuvre divine pour atteindre à la ressemblance et entraîner avec lui tout le cosmos selon ce que dit l’apôtre Paul : « La création toute entière attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu » Rom 8/19. L’homme en Christ est un homme parfait seulement en tant que personne, c’est à dire en tant qu’amour et liberté. C’est dans l’amour et la liberté que se révèle le mystère de la personne.

6 – La personne est un être de communion

L’émerveillement devant chaque visage a conduit Olivier Clément vers le cœur de la théologie patristique. Le visage est tourné vers l’autre. Nul ne peut voir son propre visage seulement le reflet. Le visage tourné vers l’autre signifie que l’homme est un être de relation. C’est grâce à la relation à l’autre que nous avons pu vivre et que nous nous sommes enrichis. Nous avons soif de la relation mais nous ne savons pas aisément vivre sur le mode de la relation. Pour s’ouvrir à l’autre, nous avons besoin d’être enracinés en nous-mêmes. Quand nous ne le sommes pas, nous mettons en place des systèmes de défense et des mécanismes de protection. Nous ne sommes pas alors dans une relation de transparence mais dans le jeu des personnalités. Le visage devient alors le masque derrière lequel on se cache. Il devient de ce fait difficile de vivre des relations profondes, elles deviennent superficielles et complexes car marquées par les projections, les attentes, les calculs, les blessures, en final par le psychisme.

Etre en vérité dans la relation suppose de tomber le masque. Pour tomber le masque, il est nécessaire de se sentir en confiance. On ne peut se sentir en confiance avec l’autre que si l’on vit une relation apaisée avec soi-même. Pour vivre cette relation apaisée, nous avons besoin d’être réconciliés avec nous-mêmes et notre propre histoire. Un chemin de  purification du cœur est nécessaire pour vivre une qualité de relation avec l’autre. Ce chemin est celui de l’accès au sujet, à la personne. C’est par et grâce à la relation à l’autre que je peux accéder à mon être profond. L’homme n’advient à lui-même que par la relation aux autres. 

Adam, l’être humain est en devenir. Il est potentiellement humain et de ce fait, en voie d’humanisation, de divino-humanisation dira Berdiaev, donc de spiritualisation ou pour être plus précis de pneumatisation. L’Esprit saint est le seul artisan du progrès spirituel, le seul qui puisse nous configurer au Christ qui est notre modèle car ressemblant à Dieu selon son propre témoignage : « Qui m’a vu a vu le Père ».

Il nous a donné ce commandement qui récapitule toute la loi et les prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mat.22/37-40). Le message biblique puis celui de l’Evangile sont très explicite à cet égard.

« Tu aimeras… ». Cette invitation du Christ situe l’axe de la spiritualité judéo-chrétienne, invitation à croître dans l’amour qui est présenté comme le seul vrai critère : « A ceci, tous reconnaitront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean 13/35).

C’est par la vertu de la relation à l’autre et au Tout Autre que se construit le «  tu aimeras ». Nous pouvons le constater par le récit des Evangiles : Jésus s’investit pleinement dans la relation avec ses interlocuteurs. C’est par la qualité de relation qui favorise la confiance que s’opèrent les guérisons. Il le souligne lui-même en disant à la personne guérie : « va, ta foi t’a sauvé ». C’est la relation de confiance, de foi qui sauve. La Prière est le mode de relation privilégié de la vie spirituelle. En ce sens, le Christ est la fin de toute religion. Il replace la perspective religieuse du salut dans l’intériorité, dans la qualité de relation vécue avec l’autre, dans l’amour qui est Dialogue du je et du tu, dialogue de personne à personne. Selon Berdiaev, « La personne est inséparable de l’amour, qui est la qualité de la relation » (De l’esclavage à la liberté de l’homme p 71). « L’amour est le chemin qui conduit à la réalisation de la personne. Et il y a deux types d’amour nous dit Berdiaev : l’amour ascendant et l’amour descendant, l’amour érotique et l’amour agapique. Les deux sont nécessaires à la réalisation de l’homme » Ibid p 71. Rencontre de deux désirs : désir de l’homme et désir de Dieu. Répondant à la sollicitation divine, l’homme s’ouvre par son éros même à l’amour oblatif de Dieu. Son désir se dépouille de toute tentation de possession pour devenir offrande.

La relation d’amour est personnelle, un dialogue de personne à personne. Le rapport entre les personnes divines est personnel et le rapport de Dieu à l’homme est personnel : Dieu se nomme lui-même : Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob. Ce qui indique qu’il entre dans un mode unique de relation avec Abraham, un mode unique avec Isaac, un mode unique avec Jacob. Il y a autant d’unions à Dieu que de personnes humaines.

« La personne ne connaît que les rapports de rencontre et de communion » conclut Berdiaev (De l’esclavage à la liberté de l’homme p 56).

« Le visage humain constitue le sommet du processus cosmique » Ibid p 42.

Dans le monde à venir, le cosmos sera récapitulé dans chaque visage.

7 – L’interrogation sur l’avenir de l’humanité entre vision matérialiste et vision spirituelle.

Nous assistons aujourd’hui au paroxysme d’un double mouvement :

D’un côté, l’homme mécanisé, robotisé, déshumanisé, soumis à l’aveuglement matérialiste, subjugué par la technique. La frontière entre l’homme et la machine s’estompe. La machine envahit notre quotidien, nous en devenons progressivement dépendants. Berdiaev n’aurait pas manqué de nous faire remarquer que nous nous laissons asservir par la machine. Qui a encore la liberté d’éteindre les machines, de se passer de portable, d’ordinateur, de télévision, un jour, une semaine ou plus ? Cet asservissement va s’amplifier dans les années à venir avec les robots. Ce processus tend à superficialiser les relations entre les humains, à réduire l’être humain à sa dimension fonctionnelle. Dans ce prolongement, nous voyons pointer la négation de la personne par l’idéologie trans-humaniste. Jacques Yves Cousteau, dans son testament, s’est inquiété d’une humanité gouvernée par le « sans visage » le « sans nom ». Il a appelé le sans visage, Mister Market, François Hollande avait désigné l’univers aveugle et tyrannique de la finance.

D’autre part, nous voyons émerger une quête de sens, le désir de créer des lieux de rencontre et de coopération. Certains ont bien compris que c’est en intensifiant la vie relationnelle, en créant des solidarités et en préservant sa cohérence personnelle que nous pourrons surmonter les défis qui nous menacent, notamment celui de subordonner l’humain à l’homme mécanisé, de soumettre l’individu à la tyrannie du « sans visage ». Il est urgent de retrouver l’inouï de notre humanité, de ré-humaniser notre société.

« Le drame de l’homme moderne est d’avoir rompu avec son centre spirituel » constatait Nicolas Berdiaev (N. Berdiaev par MM Davy Ed Albin Michel p 159). Une chose était évidente pour lui : « Sans l’esprit, la personne risque de disparaitre » Ibid p 165. En réponse à ces défis, Berdiaev clamait à ses contemporains : « Il est temps de saisir sa propre défiguration, pour s’insurger contre les instruments actuels de notre servilité. Il est temps de s’ouvrir à la dimension de l’esprit qui est le seul garant de notre liberté ».

Berdiaev nous invite à vivre dans l’esprit et la liberté, à faire émerger le sujet libre et responsable en nous, à préserver notre intégrité personnelle, à naître en tant que personne. C’est pour Berdiaev, dans notre temps, la voie du salut.

La liberté selon Berdiaef par Bertrand Vergely

Dans « La pensée et le mouvant », Bergson souligne que toute grande pensée philosophique se structure autour d’une intuition centrale que la pensée va ensuite développer. Chez Berdiaef cette idée est particulièrement vraie. Quand on lit son œuvre, que voit-on ? Celle-ci s’ordonne et se déploie tout entière autour de la liberté ainsi que de la personne qui en est l’expression. Témoin ce que dit à ce sujet Berdiaef quand il écrit : « Dieu est esprit et l’esprit est activité. L’esprit est liberté … Hors de la liberté il n’y a pas d’esprit. Hors de l’esprit il n’y a pas de liberté … La personne est avant tout une énergie créatrice, elle est le centre de l’énergie créatrice …  La personne est l’idée divine, le dessein de Dieu …Il y a en moi quelque chose de plus intime que mon moi. C’est là l’aspect le plus mystérieux de la vie. Saint Augustin et Pascal l’ont connu ». D’où sept concepts majeurs qui sont autant de clefs de lecture utiles afin de comprendre Berdiaef.

Première clef : Vivre ce que l’on vit.

Dans la pensée de Berdiaef, tout part de la subjectivité ainsi que de la personne. Par là, il convient d’entendre non pas le sujet comme substance en rentrant dans un débat théorique afin de démontrer que le sujet comme chose réelle existe, mais dans une expérience, être un sujet et donc une personne consistant à dire activement Je. Geste fort faisant remonter aux sources de la pensée et, derrière celles-ci, à l’esprit ainsi qu’à Dieu.

Ainsi, vivons ce que nous vivons en disant activement Je, que va-t-il se passer ? En vivant ce que l’on vit, on va passer du sensible à l’intelligible, du visible à l’invisible, de la matière à la pensée, vivre ce que l’on vit étant la réflexion même. Une paroi qui réfléchit un rayon lumineux révèle ce rayon. Quand on vit ce que l’on vit, on se comporte de même. On révèle la lumière qu’il y a dans le réel. D’où cette pensée de Berdiaef quand celui-ci écrit : « La philosophie est déterminée par la vie parce que l’esprit est vie, parce que la connaissance que l’esprit a de lui-même est celle que la vie a d’elle-même ».

Si Platon fait fort bien apparaître cette idée en montrant qu’à la source de la réalité se trouve un principe harmonieux et juste qui fait que ce qui est, est ce qu’il est, c’est Aristote qui  conceptualise cette même idée sous la forme de la pensée de la pensée qui est selon lui la réalité de la réalité. Idée qui semble abstraite et qui ne l’est pas. Posons que la réalité passe par la réalité de la réalité, on est dans la vie et dans la pensée à la fois, la pensée qui pense la pensée étant pensée vivante et vie et la vie qui vit la vie étant vie pensante et réfléchissante et donc pensée. Hegel le résume très bien quand, à la fin de son Encyclopédie, il explique que tout le mouvement de la pensée culmine en Dieu qui est la raison se sachant elle-même, une telle raison étant ce qu’il y a de meilleur au monde.

Dans cet état où la vie est pensée et la pensée vie, tout est intérieur à tout. Rien n’est extérieur à rien. Ce qui explique la liberté, celle-ci étant un état de vie infinie que rien n’arrête. Vivons de l’intérieur en vivant tout de l’intérieur. On rentre dans le sans limite. On rentre dans la liberté. Et étant dans la liberté, on comprend ce qu’elle signifie. Comme le dit Hegel, elle consiste à être partout auprès de soi en allemand bei sich. État que la Bagavad Gita décrit bien quand, le souffle créateur, symbole de la liberté, prenant la parole, celui-ci dit : « Je suis le souffle qui habite dans le corps vivant des vivants ; je suis le commencement des vivants, leur milieu et leur fin ; parmi les astres je suis le soleil qui rayonne ; parmi les signes planétaires je suis la lune ; parmi les livres saints je suis le Livre des Hymnes ; parmi les sens je suis le sens ; parmi le sens je suis l’entendement des vivants ; parmi les Roudras je suis Çiva ; parmi les cimes des montagnes je suis les montagnes de l’Himalaya ; parmi les animaux je suis le lion ; parmi les lettres je suis le A ; parmi les saisons je suis le printemps. De toute chose je suis la graine qui les fait croître. De sorte qu’il n’est rien qui soit sans  moi ».

Pour qui est libre, tout ce qui est est intime et tout ce qui est intime est réel. Rien n’est étranger à rien. Berdiaef l’exprime bien quand il écrit : « C’est du dedans que l’esprit absorbe le corps et la matière. La nature n’est pas reniée mais illuminée dans l’esprit qui appartient à une réalité différente … Dans la vie de l’esprit et dans sa connaissance, tout se passe au dedans, dans la profondeur. La vie spirituelle est la vie la plus réelle ». 

Deuxième clef : Le néant. 

La liberté est un grand souffle de vie à la fois réel et intime,  réel parce qu’intime, intime parce que réel. Il y a là une clef prodigieuse afin de comprendre le monde ainsi que la condition humaine. Que de descriptions de l’un comme de l’autre sont abstraites et sans lien réel avec ce qu’elles prétendent décrire. C’est que rien n’est vécu. Le monde est le monde vivant et non le monde. De même, l’homme est l’homme vivant et pas simplement l’homme. Envisageons le monde et l’homme avec les yeux de la vie. Le monde ainsi que l’homme devenant vivants, ceux-ci deviennent libres et devenant libres, ils se révèlent comme néants, comme néants par rapport à tout ce que nous pensons être le monde et l’homme. Idée révolutionnaire. La liberté et le néant sont inséparables. Chose qu’il faut comprendre.

Le néant n’est pas le vide. Il n’est pas non plus le non-être. Qui dit vide dit contraire du plein. Qui dit plein dit fait pour le vide de se déterminer par rapport au plein. D’où une dépendance du plein. Et le fait que celui-ci n’est pas libre, le plein existant avant le vide afin que celui-ci puisse être ce qu’il est. De même, qui dit non-être dit contraire de l’être. Et, de ce fait dépendance de l’être par rapport au non-être pour se définir. Dépendance mais aussi non-liberté, le non-être existant avant l’être afin que celui-ci puisse à son tour exister. Autrement dit, que l’on prenne la vie ou le non-être, rien n’est libre ni neuf avec eux. Avec le néant il en va autrement. Étant le rien absolu, il n’est relatif par rapport à rien. Aussi rien n’existe-t-il avant lui. Si bien qu’il est le radicalement neuf et, à ce titre, l’incomparable. D’où son lien avec la liberté. Un lien que Berdiaef éclaire quand il écrit : « La liberté n’est pas enracinée dans l’être mais dans le néant. Elle est sans fondement, indéterminée. Elle est située au-delà des catégories causales qui déterminent l’être et sans les quelles il est inconcevable. L’acte créateur surgit ex nihilo de la liberté de façon extra-existentielle ». 

Rien ne ressemble à Dieu, rappelle la théologie. Comme le dit Berdiaef : « Dieu est vie. Il ne peut pas être conçu par des catégories faites pour la nature. Il n’est pas surnaturel, le surnaturel étant encore une catégorie de la nature ». Aussi peut-on dire que Dieu est un néant. Il en va de même avec la liberté. Rien ne lui étant semblable, celle-ci est un néant. D’où cette pensée de Berdiaef quand il écrit : « La liberté n’est pas enracinée dans l’être mais dans le néant. Elle est sans fondement, indéterminée. Elle est située au-delà des catégories causales qui déterminent l’être et sans les quelles il est inconcevable. L’acte créateur surgit ex nihilo de la liberté de façon extra-existentielle ».

Quand on vit dans ce que l’on appelle le mental on a des idées préconçues, des préjugés, des images mentales que l’on projette sur la réalité. Aussi l’existence n’est-elle pas libre. On commence à voir la réalité telle qu’elle est quand on se libère de ces images et de ces préjugés. Quand donc on passe par le néant. Mettons nous à penser que la réalité n’est rien de ce que l’on peut imaginer. Purifiant notre esprit des images mentales qui l’obstruent, on commence à voir la réalité. Celle-ci apparaît comme neuve. En ce sens, c’est la liberté qui détermine la réalité. C’est elle qui la fait surgir. Et non l’inverse comme le pense le déterminisme. D’où le sens de la liberté chez Berdiaef. On a tendance à parler de la réalité comme une chose. Elle est une expérience. L’expérience que l’on a quand on a conscience d’exister. Ainsi, mettons nous à exister. La réalité se met à exister en même temps que nous. La relation entre Dieu et l’homme est une synergie. Ce que Berdiaef exprime fort bien quand il écrit : « Maître Eckhart a décrit la relation réciproque qui s’établit entre Dieu et l’homme ; Quand l’homme existe Dieu existe. Quand l’homme disparaîtra Dieu disparaîtra aussi. Avant que la créature existe Dieu n’était pas Dieu. Dieu ne devient Dieu que par rapport à la création. Dans l’abîme originel du Néant divin, Dieu et l’homme disparaissent. Leur opposition s’évanouit. La plénitude suressentielle est au-delà de Dieu ainsi qu’au-delà de la différenciation Dieu-homme. La distinction entre le Créateur et la création ne constitue pas la profondeur dernière. Elle s’élimine dans le Néant divin qui n’est pas Dieu. La théologie mystique apophatique pénètre au-delà du Créateur. Le Créateur se manifeste en même temps que la création. Dieu et l’homme apparaissent simultanément. Il s’agit là du processus insondable de la profondeur théogonique qui a comme contrepartie le processus anthropogonique.  Angélus Silésius écrit : « Sans moi Dieu ne peut exister … Si je venais à être anéanti il rendrait l’Esprit … Je suis aussi grand que lui et il est aussi petit que moi. »  Les paroles d’Angélus Silesius, qui ont de quoi effrayer, décrivent l’intensité de l’amour infini de Dieu pour l’homme. Sans l’être aimé celui aime dépérit ». 

La réalité vue comme expérience existentielle le montre. Rien ne se fait sans synergie.  D’où le sens du néant. Celui d’être une affirmation non pas nihiliste mais existentielle. Abordons la réalité avec les yeux du non-savoir. Soyons à ce titre dans l’inconnaissable. On fait l’expérience positive du néant. Comprenons que la réalité étant créatrice celle-ci est toujours neuve. Ne sachant plus où l’on va, on fait l’expérience du néant.  Ouvert à l’imprévisible on est dans la réalité. On est dans la vie. Avec ce paradoxe. Moins on sait où l’on va, plus on est dans la réalité. Paradoxe à la base de la plus haute connaissance qui soit : celle que l’on trouve dans la théologie négative ainsi que dans la Docte ignorance. Socrate ouvre la tradition de la Docte ignorance quand il explique à ses juges afin de se défendre que la sagesse des hommes est peu de chose en regard de la sagesse des dieux. Thématisée dans le champ théologique cette relation à la sagesse donne la théologie dite négative. Théologie que Denys l’Aréopagite résume par cette formule : « On connait Dieu de ne pas le connaître ». Formule faisant écho à cette autre formule « Dieu est tellement vivant que c’est peu dire qu’il est vivant ». Inspiration que l’on retrouve chez Maître Eckart ou bien encore Nicolas de Cuse. Comme l’écrit Berdiaef : « La théologie négative a été enseignée par un païen comme Plotin et un chrétien comme Nicolas de Cuse. Elle enseigne que l’être divin n’est pas l’être dans le sens qu’il a dans le monde naturel ».

