Compassion Chez Silouane

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L’expérience de la compassion chez le starets Silouane de l’Athos pdf

Disons d’emblée que la compassion n’est pas une qualité humaine mais divine.
Elle est une attitude inspirée en l’homme par le Saint Esprit. C’est ce dont
témoigne avec force le starets Silouane. Il affirme tout d’abord avoir fait
l’expérience de la miséricorde divine, de l’amour de Dieu pour sa créature, puis
il nous montre comment l’Esprit Saint lui a appris à aimer tous les hommes.

SILOUANE, UN SAINT UNIVERSEL

Figure exceptionnelle, Silouane est reconnu non seulement dans l’Eglise
Orthodoxe qui l’a canonisé le 26 novembre 1987 mais aussi dans les Eglises
Catholique et Protestantes. Il est vénéré comme un saint universel. Thomas
Merton, ce moine cistercien très connu, a pu écrire dans l’ouvrage intitulé « La
paix monastique » : « Peut-être découvrira-t-on que le moine le plus authentique
du 20e siècle aura été le Père Silouane, ce remarquable starets du Mont Athos ».
Depuis, grâce au livre-témoignage (1) de son disciple le Père Sophrony (1896-
1993), Silouane est particulièrement vénéré et prié comme un « saint sans
frontière » pour reprendre l’expression du prieur de la communauté de Bose en
Italie, le Père Enzo Bianchi.
Silouane, qui vécut au Mont Athos 46 ans (de 1892 à 1938), nous livre son
expérience, ce qu’il a vu et connu dans la grâce du Saint Esprit. Nul n’a parlé
du Saint Esprit comme lui. Dans toute la Tradition Patristique, il ne semble pas
exister une telle référence à la pédagogie du Saint Esprit ni à l’œuvre du Saint
Esprit dans le cœur de l’homme. Il n’est pas une seule page où saint Silouane
ne mentionne la troisième personne de la Divine Trinité. Ainsi, il nous donne de
pénétrer dans la profondeur de l’expérience spirituelle, vécue dans le Souffle de
l’Esprit et sous tendue par toute la Tradition Orthodoxe dont il était pétri.
Dans un temps traversé par de multiples courants où l’accent est mis sur
l’expérience personnelle de Dieu, Silouane apparaît comme un authentique
témoin qui, à la suite du Christ, nous donne à voir le vrai visage du Père.

SILOUANE, TEMOIN DE LA MISERICORDE DIVINE

Silouane n’a cessé tout au long de ses écrits de témoigner de la miséricorde
divine. Il a appris par l’expérience que c’est par la foi en la miséricorde de Dieu
que l’homme peut être sauvé. Aussi, désire-t-il ardemment que tous les êtres
humains puissent rencontrer la miséricorde du Seigneur : « mon âme a connu
le Seigneur et j’annonce ta miséricorde à ton peuple. Mon âme désire que vous
connaissiez le Seigneur et que vous contempliez Sa miséricorde et Sa grâce ».

