Fuis, tais-toi et garde le recueillement
Abba Arsène, vivant au palais, pria Dieu en ces termes : « Seigneur, conduis-moi sur la voie du salut » et une voix vint lui dire : « Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé ». Le même s’étant retiré dans la vie solitaire fit à nouveau la même prière et il entendit une voix lui dire : « Arsène, fuis, tais-toi, garde le recueillement : ce sont là les racines de l’impeccabilité » (« Abba, dis-moi une parole », Ed. de Solesmes, 1-2, p. 13). Fuir les hommes, se taire, garder le recueillement sont les trois degrés de l’hésychia. Cette ascension est-elle possible sans se retirer au désert et y vivre la solitude ? Pouvons-nous l’envisager en-dehors de l’engagement monastique ?
7. Garder le recueillement, trouver la paix
Fuir dans le désert du cœur, rechercher la solitude, le seul à seul avec Dieu, se taire et désirer le silence sont les conditions pour trouver la paix intérieure qui vient du Silence Originel, du Père.
Pour trouver la paix, l’homme doit devenir libre par rapport aux sollicitations du monde et aux pensées qui s’y attachent.
La nepsis dont nous avons parlé est ce combat spirituel pour empêcher le monde d’entrer dans le cœur et y faire naître les passions.
« Ferme la porte de ta cellule à ton corps, la porte de ta langue aux discours et la porte du dedans aux esprits mauvais » (L’Échelle sainte p. 275, Saint Jean Climaque, Ed. Bellefontaine).
La vigilance est appelée ici garde du cœur et s’applique à surveiller le mouvement des pensées pour se préserver de tout ce qui pourrait atteindre l’intégrité du cœur afin d’être libre pour Dieu.
« La sobriété et la vigilance, c’est la méthode spirituelle qui, avec l’aide de Dieu, délivre entièrement l’homme des pensées et des paroles passionnées comme des actions mauvaises, si elle est poursuivie longtemps et ardemment. Elle donne ainsi, autant qu’il est possible, une connaissance sûre de Dieu l’Incompréhensible, et elle ouvre les mystères divins et cachés. Elle porte à accomplir tous les commandements de Dieu, de l’Ancien et du Nouveau Testament, et elle dispense tous les biens du siècle à venir » (Saint Hésychius de Bastos, in La Philocalie, tome1, p. 192, Ed. J.-C. Lattes).
L’hésychia est associée dans la tradition du désert à la nepsis. L’hésychaste est celui qui a renoncé au monde et qui, progressivement, marche vers la liberté. L’homme libre est l’homme de foi qui sait que sa vie ne dépend pas de lui-même, mais d’un Autre et qui finalement « s’offre lui-même et toute sa vie au Christ son Dieu ». Il a tout quitté pour suivre le Christ, lui a remis sa volonté propre pour laisser Dieu œuvrer.
Le grand Abba Agathon disait : « Le Seigneur me montre en tout temps la voie par où marcher » (Abba 116.
L’hésychaste est celui qui écoute. L’écoute suppose d’être libre de ses considérations, de ses propres critères, de ses idées et de ses idéaux, en bref de tous ses concepts humains, de toutes les idéologies. Il est passé de la multiplicité à l’unité, de la dispersion à la simplicité. Il a « rassemblé son esprit dispersé, par la mémoire de Jésus » qui traditionnellement se confond avec la prière de Jésus.
Cette prière permet de focaliser toute l’attention en un seul point : le Nom de Jésus. « Que le souvenir de Jésus ne fasse qu’un avec ton souffle et alors tu connaîtras l’utilité de l’hésychia » Saint Jean Climaque, (L’Échelle sainte p. 284, Saint Jean Climaque, Ed. Bellefontaine).
L’hésychia est un état de repos en Dieu qui suppose la confiance. C’est par la confiance en Dieu que l’hésychaste peut devenir libre de tout souci, de toute préoccupation existentielle et s’en remettre à la divine providence.
L’hésychaste est celui qui a fait l’expérience de ses limites, qui a accepté sa faiblesse et a saisi la main de Celui qui est descendu dans ses ténèbres pour le délivrer de la mort. Il est celui « qui aspire à circonscrire l’incorporel dans une demeure corporelle » (Saint Jean Climaque, L’Échelle sainte p. 274, Saint Jean Climaque, Ed. Bellefontaine).
Il a accueilli le maître de sa vie et s’est jeté dans les bras du Père. Il s’est livré à l’amour de Dieu et a un cœur qui s’est embrasé d’amour pour toute la création. La paix intérieure ne s’acquiert que dans la confiance et l’humilité, elle est, avec la joie et la liberté, un don de Dieu. « Le Christ est notre paix » (Éphés. 2, 14).
L’accès à l’hésychasme semble réservé aux moines et inaccessible à des laïcs. Cette ascension spirituelle proposée par le Christ à Arsène serait donc réservé à quelques uns. Ce n’est pas ce que pensent Nicolas Cabasilas et saint Syméon le Nouveau théologien qui considèrent que tous sont appelés et peuvent accéder par la grâce et selon leur détermination à un certain degré de l’hésychasme.
Le laïc Nicolas Cabasilas (14e siècle), un fonctionnaire civil et un courtier, qui était l’ami de beaucoup d’hésychastes éminents, dit avec insistance :
« Chacun devrait garder son métier ou sa profession. Le général devrait continuer à commander, le fermier labourer la terre et l’artisan pratiquer son métier. Et je vais vous dire pourquoi. Il n’est pas nécessaire de se retirer dans le désert, de prendre des aliments désagréables, de modifier l’habillement, de compromettre la santé ou d’entreprendre quelque chose qui ne soit pas sage parce qu’il est parfaitement possible de demeurer dans sa propre maison sans abandonner toutes nos possessions, et pourtant de pratiquer la méditation continuelle ».
Dans un même esprit, saint Syméon le Nouveau Théologien insiste que “la vie la plus élevée” est l’état auquel Dieu appelle personnellement chacun de nous :
« Beaucoup considèrent la vie érémitique comme la plus bénie, d’autres la vie dans une communauté monastique, ou encore le travail de gouvernement et d’instruction, d’éducation et d’administration ecclésiastique… Pour ma part cependant, je ne situe aucune de ces fonctions au-dessus des autres, de même que je ne vanterais pas une forme de vie pour en déprécier une autre. Dans chaque situation et activité, c’est la vie pour Dieu et en Dieu qui est bénie ».
La voie de l’hésychasme est donc ouverte à tous ».
Père Philippe Dautais