Le Néant est, autrement dit, le comble de la vie, le comble de l’expérience. Quand on vit ce que l’on vit on est la vie même. Quand on est la vie même, on ne sait pus où on va. État d’innocence. État paradisiaque. État d’enfance.

Troisième clef : La personne

Il faut comprendre la vie ainsi que la liberté afin d’aborder la personne qui est le pilier de la pensée de Berdiaef. Comme il l’écrit dans son Autobiographie spirituelle : « Le mystère de la personne et de son unicité ne saurait être sondé à fond. La personne humaine est plus mystérieuse que le monde. C’est qu’elle est tout un monde à elle seule. L’homme est un microcosme. Il contient tout. Mais il n’actualise ce monde qu’en étant un individu particulier. En outre l’homme est un ensemble de plans ». 

La vie même est néant. Pure création, elle est au-delà de tout ce que l’on peut en dire. Cet état d’extrême création est la subjectivité même. Le « je » authentique étant rebelle à tout ce qui n’est pas je, celui-ci est vie pure autant que néant pur. D’où le sens de la personne. Dans le théâtre antique, la personne désignait la persona et la persona le masque que les acteurs revêtaient afin de voiler le visage des hommes pour laisser apparaître celui des dieux. Il y avait chez les Anciens l’intuition que quelque chose de divin se jouait dans la subjectivité. Pour Berdiaef, dans le christianisme cette intuition n’est pas une intuition mais une réalité. Dieu se faisant homme, révélant que tout est la manifestation de la personne. Idée puissante, grandiose, que Berdiaef exprime en écrivant : « La personne est avant tout une énergie créatrice, elle est le centre de l’énergie créatrice …  La personne est l’idée divine, le dessein de Dieu … La chair est l’incarnation, le symbole de l’esprit … La matière est la symbolisation des états spirituels et non une substance existant par elle-même ».

Tout est une manifestation de la personne. Que ce soit l’univers, l’atome, la Nature dans son ensemble ; Cela permet de donner à Dieu une forme cosmique sans tomber dans le matérialisme. Comme cela permet de donner un sens à la subjectivité sans tomber dans l’idéalisme et l’humanisme. D’où la profondeur de la personne : celle d’être la méthode juste afin de comprendre le monde et l’homme. Mettons la au fondement de toute chose en faisant de toute chose un symbole de celle-ci : tout s’éclaire. On rentre dans une réalité vivant qui part de l’intérieur vers l’extérieur avant de revenir de l’extérieur vers l’intérieur. Tout se met à résonner en nourrissant l’expérience intime que l’on peut avoir de la vie, cette expérience intime illuminant en retour l’existence. Le Verbe, principe agissant, se révèle.

Quatrième clef : Dieu

Dieu et l’expression de la personne. Il est la personne. On rencontre Dieu quand on découvre qu’il n’y a pas simplement quelque chose mais quelqu’un, expérience qui se fait à travers trois expériences.

1) Quand on s’ennuie, on fait une découverte importante. On se souvient que la vraie vie est absente, comme le dit Rimbaud. On devrait être au monde. Nous ne sommes pas au monde. Parce que la vie bourgeoise, la vie sociale avec ses apparences, son jeu, son théâtre, sa comédie où règne le on dit a tendance à l’emporter sur la vie intérieure.

2) D’où une rupture. La vie est quelque chose d’autre. Il doit y avoir quelque chose d’autre. Certains pensent que c’est la philosophie, la civilisation, la culture, le fait de passer de l’état de citoyen passif à celui de citoyen actif. La vraie vie n’est pas là, dans le fait de passer du bavardage à l’agitation.

3) Elle réside dans quelque chose d’autre qui n’est pas la morale, la religion, l’idéal métaphysique de la cause avec la connaissance et l’action dirigées par la cause. Elle réside dans le fait d’aller par-delà l’hypocrisie et l’inauthenticité dans la personne, c’est-à-dire dans la vie créatrice, libre et neuve dont je fais l’expérience subjectivement. C’est ce que signifie l’expérience de Dieu et la rencontre avec lui. Il existe une vie au-delà de tout, allant plus loin que tout, et répondant à la soif d’absolu, de plénitude et d’infini que l’on possède en soi. Notre être qui le réclame ne se reconnaît qu’en lui. Paradoxe de Dieu : au-delà de notre moi, il est notre moi parce qu’il va au-delà de Lui en nous libérant de Lui. Le moi et l’au-delà sont liés, le moi se réalisant dans l’au-delà en révélant un au-delà qui n’est pas du vide mais un moi. Tous les mystiques en font l’expérience. Quand on répond à l’appel du moi qui réclame la plénitude, on découvre un au-delà de soi qui est soi. Mystère de la liberté, celle-ci révélant que ce qui libère le moi ne vient pas simplement de lui. Mystère de Dieu quand on le découvre. Celui-ci est vivant. Comme le dit Berdiaef : « Dieu est vie. Il ne peut pas être conçu par des catégories faites pour la nature. Il n’est pas surnaturel, le surnaturel étant encore une catégorie de la nature ». 

Allant au-delà, il va au-delà de lui-même dans la création avant d’aller au-delà de la création elle-même. Ce mouvement d’expansion et de vie est illustré par la Trinité. À travers le Père, source ineffable de toute chose, le Fils Manifestation de l’ineffable, l’Esprit, ce qui va plus loin encore que l’ineffable et le manifesté. Dieu n’est pas enfermé en Dieu. La création n’est pas enfermée dans la création.

Cinquième clef : L’Ungrund

Dieu, la liberté, la personne, le néant. Ces quatre termes sont liés. Un concept permet de les rassembler : celui d’Ungrund, terme allemand qui veut dire sans fond, sans limite et que Berdiaef explicite ainsi : « À l’origine du monde se trouve une liberté irrationnelle enracinée dans la profondeur du néant, un gouffre d’où jaillissent les sombres torrents de la vie et où tous les possibles sont renfermés… L’abîme (l’Ungrund de Boehme) n’est pas le mal mais la source de toute vie et l’actualisation de tout être… Le symbolisme suppose l’abîme, l’Ungrund de la vie divine, l’infini dissimulé au-delà de tout ce qui est, la vie ésotérique de Dieu… L’homme est ontologique. L’être est en lui et il est en l’être, si bien que l’Être comporte un caractère Humain… Le Néant divin ou l’Absolu de la théologie apophatique, ne peut pas être le Créateur du monde. Cette vérité nous a été divulguée par la mystique spéculative allemande notamment par la doctrine d’Eckhart sur la Gottheit  et par celle de Boehme sur l’Ungrund. Du Néant divin, de la Gothheit, de l’Ungrund naît la Trinité, le Dieu-Créateur et sa création du monde constituant un acte secondaire. En partant de ce point de vue, on peut reconnaître  que la liberté n’est ni créée, ni déterminée par le Dieu-Créateur, qu’elle est enracinée dans le néant, dans l’Ungrund dont Dieu a tiré le monde, qu’elle est originelle et sans commencement. La distinction entre le Dieu-Créateur et la liberté du néant apparaît comme secondaire. Elle s’évanouit dans le mystère originel, dans le Néant divin, car c’est de l’Ungrund que se révèle Dieu, comme c’est à partir de lui que se révèle la liberté. De ce fait, le Dieu créateur est absout de toute responsabilité quant à la liberté qui est à l’origine du mal. L’homme est à la fois l’enfant de Dieu et l’enfant de la liberté, du néant, du non-être. La liberté du néant a consenti à la création de Dieu. Le non-être a consenti librement à l’être. D’où vient la rupture avec Dieu, le mal, la souffrance, la confusion entre l’être et le non-être ? C’est là une tragédie ». 

Trois choses sont nécessaires pour comprendre l’Ungrund. D’abord le fait d’aborder Dieu comme l’inconnaissable, l’incompréhensible, le vide créateur. Ensuite de comprendre qu’il parle quand on fait le vide, le propre de Dieu étant de parler de lui-même sans avoir besoin d’autre chose que de son ipséité. Enfin, que Dieu est une expérience. Il se vit en n’étant rien en dehors du fait d’être ainsi vécu. Comprenons cela. Dieu apparaît comme celui qui n’est jamais Dieu parce qu’il est toujours au-delà de Dieu. En ce sens, c’est l’au-delà de Dieu qui est Dieu, Dieu procédant de cet au-delà. Idée centrale chez Grégoire de Nysse et Maître Eckart. Idée centrale  chez Berdiaef. Parce qu’elle évite les faux-sens et les contresens qui obstruent la relation à Dieu. Parce qu’elle permet de comprendre la dynamique qui traverse la condition humaine. Dynamique que Berdiaef résume développe en écrivant : « On peut distinguer trois phases dans la genèse de l’esprit : 

1) l’instinct primitif, c’est-à-dire l’intégralité édénique antérieure à la conscience et qui n’a pas éprouvé la liberté ni la réflexion, 

2) le dédoublement, la réflexion, l’évaluation, la liberté, le choix, 

3) l’intégralité et la plénitude postérieures à la liberté, à la réflexion et à l’évaluation, c’est-à-dire l’intégralité et la plénitude du supra-conscient … L’éthique qui correspond à la réflexion, à l’évaluation, à la liberté, avec sa souffrance et son malheur est le fait d’une conscience malheureuse. Elle s’appuie aux deux extrémités, au commencement et à la fin sur la sphère qui repose « par delà le bien et le mal «  en allant de la vie édénique au Royaume de Dieu, de l’infra-conscient au supra-conscient ». Ainsi donc,  tout comme il y a trois personnes dans la Trinité, trois niveaux de réalité s’offrent à nous : 1) celui de l’inconscient, 2) celui du conscient, 3) celui enfin du supra-conscient.

1) S’agissant de l’infra-conscient, celui-ci désigne l’au-delà de Dieu en étant un au-delà dont Dieu n’a pas conscience, seul l’au-delà de Dieu ayant conscience de cet au-delà. D’où le sens de Dieu comme Dieu caché. 

2) S’agissant de la conscience, celle-ci désigne le fait d’aller non pas de Dieu vers l’au-delà de Dieu, mais de l’au-delà de Dieu vers Dieu. Geste double. Geste de gloire d’un côté, renoncer à l’au-delà de lui-même étant pour Dieu une façon d’aller au-delà de lui-même, donc un geste de gloire. Geste douloureux néanmoins. Dieu n’étant plus l’au-delà de Dieu mais simplement Dieu, celui-ci est réduit, limité, ramené à être un Dieu créateur dans une relation créateur-créature avec l’univers, l’homme et l’histoire. D’où la justesse de cette représentation de Dieu comme Dieu créateur, dieu souffrant effectivement pour que l’homme, l’univers et l’histoire existent. Souffrance redoublée par le faut que Dieu ne se contente pas de créer l’homme. Il devient homme en s’incarnant. Geste de gloire d’un côté. Geste de souffrance d’un autre, Dieu se limitant non plus à l’extérieur de lui-même mais à l’intérieur de lui-même, si l’on ose dire. Geste vertigineux. Par le passé en occident, la vie était rythmée par l’Angélus qui sonnait à six heures, à midi et à dix huit heures afin de rappeler aux hommes la splendeur de l’Incarnation. Dans l’ordre qui est le sien, l’humanité connaît une souffrance semblable à chaque fois qu’elle est amenée à donner la vie en faisant un enfant ou bien encore en accouchant d’elle-même sous la forme d’une création.

L’incarnation ouvre sur le sans limite. Il n’y a pas qu’elle. Il y a aussi le fait d’aller au bout de l’incarnation. Ce qui veut dire mourir. Comme il y a le fait d’aller au bout de la mort. Ce qui veut dire mourir sur la croix. Mourir pour l’homme est une fin douloureuse. Il n’est pas facile de quitter le monde et les attachements terrestres. Mais c’est aussi une grâce. Qui quitte le monde va dans l’au-delà. Il connaît de ce fait la gloire liée au fait d’aller au-delà. Pour Dieu c’est exactement l’inverse. Qui dit mort pour Dieu dit fait glorieux d’aller au-delà. Mais aussi douleur. Celle de ne pas rentrer dans l’au-delà comme l’homme. En ce sens, pour que l’homme connaisse la mort comme lumière, Dieu connait la mort comme nuit obscure et sans fond, Nuit sans fond, sans limite, Ungrund. Sans limite qui ne s’arrête pas là. L’homme peut accepter la mort et rentrer dans l’au-delà. Il peut aussi la refuser et en la refusant tuer l’au-delà. C’est ce que signifie le meurtre. Qui tue, tue symboliquement l’au-delà en devenant la mort et par là même l’au-delà par le fait de prendre la place de Dieu. Pour sauver l’homme et lui permettre de pouvoir aller dans l’au-delà il n’y a alors qu’une seule solution. Que Dieu se laisse tuer. Ce que fait le Christ en permettant que l’homme le tue. Offrant sa vie à l’homme qui veut le tuer, le geste de l’homme qui tue Dieu cesse d’être un geste de damnation, l’amour de Dieu qui donne sa vie annihilant le geste de l’homme qui tue Dieu. Tant il est vrai que quand on offre sa vie pour être tué, le meurtre cesse d’être un meurtre. Geste inouï témoignant d’un amour sans limite de Dieu pour l’homme, Dieu acceptant de mourir pour que l’homme vive. Comme le dit Berdiaef : « L’enfer signifie que l’homme est totalement livré à lui-même. Or, Dieu veut que l’homme soit ».  Aussi fait-il un don total de lui-même en allant dans l’enfer de l’homme afin de le délivrer. Ce que montre l’icône de la Résurrection avec le Christ tout de blanc vêtu allant libérer Adam enchaîné en enfer.  En ce sens, Dieu est vraiment la liberté de l’homme. En se retirant par un geste de kénose afin que celui-ci vive. En devenant mortel pour que sa mort soit vie et pas simplement mort. En acceptant d’être humilié, crucifié et terrassé jusque dans la mort pour que l’homme ne soit pas damné. D’où le sens de la Résurrection, ce sens étant la victoire sur l’enfer et cette mort qu’est la damnation de l’homme. Un sens que Berdiaef vit en profondeur, de tout son être quand il écrit : « La vie éternelle de la personne humaine est possible et existe non pas en vertu de la constitution naturelle de son âme, mais parce que le Christ est ressuscité et a vaincu les forces mortifères du monde, parce que dans le miracle cosmique de la Résurrection, le sens a vaincu le non-sens ».

   3) S’agissant du supra-conscient, celui-ci renvoie à tout ce que Berdiaev développe à propos de la liberté, de l’illimité et de la création (voir la 7e clé sur la création).

  

Sixième clef : Le mal 

On se demande souvent pourquoi le mal existe ? Comment l’homme peut tuer l’homme ? Comment, si Dieu existe et qu’il est bon et tout puissant comme cela est dit, il est possible qu’il ait pu créer un monde dans lequel le mal existe, comment il est possible qu’il le tolère ? À ces questions Berdiaef répond par un seul mot : le mal est une tragédie, une catastrophe. Terme qui implique une conversion. Mettons nous à chercher une explication au mal. Celui-ci n’est plus le mal. S’il a une raison d’être, c’est qu’il a une raison d’exister et qu’il est de ce fait un bien quelque part. Refusons à l’inverse d’expliquer le mal. Posons le comme une catastrophe. On ne le gomme pas. On ne l’efface pas. N’ayant pas de raison d’exister, il n’est jamais un bien. Il s’appelle toujours le mal. On peut de ce fait agir par rapport à lui. Cette action commençant par résister au rusé et au pervers qui voudrait que l’on triche en appelant le mal un bien. On découvre alors ce qui est à l’origine du mal : le renoncement à soi. La démission par rapport à son être existentiel profond. On vit le plus souvent sur un plan abstrait parce qu’on ne vit pas. Toute la catastrophe vient de là. D’un manque de vie. D’un manque d’amour. D’un manque de liberté. Un texte de Berdiaef l’exprime très bien. Saint Syméon le Nouveau Théologien a écrit : « Quand elles virent que l’Adam était renvoyé du Paradis, les créatures ne voulurent plus se soumettre à lui ; ni la lune ni les autres astres ne voulurent se montrer ; les sources refusèrent de faire jaillir leur eau et les rivières de poursuivre leur cours ; l’air pensa à ne plus souffler afin de ne pas donner à l’Adam pêcheur la possibilité de respirer ; quand les bêtes et les animaux terrestres virent qu’il avait perdu le vêtement de sa gloire première, ils commencèrent à le mépriser et à désirer l’assaillir; le ciel s’apprêta à tomber sur lui et la terre ne voulut plus le porter. Dieu les retint et dans sa miséricorde et sa bonté il ne laissa pas les éléments se déchaîner contre lui. 

La rupture avec Dieu a eu pour conséquence la perte de l’intégrité, de la chasteté de la virginité, de l’androgyne qui est l’image du divin. Comme l’enseigne Boehme, l’homme a perdu la Vierge éternelle, la Sophia, qui est allée se réfugier au Ciel. La nature féminine s’est alors détachée de l’homme androgyne pour devenir sous la forme d’une nature extérieure l’objet d’une torturante attraction et la source d’un esclavage ».   

Cette catastrophe qu’est le mal s’exprime à travers les trois choses qui pétrifient l’esprit.