Nous pouvons nous demander ensemble : qu’est-ce que la miséricorde divine ?
Selon l’étymologie latine, miseris cor dare signifie le cœur tourné vers la misère,
le Cœur de Dieu ouvert, offert aux plus pauvres et pécheurs. Selon l’étymologie
hébraïque : Haramim évoque les entrailles maternelles qui s’émeuvent et
frémissent. « Grâce aux entrailles de miséricorde de notre Dieu », le salut est
venu jusqu’à nous ainsi que La connaissance du salut et le pardon des péchés.
(prière du Bénédictus de Zacharie (Luc 1/78). « Revêtez vous d’entrailles de
miséricorde » nous dit saint Paul (Col.3/12). Les entrailles de miséricorde sont
synonymes pour les traducteurs de sentiments de compassion et du pardon. La
miséricorde signifie la compassion et le pardon.
Cette tendresse parcourt toute la Bible (on ne peut à ce titre opposer l’Ancien et
le Nouveau Testament). Dans de nombreux passages, nous retrouvons la même
formule qui revient comme un leitmotiv : « Dieu est tendresse et pitié, lent à la
colère et riche en miséricorde » (Joël2/13; Ps86/15; Ps103/8; Ps145/8; Néhémie
9/17). Cette tendresse est aussi particulièrement exprimée par le prophète
Isaïe lorsqu’il rapporte ces paroles adressées par Dieu à son peuple : « Une
femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle allaite ? N’a-t-elle pas pitié du fruit de ses
entrailles ? Quand elle l’oublierait, Moi, je ne t’oublierai point » (Is.49/15).
Rappelons-nous de la délicatesse de Jacob vis à vis des enfants ainsi que des
brebis et des vaches qui allaitent. Comment Jacob se met à la portée des plus
faibles en marchant au pas des enfants (Gen. 33/13-14).
Nous retrouvons cette même tendresse dans le regard de compassion du Christ
vis à vis des pécheurs. C’est avec tendresse qu’il a regardé la femme adultère ou
qu’il a considéré la pécheresse qui a mouillé ses pieds avec ses larmes et lui a
pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé. C’est par ce regard de compassion que
Pierre s’est senti pardonné après le triple reniement et que Zachée reçut le Christ
chez lui, lui promettant désormais de donner aux pauvres la moitié de ses biens
(Luc 19). Le regard de miséricorde a engendré le désir de partager. Silouane
était habité par cette même tendresse à l’égard de tous les hommes.

La miséricorde de Dieu en vérité, c’est son amour à l’œuvre envers nous. La
rédemption tout entière est le fruit de l’amour miséricordieux, de l’amour gratuit
offert aux pécheurs. Le mouvement de l’économie divine (l’incarnation du
Verbe, sa mort sur la croix et sa résurrection) a été accompli par amour, par pure
miséricorde envers l’homme déchu. « Il n’y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ses amis ».(Jean15/13)

LA VOLONTÉ DIVINE EST DANS LE RAYONNEMENT DE CET
AMOUR.

Dans le rayonnement de cet amour, la volonté divine est clairement exprimée
dans l’épitre de Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et
parviennent à la connaissance de la vérité » (1 tim 2/4), c’est-à-dire qu’ils
partagent son bonheur, sa joie, sa paix, sa sainteté et son incorruptibilité,
sa gloire et la plénitude de son amour pour l’éternité. Dieu veut que nous
participions de Son amour, de la vie divine (2P1/4). « Il nous a prédestinés dès
avant la création du monde pour être saints et immaculés en sa Présence dans
l’amour » (Eph 1,4).

Silouane en écho affirmera : « L’Esprit du Christ que le Seigneur m’a donné,
veut le salut de tous, veut que tous connaissent Dieu ». (S p255). « Le Seigneur
a donné le Paradis au larron ; de même il le donnera à tout pécheur ». La
volonté divine ne vient pas annuler la liberté de l’homme mais au contraire
vient solliciter sa libre réponse. Le salut est le fruit de la synergie, de la libre
coopération entre le Créateur et la créature. Silouane nous précise que : « La
participation de l’homme au don du salut est le repentir ».

Le Christ n’est pas venu pour juger mais pour sauver, pour faire miséricorde à
tous ceux qui confessent leur misère et espèrent en la miséricorde divine.
L’action salvatrice du Christ appelle une libre réponse car l’amour ne peut
s’imposer mais uniquement s’offrir à la réciprocité. Le repentir est l’expression
de ce désir de réciprocité chez l’homme. Dès qu’il exprime son repentir, tel
l’enfant prodigue qui après être rentré en lui-même se leva et alla vers son Père,
le Seigneur vient à sa rencontre et dans Sa miséricorde ne se souvient plus
des péchés de cette âme. Le repentir appelle l’amour divin et introduit dans
l’expérience de la miséricorde divine.
Silouane désire de tout son cœur que les hommes puissent connaître la
miséricorde divine mais il sait en même temps par l’expérience qu’elle n’est
accessible que par le repentir : « Les hommes T’ont oublié, toi leur créateur et
cherchent leur propre liberté, sans comprendre que tu es miséricordieux, que tu
aimes les pécheurs qui se repentent et leur donnes la grâce de ton Saint Esprit…
Oh que la miséricorde de Dieu pour nous est immense »p 258-259. Toute la
prière de Silouane est une supplique à Dieu pour qu’il accorde à l’homme la
grâce du repentir. Il la prolonge par ses écrits dans l’espoir qu’au moins une âme
trouvera le salut : « la miséricorde du Seigneur est infinie. Mon âme connaît sa
miséricorde envers moi et j’écris sur elle dans l’espoir qu’une âme, au moins,
aimera le Seigneur et s’enflammera pour Lui dans le feu du repentir » p263.

