Le sens du carême et du jeûne dans la pratique de l’Eglise orthodoxe
Pour la vie chrétienne, au sens orthodoxe, le carême et particulièrement le
jeûne ont une grande importance et revêt une haute signification. Le carême est
appelé « printemps de l’âme », il est vécu comme facteur de renouvellement. Au
cours des siècles, de nombreux témoignages attestent les immenses bienfaits du
jeûne tant spirituellement que pour l’âme et le corps. Tous ceux qui pratiquent le
jeûne peuvent le confirmer. Il est principalement pour nous, chrétiens orthodoxes,
une discipline essentielle capable de transformer notre relation à Dieu, au prochain et
au cosmos.
Dans ce sens, trois éléments sont indissociables : le jeûne, la prière et le partage. Ils
nous renvoient à trois relations essentielles :
– La relation à Dieu (prière)
– La relation à l’autre, au prochain (le partage)
– La relation au cosmos (éveil du regard)
Jeûne et prière
Nous ne jeûnons pas pour nous priver de nourriture ou pour meurtrir le corps mais
pour accroître la sensibilité au vivant ainsi que la faim et la soif de Dieu. Le jeûne
a pour fonction essentielle de limiter les appétits de la nature pour libérer le vrai
désir. Force est de constater que l’effet direct de la satiété est le relâchement de
l’attention. Le jeûne aiguise au contraire notre attention et nous met en position de
spectateur de nos mouvements intérieurs pour ne plus en être esclave. Il nous permet
de prendre conscience de notre asservissement intérieur pour mieux marcher vers la
liberté glorieuse des enfants de Dieu. Les anciens avaient perçu que le rapport à la
nourriture est un élément essentiel dans la vie spirituelle. Lorsque nous convoitons
un met, qui gouverne : la pulsion ou la conscience ?
Selon le livre de la genèse, Dieu a créé Adam, chaque homme ou femme, comme
un être mangeant non pour qu’il dévore le monde, mais pour qu’il vive une
relation eucharistique au Créateur par les aliments créés (Le pain et le vin sont des
substances cosmiques faites eucharistie). Nous jeûnons pour trouver une relation
vivante au Dieu vivant, pour faire du cosmos une possibilité de communier avec
Dieu et pour sortir de la logique de consommation.
Le Christ a jeûné 40 jours et 40 nuits au désert après son baptême. A la tentation
du « Diabolos » qui lui proposait de transformer les pierres en pain, il a
répondu : « l’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui vient
de la bouche de Dieu » Matthieu 4/4. C’était rappeler que chaque créature est le fruit
d’une parole de Dieu. L’oublier, comme nous l’avons fait, conduit à objectiver le
monde, à le réduire à l’objet, que l’on va considérer en soi, à l’exclusion de toute
dimension symbolique donc signifiante. Objectiver ou chosifier nous enferme
dans un monde d’apparences que l’on prend pour toute la réalité. Ramenés à l’état
d’objets, les créatures sont vite transformées en marchandises pour finalement faire
triompher le pouvoir de l’argent. Lequel est l’expression même de l’idolâtrie, le
signe de la rupture de relation avec Dieu jusqu’à la négation de Dieu.
Cette parole du Christ souligne l’importance pour l’homme de se nourrir de sens
autant que de pain.
Donc le jeûne ne peut aller sans la prière pour intensifier notre relation à Dieu.
Jeûne et partage
D’autre part, le jeûne permet d’éprouver un peu ce qu’est la faim, le manque, pour
mieux saisir de l’intérieur ce qu’éprouve tous ceux, et ils sont nombreux, qui ne
peuvent accéder au minimum de nourriture vitale, à ceux qui meurent de faim. Ainsi
le jeûne doit être vécu dans un esprit de partage. Il est une limitation volontaire des
besoins au service de la justice, du partage et de l’équité. Le jeûne nous ouvre sur
l’exercice du don, donc de l’amour qui rime avec le don. Saint Ambroise de Milan
rappelait sans cesse que l’argent économisé par le jeûne doit être donné aux pauvres.
Dans l’esprit des béatitudes : « bienheureux les pauvres en esprit car le royaume
des cieux est à eux », il est une expérience de la pauvreté choisie qui ouvre sur la
communion avec le frère ou la sœur en humanité, sur l’esprit de compassion pour le
pauvre auquel le Christ s’identifie : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits
de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » Mat 25/40.
Il est en ce sens non seulement une thérapie du corps mais aussi de l’âme, si l’on
précise que, pendant les temps de carême, il est vivement recommandé de limiter
la consommation des médias, de tout ce qui nous distrait de l’essentiel et surtout
de s’abstenir de malveillance selon cette recommandation de saint Jean Cassien :
« Tandis que jeûne l’homme extérieur, il faut que l’homme intérieur s’abstienne
aussi des nourritures mauvaises. La mauvaise nourriture de l’âme, c’est d’abord cette
malsaine médisance de ses frères ».
Jeûne et éveil du regard
Enfin, le jeûne nous établit dans un rapport de modération vis à vis du cosmos. Par
cela, il nous ouvre sur la perception de l’invisible dans le visible, de l’impalpable
dans le palpable, sur la profondeur de la réalité. En final, il est une possibilité
offerte d’accéder à la réalité essentielle au delà des apparences dans lesquelles sont
enfermés ceux qui sont dans l’addiction à la consommation du monde. Le jeûne est
la possibilité de s’ouvrir à la dimension symbolique.
Pratique du jeûne dans l’Eglise Orthodoxe
Ayant ainsi précisé l’esprit dans lequel un chrétien orthodoxe vit le jeûne et sans
lequel le jeûne n’aurait aucun sens. Je vais décrire le mode pratique du jeûne dans
l’Eglise Orthodoxe.
Nous avons deux types de jeûne : le jeûne liturgique et le jeûne total.
Le plus pratiqué est le jeûne liturgique, le jeûne total est laissé à la liberté de chacun
en relation avec le père spirituel. Le jeûne liturgique consiste dans l’abstinence de
viande, de charcuterie, de poisson, d’œufs, de laitages (fromages, beurre, yaourts
etc.…) et de vin. Il établit le fidèle dans la condition d’Adam au paradis, lequel se
nourrissait de semence portant semence.
Le jeûne liturgique est recommandé chaque mercredi et vendredi au cours de
l’année.
Le nombre total de jours de jeûne liturgique au cours de l’année est de 180 soit la
moitié de l’année.
Aujourd’hui dans l’Eglise Orthodoxe, le jeûne eucharistique (7 heures avant
la Liturgie eucharistique) est strictement respecté avec aménagement pour les
personnes âgées ou malades, pour les enfants, les femmes enceintes ou toute autre
personne qui nécessite une adaptation. Le Grand Carême de Pâques est aussi
appliqué par une grande majorité de fidèles.
Je voudrais terminer en soulignant que le jeûne est pratiqué non par simple
discipline, mais parce que chaque fidèle en retire de grands bénéfices spirituels.
Le jeûne stimule la prière, clarifie l’esprit, aiguise l’attention, empêche l’excès
des humeurs et des pulsions, aide au combat spirituel, notamment par rapport aux
pensées, nous allège du poids du monde, nous ouvre l’univers de la compassion,
nous rend sensible au vivant et nous fait accéder à une contemplation eucharistique
du monde. Le jeûne nous dépouille de l’inutile, du superflu et nous ramène vers
l’unique nécessaire.