1) D’abord et principalement,  l’objectivation. Celle-ci a lieu quand la personne ne vit plus ce qu’elle vit et ne pense plus ce qu’elle pense. Au lieu d’être dans le monde, celle-ci se met en face de lui afin d’en faire un objet et, de là, afin d’en tirer de l’utilité et du profit. On se situe alors aux antipodes de l’être véritable qui est liberté. Comme le dit Berdiaef : « L’Être est aliénation et objectivation, transformation de la liberté en nécessité, de l’individu en général, du personnel en impersonnel. Il est le triomphe de la raison ayant perdu tout contact avec l’existence humaine ».Comme le dit encore  Berdiaef : « La philosophie n’a pas d’objet et ne doit pas en avoir. Pour elle, rien n’est objectivé. Pour moi l’objet n’a aucun sens, car le sens réside dans ce qui est en moi, dans ce qui se produit par moi, c’est-à-dire dans le monde spirituel … La tragédie naît quand la valeur morale, au sens étroit du terme, se dresse contre la valeur cognitive et esthétique. L’homme est alors obligé d’être cruel en devant sacrifier une valeur à une autre. Soit il renonce à la création au nom de valeurs religieuses ou morales, soit il renonce à la morale et à la religion au nom de la création ». 

2) Par ailleurs,  deuxième élément qui menace l’esprit, la chosification. La réalité n’est pas une chose. Elle est une activité. Comme le dit Berdiaef : « L’Évangile vise l’homme intérieur, spirituel, et non l’homme extérieur, social. Il nous convie à un réveil, à une renaissance spirituelle, à une pénétration dans le Royaume de Dieu et non à des œuvres extérieures dans le domaine social. Il tend vers le principe éternel de l’âme humaine, indépendamment des époques historiques et des situations sociales… La création est géniale par nature. L’homme en tant une créature a été fait génial.  La génialité reflète en lui l’image du Dieu créateur … Le génie est intérieur et non extérieur. Il s’exprime par la qualité de la personne ». Avec la chosification, elle cesse d’être une activité. Quand elle est objectivée elle est chosifiée. Quand elle est chosifiée elle débouche sur un homme seul avec en face de lui un monde indifférent, insignifiant.

3) Troisième élément enfin qui menace l’esprit, le bien et le mal. Quand la réalité est objectivée et réifiée le bien et le mal apparaissent, le bien étant ce qui va dans le sens d’un ego solitaire et tout puissant et le mal ce qui s’y oppose. D’où, pour reprendre la terminologie de Carl Schmitt, la division du monde en deux avec d’un côté les amis et d’un autre les ennemis. Il est courant de penser le mal comme l’opposé du bien. Dans le livre de la Genèse, le mal réside dans le couple du bien et du mal dont il est demandé à Adam qu’il n’en consomme pas. Adopter une telle logique, conduit à sortir de l’humanité en se plaçant en face d’elle et au-dessus d’elle. Cela revient à prendre la place de Dieu. Position d’idolâtrie tuant celui-ci. C’est, en ce qui nous concerne, faire triompher l’inquisition, la pensée bourgeoise et le totalitarisme.

S’agissant de l’Inquisition, Berdiaef écrit : « Je suis un anarchiste mystique au sens où pour moi Dieu est avant tout liberté et libération de l’esclavage du monde ; Le règne de Dieu est anarchie ». À ce titre, ce qui n’est pas contradictoire, l’Église est la liberté-même quand elle est mystiquement vécue. Comme le dit Berdiaef : « L’Église est une réalité ontologique. Son ontologie est encore à peine divulguée … Elle appartient au monde des choses invisibles. Elle est une réalité spirituelle supérieure… L’Église est le cosmos christianisé. Le cosmos christianisé constitue la beauté. La beauté est le but de la vie universelle. Elle est la déification du monde ». Quand en revanche l’Église n’est plus mystiquement vécue, devenant une réalité extérieure aux mains des pharisiens, elle devient l’ombre d’elle-même. D’où cette réflexion de Berdiaef quand il écrit : « Alors que la loi n’affranchit pas de la servitude, la rédemption désigne une libération. Le Rédempteur est un Libérateur en effectuant un renversement révolutionnaire dans les jugements moraux, une transmutation de toutes les valeurs, en éliminant un nombre incalculable de tabous, l’effroi ainsi que l’impureté afin de transférer toutes choses dans la profondeur du cœur humain ».  C’est alors que la catastrophe se produit. En l’occurrence l’inquisition à propos de laquelle Berdiaef écrit : « Le mythe du Grand Inquisiteur de Dostoïevski est un mythe universel qui concerne aussi bien le catholicisme et son autoritarisme que le communisme et son totalitarisme ».  

S’agissant de la pensée bourgeoise Berdiaef écrit : « De toutes les formes d’esclavage humain, l’asservissement à la société est la plus importante. La sociologie veut nous persuader que c’est la socialisation qui a créé l’homme. L’homme vit à l’égard de la sociologie dans un état d’hypnose sociale en tenant pour vraie l’idée que c’est de la société qu’il reçoit sa liberté. « Ce que tu as de meilleur c’est de moi que tu le tiens » lui suggère-t-elle. La soumission de la personne à la société, au peuple et à l’humanité est le prolongement des sacrifices humains … La personne est effroyablement solitaire dans le monde bourgeois-capitaliste. D’où la lutte des individus pour une amélioration de leur existence, lutte faussée du fait qu’elle est uniquement mécanique et matérialiste. De ce point de vue, le socialisme est aussi bourgeois que le capitalisme. Plongé irrémédiablement dans la vie de ce monde, il ne croit qu’aux choses visibles. C’est la raison pour laquelle le problème social devient un problème spirituel et moral, ce problème étant celui de la naissance d’un nouvel homme ». 

S’agissant du totalitarisme Berdiaef écrit : « Le mensonge des révolutions politiques et sociales consistent en ce qu’elles désirent exterminer le mal extérieur en le laissant subsister intérieurement. Les révolutionnaires, de même que les contre-révolutionnaires, ne commencent jamais par surmonter et déraciner le mal en eux-mêmes. Ils veulent toujours le supprimer chez les autres dans leurs manifestations secondaires et extérieures. L’attitude révolutionnaire à l’égard de la vie est une attitude superficielle et sans profondeur. Il n’y a dans les révolutions rien de radical. Elles ne sont que des mascarades et des changements de costume. Elles triomphent moins du mal qu’elles ne le répartissent autrement en le faisant exister sous d’autres formes…Progressiste sur le plan social, la Révolution russe a été réactionnaire sur le plan culturel. Sa vision de la vie intellectuelle a été arriérée. Elle a détruit la liberté de pensée ainsi que la pensée en rendant la condition des défenseurs de la culture proprement insupportable ». 

Septième clef : La création

Il y a dans l’attitude de Berdiaef à l’égard de la création, un mode de pensée remarquable. Ce mode consiste à adopter une attitude existentielle ferme et exigeante en ne rationalisant pas le mal. Si l’on veut pouvoir s’en préserver il faut appeler le mal le mal, la catastrophe la catastrophe, la tragédie la tragédie. Cette attitude est la même que celle qui consiste à appeler la liberté la liberté en restant fermement ancré en elle. Une telle attitude est possible quand on laisse parler le sans fond, le sans limite, l’Ungrund. Attitude que l’on trouve dans le fait d’exister pleinement, de tout son être. Attitude totalement religieuse et totalement pensante à la fois, l’une appelant l’autre. D’où une réaction vive de Berdiaef contre le panthéisme et l’occultisme dans lesquels il voit la tentation de rationaliser le mal. Réaction qu’il motive en écrivant : « L’occultisme, la théosophie et l’anthroposophie sont cosmocentriques. C’est la raison pour laquelle je les critique. La vérité est, selon moi, anthropocentrique. Le christianisme est un anthropocentrisme ». Face à cette objectivation Berdiaef oppose la pensée qui n’objective pas, la pensée du symbole ; pensée créatrice par excellence au sujet de laquelle il écrit : « Le symbole nous apprend que le sens d’un monde réside dans un autre… Notre monde naturel empirique ne possède pas en lui-même la source de vie capable de donner un sens à son existence. Il la reçoit symboliquement du monde spirituel… Seul le symbolisme est capable d’exprimer et de sauvegarder la profondeur, le mystère et l’infinité du monde divin, sa distinction d’avec le monde naturel et son lien avec lui … Le symbolisme se justifie par le fait que Dieu est à la fois connaissable et inconnaissable… Le symbolisme suppose l’abîme, l’Ungrund de la vie divine, l’infini dissimulé au-delà de tout ce qui est, la vie ésotérique de Dieu ».

Le rapport au symbole le montre : s’il y a une chose qui caractérise Berdiaef c’est son sens de l’au-delà et sa fidélité à l’au-delà. Qu’est-ce qui l’unit à Dieu ? L’au-delà. Qu’est-ce qui le relie à la liberté ? L’au-delà. Qu’est-ce qui le conduit à  penser le symbole ? L’au-delà. De Dieu au symbole en passant par la liberté, une constante : l’au-delà. C’est lui qui conduit la pensée en l’ouvrant sur la création. Comme l’écrit Berdiaef à son sujet : « L’éthique de la création est une éthique énergétique et dynamique. Éthique de la vie elle repose sur l’énergie et non sur la loi. À la différence de l’éthique juridique qui, s’agissant du mal, trouve une solution en le tranchant et en l’exterminant, elle cherche à le transfigurer. Alors que l’éthique de la loi renvoie à un monde fini et replié sur lui-même, l’éthique de la création renvoie à un monde infini et ouvert… L’éthique de la création est toujours prophétique. Elle est toujours prophétique. Si elle a un sens du social, elle s’enracine dans la personne et non dans le collectif … Tout ce qui ne procède pas de la création dégage un mortel ennui ». 

L’homme est relié à Dieu et à travers lui à la dimension spirituelle de l’existence, relation qui rend libre quand elle est vécue. Tout au long de sa pensée Berdiaef n’a cessé de le rappeler en indiquant que cette dimension venue de l’au-delà appelle l’homme en l’invitant à aller au-delà.  D’où cette éthique que Berdiaef offre à la fin de La destination de l’homme dans laquelle il est dit : « Agis comme si tu entendais l’appel de Dieu en toi et que tu étais invité à coopérer à son œuvre. Découvre en toi la conscience pure et originale. Discipline ta personne. Lutte contre le mal en toi et autour de toi afin de transfigurer et d’illuminer les méchants ». 

Jacob Böhme et Nicolas Berdiaev, une filiation spirituelle et philosophique par Patricia Lasserre
  1. Introduction

Berdiaev est l’un des 1er philosophes au sens strict du terme à avoir décelé et révélé publiquement la profondeur des révélations de Jacob Böhme en France après Émile Boutroux et Alexandre Koyré au début du 20ème siècle.

Le 1er auteur français à s’être intéressé et à avoir traduit les œuvres de Böhme est le théosophe Louis Claude de Saint Martin au 18ème siècle, ce dernier ayant appris l’allemand dans ce but précis. Ses traductions et études sont d’ailleurs passées pratiquement inaperçues à l’époque et le sont encore aujourd’hui dans notre pays. Jacob Böhme a pourtant été diffusé très tôt dans son pays et traduit dans la plupart des autres pays du monde dont l’Angleterre et la Russie dès la 1ère moitié du 17ème siècle. Puis lentement l’auteur y est devenu populaire dès le début du 20ème siècle il y était considéré comme un saint.(Cf. L’idée russe, chap. 8).

Berdiaev séduit à son tour par la pensée vivante de Böhme a traduit en français et préfacé le Mysterium Magnum de deux études précieuses : L’Ungrund et la liberté » suivie de « La doctrine de la Sophia et de l’androgynie primitive. Jacob Böhme et les courants sophiologiques russes » (en 1945). Des thèmes qu’il affectionne particulièrement comme nous allons le constater.

Mais avant d’aller plus loin penchons nous sur le personnage énigmatique Jacob Böhme, cordonnier de son état, né en 1575 près de Görlitz en Allemagne et mort dans cette ville en novembre 1624.

De confession protestante ses parents possédaient des terres. Mais vu la constitution physique fragile de leur fils ils décidèrent de lui faire suivre des études de cordonnier plutôt que de le faire travailler aux champs. Il ouvrit sa boutique et se maria avec la fille d’un boucher bourgeois de la ville. Il raconte avoir eu sa première révélation en 1600 à l’âge de 25 ans, à la vue d’un jeu de lumière sur un vase d’étain. Il comprit alors que la lumière ne peut se révéler que sur un fond obscur à savoir les ténèbres et que l’un ne va pas sans l’autre. Ce fut le point de départ de son premier ouvrage « L’aurore naissante ou la racine de la philosophie, de l’astrologie et de la théologie » (1612). Puis dix ans plus tard il reçut le don du Saint Esprit selon ses propres dires rapportés par son biographe Abraham Von Franckenberg. Tous ses ouvrages ultérieurs sont des développements de son premier livre un mémorial personnel non destiné à la publication dans un premier temps. Ses amis le firent malgré tout circuler à son insu, jusqu’au jour où l’ouvrage tomba entre les mains du pasteur de Görlitz Gregor Richter, ce dernier fou de jalousie le fit condamner et emprisonner quelques jours. Il dû s’abstenir d’écrire pendant environ 6 ans. Puis il reprit la plume vers 1617-1618.

Le cordonnier théosophe avoue n’avoir jamais trouvé dans aucun ouvrage les révélations qui s’imposèrent à lui.

II) L’héritage de Böhme : une filiation avérée 

Aux yeux de Berdiaev Böhme tout comme Baader s’apparente à l’esprit russe qui lui est si cher : «…en raison de nos qualités spirituelles, notre mission est de construire une philosophie de la tragédie, car le rationalisme optimiste de la pensée européenne nous est étranger » (cf. De l’esclavage et de la liberté de l’homme). L’aspect tragique de la théodicée et de l’anthropodicée révélées par Böhme ne pouvaient donc pas laisser Berdiaev indifférent. De son propre aveu sa rencontre avec le théosophe allemand a joué un rôle déterminant dans la formation de sa pensée tant philosophique que spirituelle. Quels sont leurs principaux points de convergences ?

Il en a 3 principaux :

  • La valeur ontologique de la Liberté  et le principe de l’Ungrund/Déité/Gottheit (bedzna en russe) comme fondement de toute réalité et de Dieu lui-même
  • L’origine du mal : le principe des ténèbres et la dimension tragique propre à la théodicée et à la cosmogonie qui implique un développement intra-divin.
  • La Sophia et l’androgynie primitive

A) La liberté comme fondement ultime de toute la création : l’existence de trois libertés

  • La liberté métaphysique  originelle se confond avec l’Ungrund, ou la Gottheit en allemand) comme fondement de toute réalité et de Dieu. Berdiaev affirme dans sa première étude (p.16) que Böhme est le 1er de toute l’histoire de l’humanité à avoir reconnu la liberté comme le fondement ultime de toute la création, de Dieu y compris. Mais d’où provient-elle selon Böhme?

La liberté prend vie à partir de la volonté indéterminée qu’est l’Ungrund, on traduit ce terme allemand par « sans fondement » c’est un abyme insondable et à jamais mystérieux. Avec sa vision de l’Ungrund le cordonnier est assez proche de la kabbale (notamment la notion de l’En Sof que l’on traduit par l’infini, l’illimité, l’insondable).

L’Ungrund n’est pas un concept on ne peut le traduire qu’en symboles. C’est comme un Néant primordial indéterminé contenant en son sein toute la création, les ténèbres et la lumière, le bien et le mal. Pour se le représenter on peut imaginer un Inconscient Divin prenant conscience peu à peu de lui-même, selon un processus évolutif, et de ses capacités créatrices jusqu’à devenir qui il est en son essence : Dieu trinitaire le créateur. Selon Berdiaev la liberté revêt un caractère ontologique : « La liberté de l’Indéterminé n’est ni lumière ni ténèbres ni bien ni mal. La liberté réside dans les ténèbres et a soif de lumière. Et la liberté est la cause de la lumière ». (1ère étude p.26).

Le philosophe se défend d’avoir emprunté cette intuition à Böhme, selon Laurent Gagnebin cette notion de liberté infondée est présente en germe dès le 1er grand ouvrage de Berdiaev « Le sens de la création ». Elle est le moteur de sa vie comme de sa philosophie. La liberté a un statut métaphysique, ontologique non pas psychologique ou éthique. Mais Berdiaev  va plus loin que le cordonnier théosophe, il la situe « au-delà » du Dieu créateur trinitaire, dans une antériorité temporelle : la Liberté est antérieure à Dieu elle est inhérente à l’Ungrund elle est en dehors de Dieu, alors que pour Böhme elle est en Dieu lui-même. Ce dernier introduit donc un principe temporel au sein de l’éternité : « L’éternité habite dans le temps, mais sans sortir d’elle-même, néanmoins les deux sont aussi proches l’un de l’autre que le feu et la lumière. Toutefois ce sont bien deux règnes distincts. » (De la signatures des choses, chap. 7, n°8)

L’Ungrund et Dieu sont liés par un rapport d’émanation chez Böhme comme dans la kabbale alors que selon Berdiaev il y a une scission entre les deux. C’est ainsi que le philosophe russe disculpe Dieu de l’existence du mal car la Liberté d’où provient le mal existe au sein de la Déité avant que Dieu ne devienne en acte le dieu trinitaire créateur qu’il est en puissance.

  • La liberté anthropologique : conçue traditionnellement comme une quête est considérée par Berdiaev comme un don divin, elle a été donnée à l’homme comme un présent. Il entrevoit deux premières libertés : la divine qui précède la chute et la diabolique consécutive à la chute (Sens de la création, chap. 6) obscurcie par sa déchéance. Ces deux types de libertés contiennent une négativité car elles autorisent un choix crucial celui d’opter pour le mal plutôt que pour le bien et paradoxalement elles peuvent faire en sorte de priver l’homme de sa liberté quand il penche du côté du mal. Le philosophe distingue la liberté créatrice par essence, du libre-arbitre qui n’est qu’une illusion de liberté car il n’offre pas la possibilité de créer mais seulement celle de choisir.

Dieu attend que cette liberté entachée, souillée redevienne effective, épurée, il espère pour ce faire que l’homme réponde librement à son appel. Mais par quel biais ?