Silouane nous encourage vivement au repentir, à oser une folle espérance en
la miséricorde divine plutôt que de se replier sur un sentiment de culpabilité
qui fait obstacle à l’amour de Dieu. « Nombreux sont ceux qui pensent : « J’ai
commis beaucoup de péchés : j’ai tué, j’ai cambriolé, j’ai été violent, j’ai
calomnié, j’ai vécu dans la débauche et j’ai fait encore bien d’autres choses. Et
la honte les retient de s’engager sur la voie de la pénitence. Mais ils oublient que
tous leurs péchés sont devant Dieu comme une goutte d’eau dans la mer » (S.
p.316).
Ce que Dieu regarde en l’homme c’est son image et non la quantité de péchés
que l’homme a commis. Il voit la beauté resplendissante de Sa Présence dans
l’homme même si elle est étouffée par le péché, étouffée par la souffrance,
étouffée par l’exil.

La reconnaissance du péché et le désir du repentir font s’émouvoir les entrailles
de miséricorde de Dieu. Silouane atteste que par le repentir, il a reçu au delà de
ses espérances : « Il m’a accordé non seulement son pardon, mais aussi le Saint
Esprit » (S. p.255). La miséricorde divine donne le Royaume de Dieu c’est-à-dire
qu’elle offre le pardon des péchés et surtout le don du Saint Esprit à celui qui se
repent, à celui qui accepte de voir et de reconnaître ses failles, ses faiblesses, son
péché donc sa misère. La miséricorde est une expérience personnelle du pardon
divin : (S. p.318). Au pardon s’associent une joie, et une paix douce et profonde
en raison du don du Saint Esprit. « Seigneur, grande est ta miséricorde. Qui saura
Te rendre grâce comme il convient, de nous avoir donné sur terre le Saint-Esprit
? » (S. p.320).

LA PRIERE UNIVERSELLE

Voilà l’espérance et la prière de l’Eglise : que tous les hommes reviennent
à Dieu par le repentir et soient sauvés. Silouane nous l’affirme en ces
termes : « Dieu attend que tous les hommes se repentent et soient sauvés »p.
345. Nous ne pouvons pas affirmer que tous les hommes seront sauvés
comme l’a fait Origène, car l’homme dans sa liberté peut renoncer au salut
en refusant le Sauveur. Mais la prière des saints, en particulier de Silouane
sera toujours tournée vers ceux qui vivent l’enfer de la séparation avec le
Christ donc avec Dieu. Le témoignage du starets Silouane est à cet égard
très éloquent : « l’amour ne souffre pas la perte même d’une seule âme » S
p104). « L’amour du Christ ne supporte la perdition d’aucun homme » (S
p105). « L’amour du Christ espère attirer tous les hommes à Lui, et pour cela Il
descend jusqu’au fond de l’enfer » (S. p.257). C’est nous rappeler que la mort
sur la croix, la descente du Christ aux enfers et sa résurrection sont l’expression
la plus profonde de la miséricorde de Dieu. Le Christ est venu pour tous, Il veut
le salut de tous les hommes. Avec saint Isaac le Syrien, on peut se demander
si l’homme peut éternellement refuser le feu de l’amour de Dieu qui, lui, est
éternel. « Sa confiance en la miséricorde de Dieu l’a conduit à penser que les
souffrances des pécheurs dans la géhenne ne peuvent être éternelles. Si le mal,
le péché et la mort n’ont pas leur origine en Dieu, peut-on penser qu’ils puissent
être éternels ? » (2). C’est ce que nous pouvons follement espérer dans la foi en
l’insondable miséricorde divine. L’enfer éternel serait en quelque sorte un échec
à l’amour de Dieu comme l’affirme saint Grégoire de Nysse. Si Dieu est amour,
ajoute saint Isaac, comment a-t-il pu prévoir un enfer éternel ? Avec Silouane,
nous avons l’assurance que la prière des saints ne cessera que tous soient sauvés
car « l’amour ne supporte pas qu’une seule âme ne se perde ».