  • La 3ème liberté ou la régénération (ou réintégration selon Louis Claude de Saint-Martin) et le rôle du Christ. L’homme pris entre une liberté irrationnelle qui a présidé à toute la création et une liberté latente, souillée, enfouie au plus profond de lui est libre de répondre à l’appel du divin et de dépasser l’antinomie causée par l’opposition des deux premières libertés pour en créer une troisième : « La source de la liberté de l’homme réside en Dieu, non en Dieu le Père, mais en Dieu le Fils. Or le Fils n’est pas seulement Dieu, mais homme spirituel Absolu, homme de toute éternité » (Essai d’autobiographie spirituelle, p.154). Le Christ seul est capable de permettre la réconciliation par la conciliation dialectique des deux libertés absolument inconciliables sans son intervention et de résoudre ainsi la tragédie humaine et divine (Cf. Le sens de la création). Grâce à sa nature théandrique et à son instrument : l’amour universel. Le Christ donne la possibilité à l’homme de se réconcilier avec Dieu en retrouvant sa liberté originelle perdue. La 3ème liberté est le cadeau du huitième jour de la création (d’où l’ouvrage de M.M Davy : Berdiaev L’homme du huitième jour). L’homme parvenant à retrouver toute sa dimension créatrice poursuit la création divine, telle est la 3ème révélation. Le philosophe remarque que la vocation créatrice de l’homme n’est pas mentionnée explicitement dans la Bible.

La question de la liberté est indissociable de celle de l’origine mal, le mal étant lui-même étroitement lié à la dimension tragique de l’Existence.

B) Le mal et la dimension du tragique dans la théodicée et la cosmogonie

Leur conception de l’origine du mal et de la tragédie qui s’est jouée non pas seulement en l’homme mais aussi en Dieu est novatrice et très similaire. Comment concilier l’existence du Mal et de Dieu tout puissant ? Telle est leur interrogation commune.

Berdiaev souligne le fait que Böhme est le 1er à avoir dévoilé le dynamisme tragique inhérent à la théogonie, dynamisme révélateur d’un Dieu qui n’est ni omnipotent, ni statique : « La vérité dernière sur le mal, c’est dans les visions géniales de Jacob Böhme qu’elle est enfermée (…) Le mal n’est pas enfanté par Dieu, il a sa source dans les fondements divins, dans l’abîme où naissent également les ténèbres et la lumière. C’est pourquoi il ne peut s’expliciter que si l’on admet à l’intérieur de la vie divine le principe de développement. » (Le sens de la création, chap.6). Le mal est accidentel il résulte de la Liberté. Dieu n’en n’est aucunement responsable. Le mal n’a pas de cause, il existe de tout temps au sein de l’Ungrund comme conséquence de la Liberté.

Le philosophe russe révèle à l’instar de Böhme le dynamisme tragique lié au divin et à la création du monde : « Le mythe de la chute nous parle de cette impuissance du Créateur à enrayer le mal consécutif à la liberté qu’il n’a pas créée ». (De la destination de l’homme, chap. 2).

Dans sa préface au Mysterium Magnum, Berdiaev relève à nouveau le processus intra-divin, contrairement à la philosophie ontologique de Platon et d’Aristote et à la théologie non seulement Dieu évolue mais son développement s’effectue dans la douleur, il « naît » à lui-même d’une lutte tragique entre les deux principes opposés :  le principe des ténèbres et le principe de la lumière. Il meurt donc à lui-même en tant que Dieu inconscient avant de renaître en tant que Dieu conscient mais non omniscient telle est la 1ère tragédie. Dieu le Père « naît » d’une opposition dialectique tragique qui a lieu au sein de l’Ungrund dans son inconscient donc. Ce mouvement antithétique, cette lutte que l’on retrouve dans le monde créé s’apparente à la philosophie d’Héraclite et de Hegel lui-même inspiré par Böhme. Le cosmos (qui signifie en grec « monde ordonné ») contrairement à l’étymologie ne serait donc pas régit selon une harmonie préétablie et bien orchestrée comme le soutenait Leibniz mais soumis à des lois chaotiques. Dieu n’est pas omnipotent puisqu’il n’a aucune prise sur le mal et sur la Liberté. Notons que La phénoménologie de l’esprit de Hegel est un développement et une transposition philosophique des révélations de Böhme qui demeure à ses yeux le plus grand philosophe allemand. A sa suite il prétend que tout ce qui existe dans les cieux et sur terre est à l’image de la triplicité divine d’où la fameuse dialectique hégélienne.

Ensuite seconde tragédie : la trahison de l’homme céleste influencé par l’Ange rebelle et sa chute (séparation douloureuse).

Puis enfin 3ème tragédie : le sacrifice nécessaire de son Fils le Christ.

Par conséquent non seulement Dieu n’est pas immuable mais loin d’être un être sévère et méchant  il évolue, c’est une personne sensible : « il devient une personne à partir du moment où il rencontre l’homme » (De l’esclavage. p. 51).  Dieu a besoin de l’homme pour poursuivre son évolution, sa création et pour s’épanouir. Il n’est pas l’Être statique et immuable dépeint habituellement par les philosophes et les théologiens. Il est comme un père compatissant ayant besoin de l’amour de ses enfants mais pouvant néanmoins s’en passer.

La dimension du tragique dans la théodicée böhméenne est unique et totalement originale selon Berdiaev. Dieu poursuit son évolution dans la douleur et dans la souffrance de la séparation, tout comme l’homme, et il n’a aucun pouvoir  d’enrayer le mal.

Dans sa seconde étude du Mysterium Magnum intitulée « La doctrine de la Sophia et de l’androgynie primitive. Jacob Böhme et les courants sophiologiques russes » Berdiaev se penche sur la sophiologie de Böhme qui d’après lui n’a pas d’égale.

   C) La Sophia et ses conséquences anthropologiques et philosophiques : l’androgynie et la sexualité

  • la sophiologie : Berdiaev consacre sa deuxième étude à cette révélation cruciale dans l’œuvre du cordonnier et dans la sienne. Mais d’après lui peu d’auteurs russes n’ont été capables de saisir son sens profond, des erreurs d’interprétation ont même été commises par Soloviev qui bien qu’ayant compris sa signification a réduit la Sophia au principe de l’éternel féminin. Seule l’interprétation de Serge Boulgakov trouve grâce à ses yeux.

Berdiaev écrit que par son intuition de l’Ungrund le théosophe de Görlitz a entrevu le principe des ténèbres et que par son intuition de la Sophia il a découvert le principe de la lumière. Berdiaev souligne que la « doctrine » de la Sophia est justifiée par la nécessité de révéler le lien intime unissant Dieu à l’homme. (2ème étude, p.42.). Il est vrai que Böhme peut paraître confus quand il s’agit de la positionner dans le processus de la théodicée, elle est parfois confondue avec l’Ungrund (Cf. De l’élection de la Grâce, chap.1,12) et parfois postérieure à la trinité. En fait la contradiction n’est qu’apparente, Sophia est bien présente dans l’Ungrund mais elle intervient à des moments distincts du développement divin et de la cosmogonie.

La Sophia, la Vierge céleste, la Sagesse divine, c’est la part de féminité de Dieu, elle est à la fois son imagination créatrice et son corps spirituel, la matière première de la création. Si Dieu a créé l’homme a son image alors Il a forcément lui aussi une nature androgyne. Dieu n’est ni masculin ni féminin il est les deux à la fois. Sophia est son œil intérieur et le miroir dans lequel il se reflète. Concrètement elle est son imagination créatrice, elle lui montre qui Il est et ce qu’il peut faire. Dieu ayant prix conscience de son potentiel a décidé de procéder librement à la création non par nécessité mais par envie voire de façon ludique dira Böhme.

Sophia c’est également la Virginité du 1er Adam, elle est sa pureté originelle perdue lors de la chute : « De toutes les doctrines parues sur la Sophia, la plus remarquable et vraiment la première dans l’histoire de la pensée chrétienne est celle de Böhme : ce fut une intuition parfaitement originale, car on ne saurait expliquer cette sophiologie par des influences, ni par des emprunts. » (Autobiographie, p.29). Comme le souligne F. Warrain, on peut cependant faire un rapprochement avec la Schekinah de la kabbale juive : l’image de Dieu produite au 1er jour de la création. Elle est aussi une médiatrice entre les hommes déchus et Dieu. Pour Böhme la virginité céleste symbolise le principe féminin de Dieu Créateur. La Sophia est évoquée dans plusieurs de ses ouvrages : De l’incarnation de Jésus-Christ, De la signature des choses et le Mysterium Magnum. Elle se situe dans le monde de l’émanation à la fois en Dieu et en l’homme céleste. Adam a été créé avec une âme vierge telle était sa part de divinité et sa part de féminité.

Par ce principe féminin divin Böhme prend ses distances par rapport au protestantisme cependant il veille à ne pas assimiler la Vierge Marie avec la Sophia, en réalité l’esprit de Marie en est le réceptacle, cela a été rendu possible grâce à l’action du Saint-Esprit (2ème étude).

La « doctrine » de la Sophia est indissociable du mythe de l’androgyne primitif chez Böhme, mais Berdiaev nous met en garde de ne pas confondre l’androgynie et l’hermaphrodisme (une erreur commise par L.C de Saint-Martin) caricature résultant d’une malformation physique.

  • Le mythe de l’androgyne est rapporté dès l’antiquité par Platon notamment dans Le Banquet et également dans la kabbale hébraïque. On constate de fortes similitudes entre les deux.

A l’origine, et à l’instar de Dieu, l’homme céleste était doté d’une double nature, masculine et féminine, cet être intégral se suffisait à lui-même, il se reproduisait de façon auto-suffisante et sans douleur. La chute eut pour conséquence tragique sa scission en deux natures ou « teintures » distinctes pour reprendre la terminologie böhméenne : le principe masculin s’est incarné dans l’homme Adam et le principe féminin s’est incarné dans la femme Eve. Berdiaev se réfère constamment à Böhme sur cette  question dans Le sens de la création, il renvoie aussi au chapitre 5 du Mysterium Magnum. Nous aurions gardé des traces  physiques de notre double appartenance, les hommes auraient conservé un semblant de  poitrine et les femmes seraient dotées d’un sexe masculin atrophié. L’homme déchu serait à la recherche de sa moitié, leur manque mutuel ne pouvant être comblé que par leur amour réciproque. C’est ce que l’on appelle communément les âmes sœurs. Pour Böhme la réunification parfaite de ces deux  teintures ne peut se réaliser qu’en Jésus-Christ, lui même incarnation du premier Adam, l’être Androgyne intégral parfait.

Berdiaev tire toutes les conclusions anthropologiques qui ont échappées à leur auteur lui-même. Il souligne que les intuitions du cordonnier sur la nature androgyne de l’homme ont été retrouvées par Freud. Le psychanalyste a démontré que l’homme et la femme ont une nature bissexuelle, leurs penchants sexuels  interviendraient au cours de l’enfance. En général chez la femme la nature féminine est censée prendre le dessus mais pas toujours, idem chez l’homme, d’où la possibilité de l’homosexualité. Si la nature masculine de la femme prend le dessus alors cela explique qu’elle soit attirée par les femmes et si la nature féminine de l’homme prend le dessus alors il sera davantage attiré par les hommes.

Mais qui sait si Freud n’a pas lui aussi lu Böhme très prisé en Allemagne depuis le 17ème siècle ?

Berdiaev a quant à lui parfaitement saisi les enjeux anthropologiques et spirituels qui découlent du rôle crucial de la sexualité de l’homme dans l’œuvre de Böhme.

  • Le rôle spirituel de la sexualité

Dans Le sens de la création le philosophe consacre en effet un chapitre entier à cette question, intitulé « la création et la sexualité » (chap. 8). Böhme aurait été le premier à avoir entrevu l’importance du sexe bien avant Freud et surtout ce qui est novateur sa dimension spirituelle, cela transparaît dans toute son œuvre. La sexualité revêt à ses yeux une dimension métaphysique : « L’homme reconnaît dans la sexualité les racines métaphysiques de son être : il semble que ce soit là, dans son organisme, le lieu de rencontre de deux univers différents. Et à cet égard, le secret de l’être est déposé dans la sexualité ». La sexualité est l’incarnation concrète, la « signature » (terme böhméen)  de notre nature spirituelle androgyne et divine.

Cependant l’acte sexuel est illusoire car suivi d’une séparation, d’un retrait. Il est pour nos deux auteurs une manifestation de la bassesse de l’homme consécutive à sa chute, réduit à se comporter comme un animal. Les deux auteurs ont effectivement ce point en commun de  dénigrer la condition bestiale de  l’homme déchu, Berdiaev avouait même ouvertement être dégoûté par la vision des femmes enceintes.

 III) Conclusion

L’homme constitue le point de départ de la réflexion philosophique et anthropologique de Berdiaev, anthropologue et pneumatologue avant tout, son but consistant à dévoiler sa part spirituelle tandis que l’origine des révélations de Böhme est mystique et théosophique. Ce dernier n’a pas à proprement parlé influencé Berdiaev, il l’a conforté dans sa pensée et lui a permis de la prolonger voire d’aller plus loin sur certaines questions fondamentales comme la Liberté, la dimension créatrice de l’homme et les conséquences anthropologiques qui découlent de sa « doctrine » de la Sophia et de l’androgynie primitive. Le philosophe russe a perçu en Böhme un précurseur tant au niveau de la théosophie que de l’anthropologie.

Pour répondre à la question qui sous-tend l’ensemble des exposés à savoir quelle spiritualité pour demain ? Je me rallierai à Berdiaev pour qui le salut ne dépend pas d’une nouvelle intervention divine mais de l’homme lui-même, de sa propre volonté de se libérer de ses nombreuses chaînes afin de retrouver sa Liberté originelle perdue. Il est le seul à détenir le pouvoir de renouer le lien indéfectible l’unissant à son Créateur et de répondre ainsi à son appel.

Table ronde du colloque sur Nicolas Berdiaev

Avec la participation de tous les conférenciers

P. Philippe Dautais : l’exposé sur Jakob Böhme de ce matin peut intriguer certains chrétiens. L’exposé d’hier après-midi de Bertrand Vergely nous a précisé l’Ungrund dans une dynamique d’accomplissement. Mais ce qui est révélé ici c’est que Dieu est vivant et si Dieu est vivant, Il n’est pas statique, il est dans un  mouvement qui va vers le plus que parfait, vers plus de vie. Je crois qu’il s’agit de le voir dans cette perspective là.  La liberté signifie le mouvement.

Pourquoi un exposé sur Jacob Böhme ce matin ? C’est parce que Berdiaev a été très touché par l’approche théosophique de Jacob Böhme. A ce titre, il ne pouvait être absent pendant ces 3 jours mais il faut bien reconnaître que son témoignage vient bousculer notre approche et nos représentations, en particulier par rapport à la vision de Dieu que nous avons, celle élaborée par la théologie chrétienne. Alors je voudrais dire par rapport à la perception de Jacob Böhme (puisqu’il dit que c’est une expérience), que cette expérience est subjective. L’expérience de Jacob Böhme appartient à Jacob Böhme et on n’est pas forcément d’accord avec lui. En l’occurrence, placer l’Ungrund, c’est à dire la liberté dans un au-delà de Dieu, c’est poser une liberté impersonnelle au-delà du Dieu Trinitaire. Ce qui fait poser questions ? Y aurait-t-il une sur-essence Divine qui serait au-delà de Dieu et une liberté qui transcenderait  même les Personnes divines ? Sans les Personnes, la liberté ça veut dire quoi ?

D’autre part, j’ai dit clairement dans mon exposé, que pour la tradition chrétienne, le « je », c’est à dire la dimension de la personne est transcendante à l’être. « Je » n’est pas résumé par l’être et « je » est justement l’espace de liberté même. Le mystère est par excellence ce qui nous échappe, il concerne les dimensions de la personne et de la liberté.

Il est étonnant de constater, comme j’essaie de le montrer, que, d’une part, Nicolas Berdiaev mette en avant la théologie de la personne et de la liberté et d’autre part, rejoigne Böhme pour dire que la liberté est antécédente à Dieu, ou en tout cas se conjugue d’une manière différenciée avec la personne. On peut relever ici une contradiction. Dun côté, la liberté serait transcendante à la personne, de l’autre elle serait un attribut de la personne.

Comment peuvent s’articuler ces deux propositions ? Voilà un vrai sujet d’échanges.

Pour moi, la liberté est liée à la personne. La personne est liberté, elle est une possibilité d’affranchissement et de transcendance par rapport à la nature. La personne signifie l’irréductibilité à sa nature et simultanément la nature est nécessaire à la mise en mouvement de la personne.

Nous avons bénéficié de la richesse des interventions pendant ces 3 jours. Nous osons aller dans des espaces qui ne sont pas communs, sur les plans théologique et anthropologique. Je vous propose  cet après-midi de creuser ces thèmes, notamment le concept de l’Ungrund et la question du mal. Peut-on le situer dans l’antériorité même de Dieu ?

Bertrand Vergely : Oui, alors moi je pense que c’est un vrai problème, mais on peut trouver une solution à cela ! Quel est le problème ? Le problème c’est qu’on est dans un monde chrétien qui est abreuvé par un théisme théocratique, c’est à dire qu’on met Dieu, et Dieu c’est un monarque qui dirige tout, et ce monarque finalement, Il finit par être le père du mal, et Il nous envoie le mal pour notre bien. On a tous été abreuvés par cette théologie théocratique qui fait de Dieu le père du mal !

Qu’est-ce qui est extraordinaire chez Berdiaev ? C’est qu’il sort du théisme théocratique. Pour sortir du théisme théocratique, il revient vers le Dieu ineffable qui est à mon avis le Dieu de la Vie, c’est à dire un Dieu infini. Le gros problème auquel on est confronté c’est que si on passe du théisme à l’ineffable et ce qu’on fait au fond : on met l’ineffable avant Dieu. Le risque c’est de déduire Dieu de l’ineffable et de dire : au départ se trouve l’infini, l’ineffable ; et puis Dieu, la Trinité ça n’est finalement qu’une conséquence du Dieu ineffable.