Dans l’Esprit Saint, il désire correspondre de tout son cœur à la volonté divine et
affirme : « Mon âme désire que les hommes du monde entier soient tous sauvés,
qu’ils vivent dans le Royaume des Cieux, voient la Gloire du Seigneur et fassent
leurs délices de l’amour divin ».

Dans l’Esprit Saint, cette compassion ne se limite pas aux chrétiens mais s’étend
à tous les hommes : « L’Esprit Saint enseigne à l’âme un profond amour pour
les hommes et la compassion pour tous les égarés. Le Seigneur a eu pitié de
ceux qui s’étaient perdus et a envoyé son Fils Unique pour les sauver. Le Saint
Esprit enseigne cette même compassion pour ceux qui vont en enfer. Mais celui
qui n’a pas reçu le Saint Esprit ne désire pas prier pour ses ennemis » S. p292.

Celui qui a fait cette expérience désire prier ardemment pour le salut de tous
les hommes. Silouane nous rapporte la prière de Païssios pour un de ses
disciples qui avait rejeté le Christ et pendant qu’il priait le Seigneur lui apparut
et dit : « Païssios, pour qui pries-tu ? Ne sais-tu pas qu’il M’a renié ? ». Mais
le saint continuait d’avoir compassion de son disciple et alors le Seigneur lui
dit : « Païssios, par ton amour tu t’es assimilé à Moi »p.292.

LA COMPASSION UNIVERSELLE

Pour Silouane, être dans la compassion, c’est prier pour tous les hommes, pour
ceux qui le demandent, pour ceux qui sont dans la détresse et aussi pour les
ennemis. C’est parce qu’il a fait l’expérience de la miséricorde qu’il désire

que tous les hommes connaissent par expérience l’immensité de la miséricorde
divine qu’il assimile à la Grâce de l’Esprit Saint. Il a des pages magnifiques où
il exprime avec force sa prière de compassion :

« O Seigneur miséricordieux, éclaire les peuples pour qu’ils Te connaissent et
sachent combien Tu nous aimes… Seigneur miséricordieux, donne ta grâce à
tous les peuples de la terre afin qu’ils Te connaissent, car privé de ton Esprit
Saint, l’homme ne peut Te connaître ni comprendre Ton amour.

Seigneur fais connaître à tous les peuples ton amour et la douceur du Saint
Esprit, pour que les hommes oublient la douleur de la terre, qu’ils abandonnent
tout mal et s’attachent à Toi avec amour, et qu’ils puissent vivre en paix,
accomplissant pour ta gloire ta sainte volonté» p 258.

Silouane insistera beaucoup sur la prière pour les ennemis qui se confond
avec le pardon. Le Seigneur a appelé tous ceux qui le suivent à pardonner. Il
a demandé à Pierre de pardonner soixante dix sept fois sept fois (Mat. 18/22),
n’est-ce pas témoigner que Dieu lui-même pardonne soixante dix sept fois sept
fois, donc que sa miséricorde est infinie. Il nous dit qu’exercer la miséricorde,
c’est devenir fils de la miséricorde : « vous avez appris qu’il a été dit : tu
aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : aimez vos
ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous
haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent. Alors
vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux (Mat.5/43-45)

Si, comme il nous est montré, le pardon s’exerce en bénissant : « bénissez ceux
qui vous maudissent » et en priant « priez pour ceux qui vous maltraitent et qui
vous persécutent » cela signifie qu’il ne peut être assumé sans le secours de la
grâce donc sans la miséricorde divine. Ainsi celui qui pratique la miséricorde
fait l’expérience de la miséricorde divine, il est un témoin de cette miséricorde.
La compassion suppose l’union avec Celui qui compatit.