Alors moi je crois qu’on peut trouver un principe d’équilibre ; c’est qu’il faut et Dieu et l’ineffable et qu’il n’y a pas de Dieu sans ineffable et il n’y a pas d’ineffable sans Dieu. La preuve : vous lisez Berdiaev quand il parle de l’ineffable, donc de l’Ungrund, il parle immédiatement après de Dieu, il ne laisse pas Dieu tout seul. Il dit : il y a l’ineffable, mais attention, de l’ineffable sort le Dieu Trinitaire et le Dieu Créateur. Et donc je crois que pour l’exposé, il y a une espèce de succession mais dans la réalité ça va ensemble. Pourquoi je dis ça ? Parce que Berdiaev dit : « la pensée de l’homme la plus importante c’est Dieu, et le christianisme est la religion de Dieu, et le Christ c’est la manifestation de Dieu », mais il veut absolument sauver l’ineffable.

Donc je pense que si on maintient toujours la relation « ineffable-Dieu » et « Dieu-ineffable », là on ne s’égare pas. Si on partait uniquement dans l’ineffable alors à ce moment là, on est confronté à quelque chose qui serait une pure contradiction dans le système de Berdiaev. C’est à dire qu’il fait dépendre Dieu Trinité de Dieu totalement impersonnel à savoir l’Ungrund ; et puis il y aurait une espèce de déduction de Dieu et ça c’est l’essence du matérialisme et de l’athéisme, c’est de nous expliquer d’où vient Dieu. Alors quand Marx nous explique d’où vient Dieu, on s’aperçoit que ça vient d’une espèce de malheur social. Quand Freud nous explique d’où vient Dieu, ça vient d’une névrose paternelle ! Alors, donc ça vient d’une pathologie ! C’est à dire que ceux qui nous expliquent d’où vient Dieu, c’est ceux qui n’y croient pas ! Mais je crois que ce que veut dire Berdiaev, c’est que Dieu vient de l’ineffable de Dieu et que Dieu est encore plus ineffable que tout ce que nous pouvons imaginer. C’est pour ça qu’à la fois, c’est lumineux et ténébreux. J’espère que mon exposé n’aura pas été trop ténébreux !

P. Philippe Dautais : Nicolas Berdiaev disait : « Dieu n’est en rien semblable à l’image que l’on s’en fait ». Il soulignait ainsi la dimension apophatique.

Michel Fromaget : je suis convaincu, comme Bertrand, que notre inconscient continu d’être infiltré, quoi qu’on en veuille, par cette image d’un Dieu théocratique, d’un théisme théocratique, d’un Dieu pharaon, d’un Dieu despote, d’un Dieu tout puissant. Bon, il est vrai que la révélation, telle que nous l’expliquent Berdiaev et ces grands maîtres, nous aide à nous détacher de cela. Et moi je dois dire que quand je les ai découverts, je leur dois une dette infinie parce qu’ils m’ont débarrassé de cette image qui traînait toujours dans ma tête et qui me bloquait littéralement. L’enseignement que j’avais reçu faisait en effet grand cas du Dieu de l’Ancien Testament considéré dans ses œuvres : le massacre des premiers nés en Égypte, l’ordre donné à Josué au moment du siège de Jéricho d’aller massacrer tout le monde (hommes, femmes, vieillards, enfants et jusqu’aux animaux même), le conseil donné  à Élie d’aller égorger les prêtres de Baal de ses propres mains,… ! Et cet enseignement me demandait de croire que ce Dieu-là et celui révélé par Jésus Christ étaient le même ! Quant à moi, cette façon de présenter les choses sans nuances m’a littéralement bloqué. Et éloigné du christianisme pour très longtemps. Et il est vrai que c’est à Zundel et Berdiaev que je dois de m’avoir expliqué avec clarté que le Dieu vétérotestamentaire et celui de Jésus-Christ sont certes le même, mais vécu et compris de manière radicalement différente. Et leur explication m’a définitivement libéré de l’image ancienne – celle du Dieu despote – qui certes a pu être autrefois recevable, mais qui moi me poussait vers l’athéisme. Suis-je d’ailleurs totalement libéré de cette image ? Je ne l’affirmerai pas à cent pour cent car j’en repère encore parfois dans mon inconscient quelques séquelles… mais dont je suis maintenant, grâce à eux, assez grand pour ne plus en être victime.

Voilà une de mes dettes à l’endroit de ces 2 hommes. Je pense donc que cette image a pu être nécessaire historiquement parlant et je n’ai pas à porter de jugement là-dessus. Mais je pense que de nos jours elle constitue une entrave catastrophique comme le montre qu’elle sert de point d’appui à un athéisme militant et revanchard dont l’audience, me semble-t-il ne cesse de croître.

Question: le néant, le rien, la vulnérabilité de Dieu, en un mot le féminin de Dieu, voilà la découverte qui invite chacun à un champ de possibles malgré sa propre vulnérabilité. Le mal est redoutable, impossible à contourner, à prendre au quotidien à bras-le-corps. Le pourquoi de ce mal trouve des réponses mais nous laisse devant ce parallèle et voici la question : Dieu m’invite à co-créer. Suis-je co-créateur de ce mal ?

Bertrand Vergely : je voudrais revenir sur la question du mal parce que je crois qu’il faut bien comprendre ce que Berdiaev appelle « le mal ». En fait, dans un livre, qui est un livre raté (même s’il y a plein de fulgurances), qui s’appelle « la dialectique de l’humain et du Divin », Berdiaev a une page sur le mal et il finit par dire : « le mal c’est la mort ». Et qu’est-ce qu’il entend par la mort ? Par la mort il entend la pensée bourgeoise, c’est à dire l’individu qui est séparé.

Et voilà comment je vois les choses : Dieu crée, Dieu, c’est un surcroît de vie, un geyser de vie et Il va de plus en plus loin, de gloires en gloires, de commencements en commencements, par des commencements qui n’auront pas de fin. A un moment, Il crée l’homme avec cette possibilité débordante, et pour des raisons inexplicables l’homme s’arrête, il rentre dans la mort et là on a toutes les destructions. Toutes les horreurs viennent de cela. Pour Berdiaev, c’est l’essence de la pensée bourgeoise, c’est à dire l’homme qui s’arrête et qui ne va pas plus loin. L’homme arrête de créer ; c’est à dire, tout d’un coup ce n’est pas qu’il fait quelque chose, c’est qu’il arrête de faire.

Saint Augustin pense que l’homme a une mauvaise volonté, alors ça voudrait dire que l’homme a quelque chose de mauvais à l’intérieur de lui-même et il veut le mal ! Mais la vérité, c’est que l’homme ne veut rien, il arrête de vouloir ! Et si l’on relit le thème de la Genèse, on s’aperçoit qu’à un moment, devant le serpent, le féminin est passif ; et c’est cette passivité qui est à l’origine de toutes choses, et là ça donnerait raison aux pères de l’Église de dire : « le mal c’est l’absence de bien ». Le mal ce n’est pas une volonté, c’est une absence de volonté et tout d’un coup, quand il y a une absence de volonté (comme le disait Michel tout à l’heure), tant que tu ne t’occupes pas de Dieu, alors à ce moment là, c’est tout le côté non-accompli de toi-même qui s’occupe de toi ! Voilà comment je vois les choses.

P. Philippe Dautais : je compléterai ce que vient de dire Bertrand par une approche différente, sur la question du mal comme l’absence de bien ou absence de volonté, l’arrêt de la volonté. Pour moi, principalement,  l’homme ne s’est pas arrêté, parce qu’il est toujours en mouvement sous l’impulsion de l’éros, mais il est mal orienté, car il a perdu son orient.  Nous retrouvons ici cette notion qui est à l’origine du mal, qui s’appelle le péché (ça veut dire mal orienté), donc cette « mal-orientation » qui est une déviation ; une torsion. Comme le dit Bertrand, à l’origine il n’y a que vie, il y a un bouillonnement de vie en Dieu, et l’homme est créé à l’image de Dieu. Dieu dépose en l’être humain un bouillonnement de vie. A l’originel de l’être humain, il y a de la vie et pas la mort ! La mort vient par l’arrêt de la vie. Je suis d’accord, mais pas seulement ! Elle vient aussi par une perversion de la vie. Pour moi, il n’y a pas du bien et du mal dans l’être humain et c’est pour ça que je ne suis pas d’accord avec Jacob Böhme qui situe le bien et le mal en Dieu. Car on place dans la transcendance le bien et le mal et on donne une ontologie au mal, ce qui fait de l’homme une victime.

Certes la mort est l’arrêt de la vie, elle vient aussi du fait que l’énergie de vie qui n’est pas mise en mouvement se retourne contre soi et devient pulsion de mort. La force de vie qui n’est pas investie dans la création, dans la fructification des talents et des compétences se retourne contre soi. Quand on rate un projet, quand on n’ose pas son propre désir, quand on n’ose pas son propre éros, quand on n’ose pas la vie, eh bien que se passe-t-il ? Ça se retourne contre soi dans une dévalorisation de soi, une dénégation de soi, une frustration donc quelque chose qui devient pulsion de mort. Là où il y a perversion. Regardons aujourd’hui, nous investissons toute notre énergie au service de la croissance matérielle au lieu de l’investir dans la croissance spirituelle, c’est à dire dans l’accomplissement de l’être humain. Elle s’applique complètement à l’horizontale et nous enferme dans un monde limité, un monde clôt sur lui-même, un monde qui va vers la mort au lieu d’aller vers la vie.

Bertrand Vergely : on peut dire qu’on peut faire vivre une vie illimitée et que l’on peut faire vivre une vie limitée. Et qu’est-ce que c’est le processus dans lequel on est ? C’est que tout d’un coup, on fait vivre une vie limitée et qu’on fait croître une espèce de vie qui tourne en rond sur elle-même en croyant que c’est illimité.

P. Philippe Dautais : mais le problème c’est qu’on investit une puissance illimitée dans le limité. Nicolas Berdiaev reprend ça et dit : « le problème c’est le fait d’investir totalement l’infini dans le fini », et il place là la question de la mort et la question du mal. C’est bien notre problématique. L’éros, la force de vie a pour fonction de nous emmener vers plus de vie. Mais si l’éros n’est pas mis en mouvement dans une juste orientation, vers l’accomplissement de la vie de l’esprit, on aboutit à une négation de Dieu, à une négation du Donateur de Vie en nous, et finalement à une négation de nous-mêmes.

Michel Fromaget : Zundel disait exactement la même chose sur le mal. Il y a cette phrase dans ses écrits : « le mal c’est refuser de se faire homme, c’est refuser effectivement d’être co-créateur ». La co-création c’est d’aller librement dans le sens de ce projet, de ce devenir que Dieu propose et auquel Il nous appelle et nous incite. Voilà ce qu’est le geste créateur. Vers ce plus de liberté, toujours ! Alors que l’inverse s’est se fermer, se refuser, donc se « décréer » et là est le mal.

Bertrand Vergely : un jour un moine du mont Athos disait : « ce qui est dommage c’est que l’homme se contente de peu ». L’homme a des royaumes, des trésors à donner, et tout d’un coup il se contente de peu.

Question: pourquoi Dieu a-t-Il accepté de se retirer, parce qu’en acceptant de se retirer Il accepte que l’homme choisisse cette possibilité de ne pas vivre, de dédier à Dieu sa vie ?

P. Philippe Dautais : il y a un disciple de Berdiaev qui a très bien dit cette chose, il s’appelle Olivier Clément, il dit : « c’est inhérent au mouvement de l’Amour, que de se retirer ». C’est à dire que l’amour ne s’impose pas ! L’amour ne contraint pas ! Donc on ne peut pas penser « Dieu Amour » et penser la contrainte, penser l’imposition de soi malgré l’autre. Dieu dit non pas « viens vers moi » mais, « va vers toi ». Ce « va vers toi » est un risque énorme ; c’est offrir effectivement la possibilité d’une liberté.  Comme le disait Olivier Clément, « la liberté, c’est la possibilité de dire non ». Dire non à l’Amour, c’est s’inscrire dans une rupture de réciprocité, c’est une possibilité. Prenons l’exemple du fils prodigue, il dit non, mais il fait tout un chemin qui le conduit vers la découverte de la filiation ; alors que le fils aîné qui est resté par devoir, passe à côté, il reste dans une mentalité de serviteur, « ne savais tu pas que tout ce qui est à moi est à toi, lui dit le Père. Il y a ici quelque chose de profond, c’est l’encouragement à aller jusqu’au bout de la liberté. Et je rejoins là complètement Bertrand, je pense que nous n’allons pas au bout de notre liberté ; c’est à dire que nous prenons une demie-liberté, ou des fausses libertés, ou des illusions de liberté, ce qui fait qu’on ne va pas au bout du processus, nous restons dans des niveaux médians qui ne nous font pas découvrir la profondeur de la liberté.

Par exemple ce matin, nous avons parlé du libre-arbitre. Le libre-arbitre n’est qu’un aspect de la liberté. Le libre-arbitre est une étape et on s’arrête dans cette étape là. Aujourd’hui, dans la société nous vivons la simulation permanente du libre-arbitre, du libre-choix, on s’enferme dans des choix. Mais choisir une chose c’est toujours renoncer à autre chose, c’est toujours frustrant et de plus soumis à quantité de conditionnements. Nous sommes alors dans l’illusion de la liberté. Comme le disait la petite Thérèse : « la vraie liberté c’est de choisir tout », d’aller vers la plénitude. Pour cela, il faut assumer les contradictoires.

B.V : pour reprendre ce que vous disiez, vous êtes père de famille, en étant père de famille vous avez créé la possibilité que votre enfant soit éventuellement un délinquant.  Mais ça ne vous a pas empêché de créer votre enfant et vous êtes plus content qu’il existe, même si à un moment il a fait des erreurs ! Donc on dit : « pourquoi est-ce que Dieu a préféré qu’on vive même si on fait des erreurs en vivant, plutôt qu’on ne vive pas ? D’abord je te veux vivant et puis qu’effectivement, je prends le risque qu’à un moment, l’éducation que je te donne ne donne pas les résultats que j’aurais souhaité. Mais ce n’est pas pour ça que je vais arrêter la vie ; parce que Dieu est vie et Il veut non seulement la vie, mais votre vie !

Question : comment faire rayonner ce qui est intérieur en soi, et puis après pour le faire mettre en acte au quotidien ; et comment faire le lien entre cette conscience et cet éveil, et comment le faire vivre et le transmettre ?

Jean-Marie Gourvil : Après nos interventions respectives, le père Philippe et moi avons commencé à aborder la présentation de la pensée de Berdiaev vers le champ de l’action dans la Cité, mais nous n’avons pas pris le temps de prolonger cette réflexion, comme si la réflexion sociale de Berdiaev n’avait pas en fait grand intérêt. Or elle est essentielle pour comprendre le personnage et ne pas réduire sa pensée à ses seuls aspects anthropologiques, voire ésotériques. On peut aborder sa pensée sociale de façon simple. Dans la vision de l’histoire de Berdiaev, il y a un axe central qui m’a marqué depuis fort longtemps : sa critique de la modernité.

Il voit le mouvement de l’histoire en trois phases :

  • Une première phase couvre l’antiquité et va jusqu’à la fin du moyen-âge
  • Une seconde phase se caractérise par l’entrée dans la modernité avec toute la créativité qu’elle a générée, mais aussi, à partir de la fin du XVIIème et le XVIIIème, avec l’adoption d’une vision réductrice et rationaliste de l’homme, l’enfermement dans les institutions étatiques et la naissance de l’esprit bourgeois.
  • Une troisième phase s’inaugure avec la conscience critique de la modernité, elle nous introduit dans une nouvelle époque, vers une nouvelle cité (titre d’une revue fondée peu d’années avant sa mort). Elle est le temps de l’irruption de l’Esprit dans l’histoire, temps qui précède la fin de l’histoire. C’est le temps par excellence de l’acte créateur en réponse à l’acte créateur de Dieu. Dans ce troisième temps de l’histoire intériorité et engagement dans la Cité vont de pair, nouvelle spiritualité plus incarnée dans l’histoire que jamais.

Bien avant d’autres penseurs Berdiaev a compris que la modernité traversait une crise profonde et quelle allait vers sa fin. Cette crise n’est pas seulement un aléa momentané de l’histoire moderne, elle signifie un changement de période. Nous quittons la modernité et entrons dans une nouvelle ère. Cette conscience de la fin d’un monde est essentielle pour comprendre Berdiaev. Sa pensée anticipe les intuitions qui seront celles de Michel Foucault, d’Ivan Illich, d’Edgard Morin, et de bien d’autres auteurs critiques de la modernité. Notre monde moderne se ferme, il s’enferme dans le « bourgeoisisme », les bureaucraties, le monde des machines. Il écrit sa critique de la modernité dans les années 20-40. Une fois la critique posée la question est de savoir alors : comment va-t-on bâtir la nouvelle époque ? Nous avions organisé avec Michel Fromager, en 2013, un colloque sur Berdiaev au cours duquel j’avais développé sa critique de la modernité. Les actes de ce colloque sont encore disponibles.

J’ai l’impression que pour franchir cette nouvelle époque, si l’on est fidèle à la pensée de Berdiaev, il est nécessaire d’entrer dans la vie intérieure, mais pour qu’il y ait une vie intérieure il faut accepter le sens du tragique de l’existence, et en même temps, ne pas s’enfermer dans le tragique, le morbide. La dénonciation incessante du mal- attitude conservatrice- n’est pas suffisante ! Le Huitième Jour vient et comme le dit Berdiaev : « à chaque fois qu’un acte créateur est posé, c’est le Huitième Jour qui vient !». Il faut se poser en appui à la création du monde (au sens que donne Berdiaev à l’acte créateur) en ayant un face-à-face permanent avec Dieu. Il faut aller dire à tous ceux qui sont en train d’inventer une nouvelle époque que Dieu est Amour et qu’il vient. On peut être dans la dénonciation, mais il faut appuyer tous les micro-mouvements qui sont dans cette espérance eschatologique, même si ceux qui les mettent en œuvre ne sont pas croyants, c’est leur humanité qui est en jeu, leur divino-humanité. Le souffle de l’Esprit passe aussi en dehors des Eglises.

Il faut développer par ailleurs une attitude assez critique et un grand discernement par rapport aux institutions : aussi bien celles de l’Etat dans lequel j’ai œuvré en tant que travailleur social et enseignant pendant des années, que celles des Religions qui sont souvent dans une position conservatrice (La Légende du Grand Inquisiteur). Comme disait Michel Foucault, il faut trouver dans les institutions et la société les lieux, il faut trouver les « brèches », il faut trouver les lézardes dans l’enfermement pour inventer de façon prophétique la nouvelle cité. Une fois que l’on a cette conscience que notre créativité est dans ces brèches, ces poches, ces lézardes, j’ai l’impression comme le disait Igor dans son intervention, qu’il est possible de se lancer, il faut oser. Il faut risquer en sachant cependant qu’il faut éviter à chaque fois de tomber dans des actions qui sombrent dans une réification, dans une dépossession de l’énergie initiale.

Quelquefois on est embarqué dans des actions qui comme Bertrand l’a bien dit, ne sont plus du tout en conformité avec les valeurs qu’on prônait. Il faut donc constamment dépasser, constamment être critique, constamment réinventer pour que l’intuition première ne s’épuise pas. J’ai l’impression, après tout le travail professionnel militant autour des solidarités de proximités que j’ai pu faire pendant des années, que le secret ce n’est pas de fonder une organisation ; c’est de partir des personnes, c’est-à-dire de trouver les gens qui ont une conscience intérieure ouverte. La personne est le capital essentiel et l’on doit travailler de personnes à personnes, dans l’interpersonnel, dans le réseau et non pas au service d’une organisation même si la forme juridique du travail intègre une dimension organisationnelle.

Une fois que l’on a saisi la crise profonde de la modernité, que l’on a compris qu’il fallait s’engouffrer de façon créative dans les brèches et que la perle à mobiliser est la personne, les personnes, alors on peut se lancer dans des réseaux d’entraide, dans des réseaux de coopération, dans des réseaux de créativité. L’action thérapeutique menée par exemple, par l’association militante « La Traversée » dont certains membres sont parmi nous, est basée sur la reconnaissance du chemin que l’on doit faire pour accoucher de soi-même et rentrer en relation. Cette découverte de soi est aussi découverte du lien avec l’autre, de l’Autre, de notre divino-humanité et à nouveau découverte de l’autre avec lequel on peut coopérer.

Berdiaev affirme que dans « la nouvelle époque », l’idée centrale sera : la coopération. Face à l’Etat, face aux organisations bureaucratiques, la solution c’est la coopération, la coopération interpersonnelle. Son personnalisme est communautaire, coopératif. Là, il reprend Proudhon et rejoint la tradition française du socialisme utopique qui a précédé le marxisme et le socialisme prôné par Jules Guesdes, le socialisme bourgeois.

Ph. D : de plus on est dans l’asservissement parce que sous le dictât de l’administration française et européenne. Nous y sommes confrontés au sein de l’association de réinsertion que nous avons mise en place au voisinage de Sainte-Croix. Nous devons composer avec des gens qui ne sont pas sur le terrain.

J-M G : J’ai beaucoup travaillé sur des projets de développement social local. Ce qui est étonnant c’est que les projets, les micro-projets participatifs montés par des militants dans une cage d’escalier d’un HLM ne trouvent pas facilement les trois sous nécessaires pour les mener à bien alors que les politiques de la ville (pour les quartiers sensibles) qui disposent de gros moyens financiers, imposent à la population que les projets mis en œuvre dans les quartiers ressemblent aux modèles technocratiques inventés dans les cabinets ministériels. Echecs souvent cuisants, dilapidation des finances publiques dans l’inutile.

Je voudrais évoquer une autre forme de coopération que l’on est en train de vivre sur Caen à travers le projet de forum « Christianisme intérieur ». C’est une coopération de personne à personne, avec des petits groupes « en recherche spirituelle » qui sont dans des Eglises et certains hors des Eglises. Nous allons essayer de retrouver ensemble le génie intérieur de la tradition chrétienne, nous allons essayer de dire ensemble quel est pour nous l’essentiel de la voie chrétienne ; nous allons essayer retrouver le fond, de se remettre à lire ensemble les grands auteurs mystiques du christianisme, des Pères aux auteurs plus contemporains, nous allons partager nos expériences du christianisme intérieur.

Depuis deux ans, dans cette expérience que j’anime, il est intéressant de voir des gens qui sont à la marge des Églises s’intéresser à la mystique. Quand on leur demande : « quel est le grand texte mystique que tu as au cœur ? », ils disent : « Saint Jean de la Croix, Saint Bernard ou Etty Hillesum ». Ils ne sortent pas les prêts-à-penser faciles qu’ils ont lu dans la presse récente, ils sont intéressés par les grands auteurs. Le réseau interpersonnel prend corps, on verra ce qu’il donne en novembre, lors du Forum actuellement en préparation. Ce n’est qu’une forme de coopération à l’intérieur des Eglises.

Je crois qu’on a intérêt à travailler en coopération avec les gens, en les touchant au cœur. Ce qui me paraît important après toutes ces années d’expérience professionnelle ou dans l’Eglise, c’est que, lorsque l’on travaille de façon sobre, de façon humble on découvre des frères. On ne trouve pas des gens qui adhèrent à une association, à un projet d’organisation, on trouve des frères.

Une dernière réflexion pour prolonger mon intervention dans ce colloque. Quand on demande à des gens qui sont lancés avec une forte implication personnelle dans des projets de coopération dans le domaine de l’économie sociale et solidaire ou d’autres domaines : « mais d’où tu viens, qui tu es ? » Ils disent souvent (pour les gens qui sont les plus âgés) : « moi je suis un ancien catho. J’ai été longtemps à l’église puis j’ai été aussi au PCF et j’ai tout quitté ». Parcours fréquents. On sent bien qu’il y a des gens qui portent encore un héritage du christianisme même si leur rapport à l’Eglise est complexe. Le christianisme prophétique revendiqué par Berdiaev est possible. Pour cela il ne faut pas opposer recherche intérieure et engagement dans la cité. L’intériorité chrétienne suscite la créativité sociétale, mais cette créativité n’est jamais enfermée dans un utilitarisme social ou une normalisation quelconque. Le christianisme est par nature « intérieur » et « prophétique ». Un christianisme intérieur non prophétique risque de n’être qu’une spiritualité centrée sur son salut personnel, une forme spirituelle du narciscisme.

Igor Sollogoub : je voudrais rebondir sur cela. Ce qui est très intéressant chez Berdiaev c’est qu’il a en permanence ce double mouvement : il parle beaucoup d’aristocratie et de socialisme dans sa pensée et c’est vrai que pourtant, et lui-même vient de l’aristocratie, il l’exècre et il abhorre ces gens qui ont une supériorité sociale et il parle là d’aristocratisme ; ce qui est important c’est l’aristocratie, c’est d’essayer…. Cette lutte justement dont on parle : lutte pour la liberté, ce chemin tortueux, difficile, cette souffrance pour arriver vers la liberté finale qui est la liberté en Christ. Il dit : « voilà, on doit tous être des aristocrates de l’esprit, des chevaliers de l’esprit ». Il emploie souvent cette notion : « chevalier de l’esprit ». A côté de ça il y a la question du socialisme qui revient en permanence ; et il a été très marqué par Marx aussi, et il dit : « c’est mon adversaire idéologique » et il reprend souvent sa pensée à la fin de sa vie ; et il écrit beaucoup sur le personnalisme socialiste avec cette idée qu’il y a une exigence aussi et une grande pitié pour le monde. Cette exigence de justice sociale, de partage des richesses, il en parle en permanence. Pour lui, c’est vraiment fondamental et c’est pour ça qu’il s’est énormément engagé avec mère Marie (dont j’ai beaucoup parlé et que j’aime beaucoup) dans l’action orthodoxe. Et voilà, je crois qu’il ne faut pas oublier ce double mouvement permanent chez Berdiaev. Après, comment faire ? Jean-Marie a déjà bien répondu.

B.V: je voudrais juste ajouter quelque chose sur l’expérience intérieure du Christ, ça c’est quelque chose qui me paraît très important. L’expérience du Christ intérieur, aussi curieux que cela puisse paraître, je trouve qu’elle est très bien formulée par Emmanuel Kant dans sa formule qui est à la base de toute sa morale et qu’on appelle « l’impératif catégorique » et qui se formule ainsi : « quand tu agis, agis de telle sorte que ta maxime particulière puisse devenir une loi universelle ». Ça veut dire quoi ? Que quand tu agis ce n’est pas de l’action que tu introduis, c’est de la pensée. Agir de telle manière que ton action soit porteuse d’une pensée ! Et là, je trouve le Christ. Le Christ c’est quoi ? Dans notre cœur, c’est le Passeur, c’est le Médiateur, c’est Lui qui fait venir le Ciel sur la terre et la terre dans le Ciel. Et ça c’est la relation à quoi ? Aux symboles ! Berdiaev nous dit : « la Création, nous communiquons avec elle, avec l’Ineffable, par le symbole », et le symbole c’est ce qui donne à penser, comme disait Paul Ricard à la fin de « la symbolique du mal ».

Pour moi, là, on trouve le Christ à l’intérieur de quelque chose, c’est à dire qu’on peut agir et si ça ne nous a pas fait penser eh bien on n’a pas agit. Les actions qui comptent sont les actions qui nous font penser, et tout d’un coup c’est la pensée dans des actes, et puis c’est des actes qui sont dans la pensée. Alors, ce que nous disait Jean-Marie est très important : je rencontre une personne et à l’occasion d’une personne et d’une coopération, attention, il y a une pensée qui naît. Donc la personne exprime une pensée et la pensée permet à une personne de s’exprimer, et là j’ai l’impression que le Christ parle dans la vie quotidienne, dans tous les passages où tout d’un coup les choses sont à la fois incarnées et transcendantes et donc là ça me paraît très important  de faire attention à 2 choses : 1° agit et 2° ait une action qui pense.

J-M G : J’apporterais un petit complément à ce que j’ai dit sur la coopération. J’ai collaboré plusieurs années avec un pédopsychiatre de la région parisienne (Frédéric Jésus). Il a travaillé sur la bienveillance notamment, quand il y a des situations familiales où un enfant risque d’être mal traité. Comment créer dans ces situations un réseau bienveillant dans la famille et autour de la famille. Un jour je lui ai dit : « les travailleurs sociaux sont les derniers à écouter la souffrance », et il me répond : « Jean-Marie, oui, mais il faut faire attention : quand un travailleur social se met à écouter la souffrance de l’autre, il enferme l’autre et sa souffrance dans la relation à deux » et il poursuit : « il faut être bienveillant à la souffrance de l’autre, mais il faut très vite orienter l’autre vers un tiers, des tiers qui vont pouvoir l’aider dans sa souffrance »,il faut que celui qui souffre puisse créer le réseau de relations qui lui permettra de passer les épreuves de la vie. La solidarité entre les gens qui partagent la même souffrance c’est l’objet même de la solidarité. L’Etat voudrait être le seul dépositaire de la réponse à la souffrance au nom de la solidarité nationale. La logique du guichet remplaçant l’entraide. Il faut engager la coopération entre ceux qui sont affrontés à des enjeux communs.

Question: devant la situation de notre monde, certains sont inquiets des menaces qui pèsent sur la nature physique et humaine. Donc nous voyons des bouleversements. On se demande quel est le prophétisme possible dans ce monde là ?

B.V : il faut bien comprendre ce qu’est un prophète. Un prophète est humain. Un prêtre est angélique. Je crois que le prophète, c’est le réformateur dans les institutions. Il réintroduit de la morale dans un monde sans morale. C’est ça être un prophète ! Le prophète bouscule les idoles car face aux idoles c’est un homme pétrifié qui ne se transforme plus intérieurement, c’est celui qui adore ses propres limites. Le prophète passe par les écrivains, les poètes, certains hommes politiques, des professeurs qui tout d’un coup nous bousculent et nous réveillent. Donc le prophétisme est là et chacun d’entre nous peut être le prophète de l’autre. Quand il nous réveille, quand on se réveille les uns les autres.

Ph. D : Aujourd’hui existent des prophètes. Je pense à Pierre Rabbi qui invite à l’insurrection des consciences, c’est un prophète. Il vient bousculer nos installations bourgeoises et nous dit : « nous allons dans le mur, il faut se réveiller ! ». Je crois qu’il ne manque pas de prophètes ; mais peut-être qu’il nous manque des oreilles pour entendre.  Certains entendent mais ne sont pas prêts à changer quoi que ce soit à leur propre mode de vie. Les premiers sont dans le déni, les seconds sont dans le clivage. Je pense par exemple au réchauffement climatique mais aussi à la nécessité de faire évoluer nos modes de vie. Nous sommes un peu tous dans cette posture où nous avons conscience de la situation et en même temps on a tellement de complaisance et de complicité avec nos habitudes qui paralysent la mutation. On voudrait bien tenir et le Royaume des Cieux et le royaume de la terre mais ils ne sont pas spirituellement compatibles.  Nous sommes face à nos propres contradictions.

Le problème n’est pas le manque de prophètes, le problème c’est d’accepter de regarder la réalité en face et de se laisser bousculer. Puis, dans un 2e temps, il convient de passer à l’acte. Des Pères ont dit qu’il y a un grand chemin de la tête au cœur et après il y a aussi un grand chemin du cœur à l’action. Je crois qu’aujourd’hui la situation demande de passer à l’acte. Le prophétisme ce n’est pas simplement d’ouvrir sur une dimension morale, sur une plus grande confiance, c’est aussi le fait de l’inscrire dans l’incarnation, dans l’acte, dans l’action.

B.V : autrement dit, on est instruit à entendre : « ne te demande pas ce que tu dois faire vis-à-vis de l’autre, soit prêt intérieurement et tout va t’être donné par surcroît ! ». C’est ça qui me paraît important, et après tout se fait. C’est à dire que c’est comme être heureux. Être heureux tout seul ça n’a pas de sens. Quand on est heureux on est forcément heureux avec les autres. Donc d’abord tu es heureux et ensuite, forcément, le monde entier autour deviendra heureux à travers toi !

Question : certes pour l’individu, mais pour le collectif il faut ajouter que si on accepte l’idée que la société, tout groupe social, doit se recentrer sur le plus faible des plus faibles, si on accepte que la société a pour valeur de protéger le faible et le plus faible, si on accepte cela à ce moment la morale actuelle est antimorale parce que le bien qui est fait actuellement ce n’est pas du tout ça ! Ce n’est pas de protéger le pauvre, ce n’est pas de protéger l’embryon, ce n’est pas de protéger celui qui va mourir et c’est là où peut-être que les prophètes peuvent nous dire quelque chose. Tous les groupes sociaux endémiques  nous rappellent 3 grandes lois fondamentales, 3 grandes lois qui protègent les faibles :

1/l’interdit du meurtre (et je vous rappelle que l’inter-dit, c’est « inter », tiret d’union, « dit »). C’était des gens qui à un moment se sont dit entre eux : « si nous voulons survivre en tant que groupe, individus dans ce groupe, personnes dans ce groupe, nous ne devons pas nous tuer !

2/ Puis ils se sont dit : « si nous voulons survivre nous devons protéger le plus faible des plus faibles, nous ne devons pas abuser de lui ». C’est ce qu’on appelle l’interdit de l’inceste ; ce n’est pas une question sexuelle, c’est une question de protéger le plus faible, et en juridique on protège le plus faible.

3/ et si nous voulons, dit le groupe, continuer à vivre, il est interdit l’immoralité. Nous ne devons pas rechercher la toute puissance.

Si ces 3 grandes lois qui sont dans tous les livres (j’ai écrit un texte là-dessus, j’ai écrit un mémoire), si nous recherchons le groupe, si les groupes se ressaisissent de ces 3 lois, alors peut-être qu’on demeurera…. Peut-être qu’il y a une petite lumière pour guider les individus actuellement qui cherchent.

B.V : je voudrais juste rajouter une chose à propos des prophètes qui me paraît aussi importante. Pour protéger les faibles, il faut protéger les forts parce que les forts, souvent, on ne les protège pas. Ils sont  seuls, tout le monde les attaque. Il y a des moments où j’entends parler autour de moi que des faibles, et je n’entends jamais parler des forts ! J’entends parler que de ce qui ne va pas, je n’entends jamais parler de ce qui va ; et je crois que pour le bon équilibre il faut absolument garder ce que vous dites. Le faible, mais attention, le fort lui est encore plus attaqué !

Question : qu’est-ce qu’on appelle le fort et le faible ?

B.V : le faible c’est celui qui ne peut pas survivre. Le fort, au sens fort du terme, c’est celui qui aime la vie, c’est celui qui affirme la vie, c’est celui qui dit qu’on est parfaitement capable de vivre, c’est celui qui dit : « arrêtez de dire que l’on ne peut pas, arrêtez de réclamer en permanence des aides. Vous avez tout en vous pour pouvoir le faire ». Là il y a une attaque dans notre monde : on ne peut pas ! On ne sait pas ! On ne nous a pas donné les moyens ! C’est pas de notre faute ! Arrêtez de dire : c’est pas de votre faute ! Arrêtez de dire tout ça ! Vous êtes forts ! Et ça me parait important !

Question : comment mettre en œuvre et comment transmettre. Effectivement cela nous est donné par le Seigneur à un moment donné, et effectivement il doit y avoir une volonté d’action, mais ça ne nous est pas donné tout de suite, il faut avoir de la patience vis-à-vis de l’autre dans la paix afin de faire ressortir le Christ intérieur. Il ne s’agit pas de rien faire, mais déjà si on arrive à appliquer ça pour nous, ce qu’on a reçu dans ce colloque, c’est bien.

J-M G : pour continuer ce qui a été dit, nous assistons à une mutation par rapport au militantisme. Dans le militantisme qu’on a connu, il fallait créer une grande organisation, créer un parti, prendre une carte. Nous ne sommes plus sur la création d’organisations, nous sommes sur une autre attitude (comme le disait Michel), il faut saisir « l’opportunité du quotidien » et « l’opportunité du quotidien » c’est dans la famille, dans l’environnement, le voisinage, la profession, il faut saisir les brèches qui sont autour de nous. C’est un militantisme plus modeste, mais aussi plus prophétique, car aucun frein institutionnel ne peut limiter ce qui se crée. L’aide apporté aux migrants de façon très locale, illustre aujourd’hui cette attitude.

Question: une question sur le mal au sein de la Création et sur la chute qui est perçue négativement. Est-ce que ce ne serait pas plutôt un acte de courage, un cadeau pour retrouver la liberté en soi ?

Patricia Lasserre : c’est exactement ça. La chute est considérée de façon négative parce qu’il y a la séparation douloureuse d’avec le Dieu Créateur. Mais en même temps le fait de chuter va permettre à l’homme d’avoir des occasions de retrouver sa liberté et de parachever la Création Divine, tout simplement. Il y a forcément du positif dans la chute et ça rejoint toujours ce que dit Böhme : « le mal ne se sépare pas du bien, et le bien du mal ». Il y a toujours 2 faces différentes d’une même réalité et donc on peut l’appliquer sur tout, et donc également sur la chute.

B.V : alors à mon avis, à condition de ne pas rentrer dans la théologie de la « félix culpa », de la faute bienheureuse, où là, on est dans une espèce d’euphorie du mal. En revanche moi, je n’ai jamais cru que la souffrance grandit l’homme, mais j’ai toujours pensé que l’homme est tellement vivant grâce à l’énergie Divine qui est en lui, qu’il peut faire quelque chose, même de la chute ; et à mon avis c’est là où il y a une alchimie qui se fait parce que si le mal vous arrive, on dit : « le mal grandit l’homme ». Pas du tout ! Si le mal vous vient dessus, si vous n’avez pas la force de faire face, vous pouvez prendre tous les coups que vous voulez dans la gueule, et bien vous n’allez pas vous grandir pour autant ! Mais ce qui est extraordinaire, c’est la force de l’homme capable de tout transformer.

P.L: mais ça peut être constructeur. Le mal peut, malgré tout, donner l’occasion justement d’effacer et d’aller vers un plus grand.

Ph. D : vous entendez bien : le mal peut donner l’occasion. Ce n’est pas grâce au mal, à la « félix culpa », qu’on peut aller mieux. C’est grâce à la gestion, au fait de nommer et d’intégrer le mal que celui-ci peut-être transformé. Face au mal nous avons la liberté et c’est par la liberté que nous pouvons rebondir et que nous pouvons faire d’un mal une occasion de croissance spirituelle  qui sera une réorientation de soi-même. Mais ce n’est pas grâce au mal. C’est grâce au fait que nous avons une liberté par rapport au mal. Donc il faut faire attention !

B.V : parce que si vous allez mal, vous ne pouvez rien faire au mal. Pour faire quelque chose du mal il ne faut pas aller trop mal !

Question : j’ai envie qu’on parle un peu plus de cette 4° dimension du féminin. On a dit : il y a le féminin qui apparaît, la sophia ; et ça, ça me parle vraiment, c’est quelque chose qui vous appelle vraiment !

P.L : Berdiaev dit : « ne pas associer la Sophia à un quaternaire divin » ; ce n’est pas un 4° élément de la Trinité, non ! Il faut faire attention à ça. Donc en fait, comme je l’ai dit ce matin, la Sophia au départ selon Böhme est à l’intérieur de cet Ungrund, elle est son œil intérieur et son miroir. Pour résumer on dit « l’imagination créatrice » ! Donc prenons une image à l’échelle de l’humain ; vous prenez un artiste qui va avoir son imagination et qui va voir des représentations dans son esprit, celles-ci vont lui donner par exemple l’idée de créer un tableau. C’est un petit peu cette image, mais il y a vraiment ce côté féminin et d’ailleurs Jakob Böhme le relie aux planètes et cette Sophia est associée à la lune. Valentin Tomberg fait ce lien entre les arcanes du tarot, la Sophia, etc…. et Bergson. Bon, c’est assez complexe mais il y a cette image féminine de la lune, de l’imagination, de la créativité, de la fécondité. Mais ce n’est pas un 4° terme de la Trinité, c’est le corps spirituel !

B.V : c’est comme si c’était un grand désir. C’est à dire qu’il y a Dieu et il y a le désir de Dieu et ce qui est formidable dans la Sophia, c’est que vis-à-vis du monde religieux, on aurait l’impression qu’il y a Dieu qui crée l’univers, l’homme et l’histoire, et tout se serait complètement dégradé. Dans l’idée de la Sophia, ce n’est pas dégradé, c’est génial ! C’est à dire, Dieu a créé non seulement Dieu, mais le désir de Dieu et ce qui fait que toute la Création est magnifique, c’est qu’elle possède à l’intérieur d’elle ce désir. Et vous parliez de la lune, du soleil ; tout le monde appelle Dieu et finalement il faut voir le féminin comme un grand appel d’Amour de la part de toute la Création, pour que le Créateur vienne la féconder.

Ph. D : c’est exactement ce que dit l’apôtre Paul : « toute la Création gémit dans la douleur de l’enfantement jusqu’à l’avènement des fils de Dieu ». Il y a là une mystique du rapport entre le Créateur et la Création dans la dimension de la Sagesse.

Question: est-ce que la sophia ? est-ce la Sagesse ?

P.L : oui, c’est ce que  Jacob Böhme appelle la Sagesse Divine.

B.V : C’est ce que dit Olivier Clément : « l’Esprit Saint se cherche dans la Création ; et de l’intérieur de toutes choses, Il travaille l’univers ». Et donc ça donne ce regard magnifique qu’on voit que partout il y a des potentialités divines qui n’attendent que d’être fécondées. Maxime le Confesseur les appelait « les spermes divins ». Il voyait ce féminin comme une sorte de nuée qui attendait la semence, qui attend de grandir.

Ph. D : Cette image est magnifique, elle nous rappelle que dans le cosmos, tout est réceptacle, il y a un ensemencement permanent. Dieu attend de l’homme qu’il reconnaisse, nomme et intègre ces semences, ces logoï. Olivier Clément en a beaucoup parlé dans l’héritage de saint Denys l’Aréopagite et de saint Maxime le Confesseur pour qui les logoï sont les semences du Verbe.

B.V : ça donne dans l’orthodoxie ce qu’on appelle la « liturgie cosmique ». Cette vision n’existe plus dans le christianisme occidental, ce qu’on appelle le « Christ cosmique ». La théologie catholique s’est méfiée parce qu’elle a peur du panthéisme. Elle a eu cette vision théocratique et morale, alors que dans l’héritage de saint Maxime, toute la Création aspire à la Vie étincelante.

Ph. D : avec peut-être cette nuance en orthodoxie à propos du panthéisme. Face au panthéisme qui est idolâtrique, la théologie occidentale a affirmé : « Dieu est totalement transcendant au cosmos, le cosmos n’est pas Dieu ». La théologie cosmique orthodoxe nomme la transcendance divine et en même temps la présence divine dans le cosmos. Saint Grégoire Palamas, au XIVe siècle, a fait la distinction entre l’essence divine inconnaissable, insaisissable, transcendante et les énergies divines immanentes au cosmos. Il a souligné, en conformité avec les Ecritures, que le cosmos est fécondé en permanente par la Parole divine et l’action de l’Esprit Saint. Il y a donc un lien permanent, un dialogue entre Dieu et le cosmos. C’est ce que l’on appelle le « panenthéisme », pour dire que le cosmos n’est pas Dieu, mais que Dieu est dans le cosmos sans fusion ni séparation. Dieu agit en permanence et le cosmos reçoit la vie de Dieu en permanence. Dans la tradition orthodoxe, nous donnons beaucoup d’importance à ce dialogue permanent, nous développons une théologie du dialogue  pour dire, et ça rejoint complètement ce qui a été dit ce matin, que Dieu et le cosmos sont inséparables, c’est l’un avec l’autre. De même, c’est Dieu avec l’homme et l’homme avec Dieu, inséparablement et en même temps dans une différenciation permanente qui engendre un dynamisme immense. Donc là on a quelque chose qui est de la Vie pour aller vers plus de vie.

B.V : et pour aller dans le féminin, André Chouraqui traduit Dieu par : « le Matriciel » et il dit : « c’est qu’Il possède tous les possibles » ; et donc il a une vision d’avantage matricielle que paternelle de Dieu, dans la mesure où c’est une vision dynamique.

Ph. D : La Bible nous parle des « entrailles de miséricorde de notre Dieu ».

B.V : il semble que ce soient les 2 faces de Dieu : le paternel et le matriciel.

Ph. D : on voit bien qu’Il a voulu le masculin et le féminin, le paternel et le matriciel dans une dialectique d’unité différenciée.

B.V : chez Spinoza, il y avait cette idée en Dieu, que Dieu est de nature naturante et de nature naturée. Donc on retrouve cette double face.

J-M G : il y a une grande disciple anglaise du XIV° siècle, sainte Julian de Norwich qui a médité énormément sur la maternité de Dieu avec des textes qui sont magnifiques.

Question : on dit sans arrêt : « le Ciel et la terre sont remplis de ta Gloire ! » C’est ça !

Ph. D : oui, voilà, tu as bien résumé les choses !

Question : alors moi j’ai eu une vision depuis ce matin parce que Patricia nous a parlé de la Sophia. J’ai la vision que c’est cette coupe qui est au centre de l’icône de la Trinité : elle est creuse et elle est vide ; c’est une lune et c’est une matrice ; et je me dis : mais c’est ça la Sophia !

B.V: et c’est la vasque dans laquelle l’énergie divine se reconduit pour rejaillir.

I.S : d’ailleurs, il y a des icônes de la Sagesse Divine, de la Sophia et aux XII°, XIII° siècles. Il y en a des magnifiques qui théologiquement ne sont pas évidentes et je pense que les théologiens sont un peu perdus , notamment à l’Église sainte Sophie de Constantinople, donc bien avant, et en tout cas à Kiev. Enfin Boulgakov en a beaucoup parlé et je pense que c’est intéressant.

J.M G : il faut se méfier du nom Boulgakov, car il y a deux Boulgakov. Le père Serge Boulgakov qui défendit une théologie sophiologique ou sophianique et fonda l’institut de théologie orthodoxe St Serge à Paris – il fut un ami intime de Berdiaev- et Mikhail Boulgakov écrivain russe extrêmement connu.

Question: 1/ par rapport à l’Ungrund, en revoyant la Genèse et la théogonie on commence par le chaos et ensuite on a les ténèbres. Donc du coup, l’Ungrund où est-Il là-dedans ?

2/ si le mal est antérieur à Dieu, à la limite on peut comprendre que Dieu souffre, c’est logique ! Mais en revanche, si le mal n’est pas antérieur à Dieu, alors là je demande une réponse.

P.L : alors l’Ungrund, selon Böhme (car c’est lui qui est à l’origine), donc l’Ungrund est en fait associé aux ténèbres. Il n’y a rien qui précède les ténèbres et les ténèbres sont premières (selon Jacob Böhme et sa propre vision qui est indépendante de la Genèse). Pour lui, les ténèbres précèdent la lumière. Mais ceci ce situe dans l’Ungrund et cet Ungrund, comme on l’a dit ce matin, est séparé tout en étant dans un rapport d’émanation, c’est, on va dire, l’inconscient du Dieu Trinitaire. C’est la pensée de Böhme

Ph. D : oui, c’est difficile, mais on n’est pas obligé d’adhérer à cette conception.

Question: ne peut-on pas découper un jour le Dieu Trinitaire et le Dieu tout court ?

P.L : non ! Dieu c’est Dieu Trinitaire. Moi je dis ça : le Dieu Trinitaire de l’Ungrund. Quand je dis « Dieu trinitaire » c’est vraiment pour le distinguer de son inconscient, on va dire.

Question: l’Ungrund, c’est les ténèbres d’où jaillit Dieu et la lumière. Donc Dieu est en Dieu, oui…. voilà, mais elle se situe au niveau de la Trinité ; mais les ténèbres sont antérieures à la lumière.

P.L : La nouveauté, si je puis dire, c’est qu’il y a ce processus théogonique qui n’est vu apparemment nul part avant Böhme qui perçoit une temporalité dans l’éternité et c’est peut-être ça qui a du mal à passer. Il y a une co-pénétration du temps dans l’éternité et c’est ce qu’à beaucoup aimé Berdiaev dans Böhme, c’est le fait d’avoir vu cette co-pénétration et d’avoir pu la saisir. Ce qui peut paraître un peu difficile d’accès. C’est une contradiction apparente, mais c’est un processus d’évolution.

M.F : Certes, mais n’y-a-t-il pas là une tentative d’explication, de rationalisation, un essai de dire l’Indicible ? Certes, c’est intéressant intellectuellement parlant, mais sur le plan existentiel comment pouvons-tirer de là quelque substance utile à notre cheminement spirituel ?  C’est là ce que je vois mal.

Ph. D : pour répondre à la 2° question, Berdiaev pose la question du mal en Dieu parce qu’il pose la question de la liberté et quand on pose la liberté, on pose la possibilité du mal ! Donc il faut bien l’entendre aussi dans le processus, je dirais, intellectuel. C’est une façon d’approcher la réalité divine qui est marginale. La vision chrétienne patristique pose la question de la liberté et s’interroge sur le problème du mal, sauf qu’elle ne le place pas en Dieu, elle affirme que le mal n’a pas d’ontologie en Dieu, elle le place au niveau de la réponse libre de l’être humain par rapport à Dieu. Donc c’est là où on a une différence. Jacob Böhme ouvre une brèche en plaçant la liberté dans une antériorité par rapport au Dieu trinitaire.

Pour traiter cette question, il nous faut revenir aux références scripturaires, en particulier au livre de la genèse. Il est généralement dit, selon les traductions courantes, que l’arbre dans le jardin d’Eden, est l’arbre du bien et du mal. Mme Lytta Basset, par exemple, s’est emparé de cette traduction pour dire : « vous voyez bien que le mal existe en Dieu puisqu’il est l’origine de l’arbre du bien et du mal ».

En hébreu, le texte nomme l’arbre de Tov va Ra.

Annick de Souzenelle montre que le mot « ra » ne veut pas dire « mal ». C’est une interprétation. De même le mot « tob »signifie bon, beau, dans le sens d’accompli. Nous ne sommes pas dans le bien et le mal mais dans l’articulation entre accompli et non encore accompli, ou si l’on préfère dans l’articulation lumière / ténèbres. Il ne s’agit pas du bien et du mal mais de la lumière et des ténèbres, de l’accompli et de l’inaccompli.  Si on assimile les ténèbres au mal, cela signifie que le potentiel non accompli, créé par Dieu est mal, or, il n’est que vie et le fruit de l’amour divin. Ce qui est le mal, ce qui fait mal, c’est le refus des ténèbres, ce n’est pas les ténèbres elles-mêmes. Il y a là déjà des confusions qui induisent des fausses lectures. J’ai l’impression qu’ensuite on projette notre compréhension erronée en Dieu. Pour ne pas partir sur des conjectures sur l’au delà, nous avons à revisiter nos textes. Puis, il m’apparait nécessaire de remettre les choses à leur place et de voir que, par exemple, la question du mal même dans l’être humain est liée à l’inaccompli. Exemple, on ne commet pas sciemment le mal, mais sous l’impulsion de forces qui nous dépassent. Il y a des criminels qui disent : « ça a été plus fort que moi, je n’ai pas voulu tuer, etc…. ». C’est souvent sous l’emprise des passions ou de l’idéologie que se font les meurtres. Ce qui n’est pas assumé consciemment, revient sous forme de puissances inconscientes qui s’imposent à nous et nous font faire ce que l’on ne voulait pas faire. L’apôtre Paul dit, dans l’épitre aux Romains : « je ne fais pas le bien que je veux mais le mal que je ne veux pas, et maintenant ce n’est pas moi qui le fais mais le péché qui habite en moi ».

Question : c’est bizarre, on entend quelque part : le mal, je te prends, je ne te prends pas.

Ph. D : non, je ne dis pas ça ! J’ai dit le processus dynamique.

Question : c’est inscrit dans quelque chose de plus dynamique ?

Ph. D : ce que je viens de dire est la description d’un processus. C’est le fait de ne pas s’ouvrir à la lumière qui ouvre la voie du mal.

B.V : moi je crois qu’il faut distinguer des niveaux parce qu’on est en train, malheureusement, dès qu’on parle du mal, on mélange le niveau humain et le niveau ontologique. En Dieu, c’est très clair : il n’y a ni bien, ni mal et nous apercevons que ce qui est recommandé c’est de ne jamais aller dans le bien et le mal. Quand il y a le premier homme au jardin d’Éden, qu’est-ce qu’il fait ? On lui demande de ne pas manger du fruit de l’arbre du bien et du mal ; et ensuite la question du mal vient bien après. Donc, qu’est-ce que c’est que le mal ? Le mal, ce n’est pas le mal, le mal c’est le bien et le mal, c’est ça le mal. C’est que jamais on entrevoit Dieu avec les yeux du bien et du mal, et jamais on entrevoit l’âme avec les yeux du bien et du mal ; c’est à dire que les choses viennent toujours de l’intérieur et pas par rapport à l’ego. Qu’est-ce que c’est en nous la Vérité ? C’est l’auto-révélation de la Vérité qui parle d’elle-même. Dieu parle de Lui-même, Il déborde de Lui-même et l’homme a été créé pour qu’il déborde. Et qu’est-ce qu’il se passe ? Il s’arrête de déborder et là on rentre dans des problématiques qui sont certes plus graves. Alors le gros problème qu’il y a, oui, Dieu a préféré qu’il y ait la Création avec la possibilité effectivement d’une déviation plutôt que pas de Création du tout, parce que s’Il avait voulu éviter le mal, il aurait fallu tout détruire et rien créé ! Donc à ce moment là la destruction rend impossible le mal ; ce serait tout simplement de dire que : « écoute, pour que tu ne fasses pas de mal on va te tuer tout de suite, comme ça le problème va être réglé » et là on aurait été dans le nihilisme absolu. Mais moi je vois ceci…. C’est comme ça que les choses paraissent se développer. Alors ce qui est très beau c’est que l’homme, effectivement, à un moment dévie et c’est une série de catastrophes, à partir du moment où il dévie. Mais Dieu peut même sauver l’homme, même de ce mal, le transformer en faisant quelque chose qui fait que l’existence est encore plus belle. Voilà comment je vois les choses !

Question: et qu’est-ce que vous vouliez dire à propos de Liebniz ce matin ?

B.V : alors l’idée de Liebniz, où l’on retrouve des choses qui sont plutôt de ce type là, puisque Liebniz était pétri par la kabbale ; ça l’intéressait énormément et ce qu’il voulait, c’était de retrouver la langue adamique de la kabbale.

Question: il y a une chose qui m’a presque fait bondir, lorsque tu viens de dire, Bertrand, sur le mal, au niveau du mal et du Divin. Au niveau humain, est-ce que tu affirmes clairement qu’il n’y a pas d’être humain qui, volontairement et consciemment, font du mal ?

B.V : ça s’appelle la méchanceté !

Question : alors qu’est-ce qui fait qu’ils en prennent plaisir ?

Ph. D : alors pour moi, il y a une chose claire : on ne naît pas méchant, on ne naît pas mauvais, mais on peut le devenir. C’est clair ! Avec Olivier Soulier, il y a 15 jours, on a passé 1h30 sur l’histoire personnelle d’Hitler à partir du témoignage de Alice Miller qui montre comment cet enfant qui souffre et qui n’est pas entendu dans sa souffrance, devient ce qu’il est devenu ! Il est devenu un monstre, mais ce n’était pas dans ses gênes. Plusieurs études le montre, la méchanceté n’est pas dans les gênes mais il y a des histoires, des trajectoires qui peuvent mal tourner. Cela me semble très important.
Il y a des gens qui peuvent faire volontairement le mal, ce sont souvent des gens blessés qui ont eu un parcours douloureux. L’histoire d’Hitler vient confirmer toute la thèse que j’ai développé dans mon livre « éros et liberté ». C’est autour de cette thèse que j’ai pu vérifier largement, après nombre de rencontres avec des psychiatres, des médecins, des psychanalystes, des psychothérapeutes, le fait que quelqu’un qui n’est pas entendu et reçu dans son élan de vie, cet élan de vie peut être refoulé et engendrer la violence contre l’autre. Je suis absolument convaincu de ce processus. C’est en même temps un appel à entendre la souffrance. Bien des fois, une personne en difficulté ne demande pas qu’on soit d’accord avec elle, simplement qu’on entende sa souffrance. Et à partir du moment où on peut entendre sa souffrance, il y a quelque chose qui peut se libérer à l’intérieur. Mais si cette souffrance est toujours refoulée, eh bien à un moment donné la personne va disjoncter. Ce point est pour moi très important car il dit quelque chose de fondamental, c’est qu’au fond la fraternité et l’écoute sont les meilleurs remparts contre la violence. La vie est là, chacun est pénétré d’un élan de vie, l’élan de vie est en chacun, l’éros est en chacun ; mais l’histoire de ce mouvement de vie peut amener à des catastrophes par le fait qu’il y a un manque d’amour ; et c’est le manque d’amour, le manque d’accueil, le manque d’écoute, le fait de nier la personne qui, à un moment donné va refouler en colère gigantesque et en violence….

B.V : il s’agit bien de la culpabilité et de la vengeance, et Nietzsche voyait l’essence du mal dans le désir qu’ont des êtres de se venger à l’égard de l’existence ; et à un moment, le fait de s’être sentis faibles, ils deviennent furieux d’être faibles et Dostoïevski disait qu’il y a dans l’âme de l’homme comme un humilié et un offensé.

Ph. D : voilà ! Ce n’est pas que la personne soit faible fondamentalement, mais elle est humiliée ; donc elle est empêchée d’exprimer sa puissance de vie et à ce moment là, il y a quelque chose qui est effectivement révoltant. On peut beaucoup s’interroger sur cette question vu les massacres perpétués par Daech en ce moment. C’est une interrogation à approfondir.

B.V : ce qui est intéressant chez Daech c’est que : qui est à la base de Daech ? Ce sont des lieutenants et des généraux de Sadam Hussein qui ont été humiliés devant le peuple et qui prennent leur revanche à travers ces atrocités….

Ph. D : ces mécanismes là on les explique très bien chez l’être humain. Mais le problème est de les projeter en Dieu. Böhme me donne l’impression d’avoir projeté son inconscient sur sa représentation de Dieu.

Question : le mal on le retrouve dans le monde angélique déchu parce que….

Ph. D : oui, dans le monde angélique déchu nous retrouvons la même chose, nous trouvons la question de la liberté, et nous trouvons la question du « comme Dieu », de vouloir être Dieu sans Dieu.  Je crois que ces anges ont refusé d’être éternellement des réceptacles et non la source. Le monde angélique, appelé « lumières secondes » est comme la lune par rapport au soleil. La déchéance vient de ce que la lune veut se prendre pour le soleil. Or, les anges reçoivent la vie, ils vivent de la vie divine. Nous avons la même chose pour nous, niant Celui qui est plus grand que nous en nous-même, on se met à l’origine de nous-même, et on développe une toute puissance. Les anges ont la liberté d’accueillir ou de ne pas accueillir la Source de la vie. Le mal est le mauvais rapport, le rapport non ajusté au réel.

Question : une remarque : du premier au dernier intervenant on a une progression phénoménale vers quelque chose de vertigineux. Dans un colloque, il y a bien souvent un intervenant qui nous marque, puis on prend comme ça, à droite et à gauche 2 ou 3 petites choses ; et là on ne peut pas faire ce choix : on peut tout prendre ou on ne peut rien prendre. C’est à dire que c’est un ensemble et c’est magique parce que c’est comme si, effectivement, dans cette non-coordination, il y avait quand même une structure forte qui sortait.

Ph. D : heureusement qu’il y avait Patricia pour sauver la face sinon il aurait manqué la note féminine. Avec elle, on a introduit la sophia….

Question : j’ai 2 questions : effectivement par rapport à cette pensée, ce débordement, ce vertige que peut-être la liberté, telle qu’elle nous a été présentée, comment peut-on penser une socialité dans, avec et pour cette liberté si vertigineuse. La 2e question est : pourquoi la séparation biologique serait le fruit de la chute ?

J-M G : Pour Berdiaev, la question de la socialité passe par la réduction du rôle de l’Etat. Il décrit souvent l’Etat tout puissant, la bureaucratie toute puissante et dit que l’Etat doit redevenir un Etat minimal pour laisser de la place à notre liberté (pensée anarchiste). Aujourd’hui dans les idéologies qui courent, on a soit un libéralisme économique et l’on réduit alors la « liberté » à la liberté des échanges économiques et à l’inverse on en appelle à un Etat fort qui nous protégerait des dangers de ce libéralisme ! Mais la question n’est-elle pas celle de la légende du grand inquisiteur : est-on prêt à assumer collectivement la voie de la liberté, de la coopération libre, du personnalisme communautaire? Il faudrait alors que l’Etat redevienne faible. Option difficile à faire passer à gauche et à droite aujourd’hui. On a l’impression souvent que tout le mal du monde contemporain se réduit au capitalisme mais on oublie de dire que nous subissons aussi un appareil d’Etat dominateur. Il faut se libérer de ces deux formes de domination et pour Berdiaev laisser place à la coopération, au personnalisme communautaire, à l’initiative, à la créativité sociale et sociétale.

Ph. D : alors dis-moi Jean-Marie, je ne comprends pas, quelle est l’articulation que tu fais entre liberté et libéralisme ? Parce qu’on a l’impression que le libéralisme est justement la pleine expression de la liberté. Pour les États-Unis, la liberté, c’est avant tout, la liberté d’entreprendre, la liberté aussi dans le sens où chacun doit prendre ses responsabilités et tant pis pour les pauvres, ils n’ont qu’à…

J-M G : Berdiaev dit quelque chose de très important, et il le répète constamment (Igor l’a repris) : le rôle principal de l’Etat c’est de défendre la population (c’est la sécurité) et la redistribution égalitaire des richesses ; et cela il l’affirme de façon très forte dans son dernier livre « La dialectique du Divin et de l’humain », dans les dernières pages : « la 3e époque spirituelle ne pourra vraiment commencer que lorsque l’état aura joué son rôle de redistribution égalitaire par rapport aux richesses ». Une fois que l’Etat a assumé son rôle minimal (sécurité et redistribution des richesses), tout ce qui est du domaine du service public, c’est bien à nous de le reconstruire, aussi bien dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la vie urbaine ou rurale… et cela relève de l’initiative et de la coopération.

Il y a une confusion aujourd’hui entre l’appareil d’Etat qui peut être distributeur des richesses et l’appareil d’Etat au service de la sociabilité du quotidien. Actuellement nous avons une multiplicité d’administrations qui redistribuent les richesses avec un emboitement de minimas sociaux complexes mais qui sont surtout des machines fonctionnant sur elles-mêmes.  On pourrait très bien imaginer une redistribution des richesses avec une administration réduite et après une place importante laissée à l’initiative, à la coopération et à l’entraide locale. On aurait une société fortement décentralisée, ce que la France a tant de mal à imaginer. Le néo-libéralisme veut paradoxalement un Etat centralisateur au service d’une liberté des marchés et de la sécurité, mais ne veut pas d’une société décentralisée privilégiant la coopération et l’entraide. Le néo-libéralisme n’appelle pas à l’initiative citoyenne, à la créativité, il veut la liberté du marché, vendre les services public au secteur privé, réduire les coûts mais ne veut pas de la créativité de la société civile. Le néo-libéralisme est obsédé par ce qui se vend, ce qui est profit, il refuse l’entraide et la solidarité de proximité, il refuse la communauté.

Question : moi je vois 2 axes par rapport à cela : le convivialisme, et puis l’économie du « ker-cher-ber ». Ker : on reçoit de l’autre ; « cher » : le partage ; et puis « ber » : oser, entreprendre. Où se situe le processus de redistribution équitable des richesses parce que finalement cette coopération vient après une phase de redistribution équitable des richesses ? Alors ça c’est un problème !

J-M G : Dans  « la dialectique du Divin et de l’humain », Berdiaev écrit que le monde spirituel ne pourra commencer que lorsque l’Etat aura assumé la redistribution des richesses. Mais c’est un texte écrit en 1936, en pleine crise.

B.V : il y a un énorme problème, c’est que ceux qui ont essayé de faire ça, ça s’appelle le communisme et ça s’est très mal passé.

J-M G : Oui, Berdiaev a suffisamment critiqué le communisme pour penser qu’il ne souhaite pas y revenir. Il n’y a pas de préalable entre ces deux mouvements, le travail d’intériorité doit engendrer la conscience que l’on est le prochain de l’autre. L’homme intérieur qui ne verrait pas l’autre à côté de lui n’est pas encore arrivé au bout du chemin spirituel.

Question : et ça a été écrit dans un contexte très particulier qu’il faut peut-être actualiser.

J-M G : J’ai signé le manifeste « convivialiste », qui doit beaucoup à la pensée d’Edgar Morin et avant lui à celle d’Ivan Illich. Ce manifeste comme les mouvements alternatifs contemporains actualisent la pensée de Berdiaev sans jamais cependant, y faire référence. L’enjeu n’est pas de renforcer la bureaucratie, mais de diminuer la bureaucratie, d’arriver à une vie plus juste, mais qui s’enrichisse par la coopération.

Question : la 2e question était : pourquoi la séparation biologique serait-elle le fruit de la chute ?

Ph. D : Si on regarde le livre de la Genèse, pour prendre les références scripturaires, il y a bien la distinction entre « ish » et « isha » (Gen 2). Cette distinction entre ish et isha nous place dans une complémentarité dynamique. On l’a dit, il ne faut pas mélanger les plans. Prenons le thème du mariage. Le but du mariage est l’accomplissement humain et spirituel de chacun par la relation avec l’autre ; ce n’est pas la reproduction. Le but, c’est que chacun marche vers l’unité par la relation dynamique avec son complémentaire. C’est nous qui avons fait de cette distinction sexuée une réalité qu’on met en premier mais elle devrait être seconde. Secondairement,  nous avons une capacité de reproduction biologique, mais avant tout, nous avons à devenir féconds humainement et spirituellement. Donc il y a la fécondité intérieure puis secondairement, le fait de la reproduction et de la continuité de l’espèce. Il n’y a pas une disqualification du biologique mais juste de le mettre à sa place. La chute, terme qui n’existe pas dans le livre de la genèse, est une manière de transcrire le fait que l’homme s’investit dans la réalité terrestre et biologique en oubliant sa dimension spirituelle. Il faut rappeler tout le temps que nous sommes dans un texte mythique (dans Gen 1), nous ne sommes pas dans un texte historique, ça veut dire que c’est applicable tout de suite.

B.V : et surtout le grand problème, qu’est-ce que c’est que la chute au niveau de la relation homme-femme ? C’est la guerre des sexes, c’est le fait, à un moment, que l’homme et la femme n’étaient absolument pas fait pour être en guerre les uns contre les autres et que, tout d’un coup, il y a une catastrophe qui arrive à l’intérieur de la relation homme-femme ! Et on peut le voir, et ça veut dire que nous sommes porteurs de cette dimension métaphysique jusque dans notre sexe, du féminin et du masculin et des polarités métaphysiques qu’il y a derrière et, catastrophe, nous on vit dans quoi ? On vit dans le problème de la guerre !

Ph. D : on peut dire la séparation et la division.

B.V : c’est ça la chute ! Ce n’est pas le fait d’avoir un sexe d’homme ou de femme !

Question : au sujet de Marie, dans tout ça, que devient-elle dans tout ce qui a été dit ?

Ph. D : Marie n’est pas la Sophia. Marie est celle qui dit « oui » à l’appel divin, elle est la fine fleur de toute l’humanité, qui est féminine par rapport à Dieu. Toute l’humanité en Marie dit « oui ». Elle est le prototype de l’être humain qui répond « oui » à Dieu. Avec Marie  nous sommes dans le dialogue divino-humain.

Question : est-ce que Berdiaev parle de Marie ?

J- M G : je ne crois pas, ce n’est pas un thème essentiel chez lui

Question : à propos de Marie, l’image chrétienne, en général, a toujours étonné : un couple qui est la mère et le fils ; on peut imaginer une autre forme qui fait de Marie, la femme. Donc, dans l’Église chrétienne, l’épouse est gommée et il nous reste que la Vierge. Je me pose des questions : qu’est-ce que c’est que la virginité quand on dit que Marie a été vierge?  Un des cultes qui se faisait à Éphèse c’était de vénérer Artémis, ou autre vierge. Donc c’est une question double : pourquoi le christianisme n’admet pas ce couple homme-femme qui nous paraît logique et, d’autre part, pourquoi la virginité, qu’est-ce que signifie la virginité ? Je connais la religion grecque et chrétienne. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Ph. D : Je crois qu’on est toujours en train de mélanger les plans. Au plan essentiel, la virginité de Marie n’est pas physique. La virginité ce n’est pas quelque chose qu’on a et qu’on perd : c’est quelque chose qu’on n’a pas et que nous avons à conquérir. Donc on est sur un autre registre. Dans les milieux protestants, on sait très bien la pensée qu’ils ont sur Marie, je leur ai dit que la virginité de Marie, c’est son intégrité. Son intégrité s’est exercée pendant 10 ans, entre l’âge de 3 ans et l’âge de 13 ans quand elle était dans le temple. Elle n’avait qu’une seule pensée : Dieu. En suivant l’exemple de Marie, par la purification du cœur, nous avons à conquérir notre intégrité, notre unité intérieure.
Du point de vue physique, quand on est vierge on ne peut pas être mère ; et quand on est mère, on n’est plus vierge. Mais d’un point de vue spirituel, la virginité qui est la condition même de la maternité : c’est parce qu’on est vierge qu’on peut enfanter Dieu en nous (c’était le thème de Berdiaev) ; Notre vocation est de faire naître Dieu dans notre cœur. Donc il ne s’agit pas de mettre Marie à l’extérieur, et encore moins de faire référence à un pseudo-couple mère-enfant, il s’agit de vivre à l’intérieur les mystères vécus par Marie. Nous avons à vivre spirituellement  ce qu’a vécu Marie, d’abord à devenir vierge par la purification du cœur. Celle-ci permettra à Dieu de venir naître dans notre cœur, et on deviendra épouse de Dieu. Le message biblique est spirituel, il convient de le lire d’un point de vue mystique et non d’un point de vue physique. Sinon, cela ouvre la porte à toutes les considérations, par exemple : « puisqu’elle a eu un enfant, elle peut en avoir d’autres. Donc il y a des frères et sœurs de Jésus, d’autres engendrements, etc…. ». On dérive alors vers des spéculations abracadabrantes.  La Bible est un Livre de spiritualité, ce n’est pas un Livre de physionomie, de biologie, etc…. Ça veut dire qu’il faut replacer les choses au bon endroit.

Question : d’accord, mais Artémis aussi préside au mariage….

Ph. D : Lisons le mythe d’Artémis dans son sens symbolique.

J-M G : il y a quelque chose qui est simple dans la tradition orthodoxe c’est que l’icône de la Sainte Famille c’est Joachim et Anne et non pas Joseph, Marie et Jésus.

Ph. D : bien-sûr, d’autant que chez les orthodoxes, Joseph a 75 ans et Marie 13 ans ! Donc la Sainte Famille !!!

Question : dans toutes les Églises, on les voit comme un couple mère-fils !

Ph. D : non, c’est toi qui les représente comme un couple. Mais ce n’est pas un couple! En tout cas ce serait pervers que ce soit un couple !

Question : elle porte donc son fils intérieur et veut faire naître son enfant intérieur !

J-M G : C’est une vérité que les musulmans ont trouvé, ou tout au moins les soufis : « notre âme a à devenir Marie et vierge comme Marie ».

Angélus Silésius a de très belles formules : «Je dois être Marie, et enfanter Dieu…», « Christ serait-il né mille fois à Bethléem, S’il n’est pas né en toi, c’est ta perte à jamais.»

Ph. D : je crois que c’est là le message essentiel : faire naître Dieu dans notre cœur.