Silouane nous affirme que « celui qui n’aime pas ses ennemis ne peut connaître
le Seigneur ni la douceur de l’Esprit Saint »p 259. Cela n’est pas sans nous
rappeler la parole du Notre Père : « pardonne-nous nos offenses comme nous
pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Pardonner attire le pardon
divin ou plutôt désirer pardonner attire la grâce du pardon. Car, nous dit
Silouane : « sans l’assistance de la grâce, de la miséricorde divine, il nous est
impossible de pardonner, d’avoir compassion et d’aimer ses ennemis ». A
l’homme cela est impossible mais à Dieu tout est possible. Aussi Silouane nous
invite à prier le Seigneur pour qu’Il nous apprenne par l’Esprit Saint à aimer
nos ennemis : «Seigneur apprends-nous par ton Esprit Saint à aimer nos ennemis
et à prier pour eux avec des larmes » P260.

Cet amour du prochain jusqu’à l’amour des ennemis triomphe du jugement. Il
vient substituer la prière aux pensées de jugement et de critique. Ceci constitue
l’ascèse principale pour qui veut s’exercer à l’amour. La conversion commence
au niveau de la pensée. Elle consiste notamment à s’interdire toute pensée de
jugement pour la remplacer par la prière pour l’autre. Amour et pardon riment
ensemble. Pardonner, c’est renoncer à juger, renoncer au ressentiment et à la
haine et en faire des occasions de prière pour le salut des frères. Dieu par sa
miséricorde viendra délivrer l’homme de tout jugement sur lui-même et sur les
proches. Il le délivrera bien plus de toute condamnation.

Rien que dans les exemples donnés dans les Evangiles, il apparaît une grande
différence entre le verdict des hommes et le regard de salut que pose Jésus sur
les personnes. Jésus est tout entier miséricorde et nous invite à ne pas juger
sur les apparences ni selon les faits mais à considérer avec compassion les
personnes. Si telle est la miséricorde divine, il nous appartient de placer toute
notre espérance en cette miséricorde car « Dieu ne veut pas la mort du pécheur
mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (Ez18). Cette grâce de la conversion est
toujours ouverte. Nous avons l’exemple du bon larron pour nous le montrer.

Seul le repli sur notre culpabilité, sur une auto-condamnation dans une
désespérance nous rend inaccessible à l’amour divin. « Rien n’égale ni ne
surpasse les miséricordes de Dieu, affirme Saint Jean Climaque (7e s.), c’est
pourquoi celui qui désespère est son propre meurtrier » (Echelle 5/46). C’est
dire que quelque soit l’état de notre âme, notre salut dépend d’une folle
espérance en la miséricorde divine, de notre foi en l’amour de Dieu. Saint
Jean dans son épître nous y encourage en disant : « Si notre conscience nous
condamne, Dieu est plus grand que notre conscience » (1Jn3/20), ou encore
Silouane qui nous rapporte cette parole que le Christ lui a adressée : « Tiens ton
esprit en enfer et ne désespère pas ».

Silouane nous donne à voir l’étendue de la miséricorde divine, l’amour sans
limites qui « ne peut supporter la perte même d’une seule âme » (p257).
Dans cette même perspective, il nous donne ce récit : « il y a des hommes qui
souhaitent la damnation et les tourments dans le feu de l’enfer à leurs ennemis
ou aux ennemis de l’Eglise. Ils pensent ainsi parce qu’ils n’ont pas appris du
Saint Esprit à aimer Dieu. Celui qui l’a appris, verse des larmes pour le monde
entier. Tu dis : «c’est un criminel, qu’il aille donc brûler dans le feu de l’enfer ».

Mais je te demande : « si Dieu te donnait une bonne place dans le paradis et que,
de là, tu voies dans le feu celui auquel tu as souhaité les tourments, n’aurais-tu
pas alors pitié de lui, quel qu’il soit, même s’il est un ennemi de l’Eglise ? » Ou
bien aurais-tu un cœur de fer ? Mais, dans le paradis on n’a pas besoin de fer.
Là, on a besoin d’humilité et de l’amour du Christ qui a compassion de tous » .p
260

Pour le starets Silouane, les ennemis sont aussi ceux qui s’opposent à
notre projet de vie, à notre chemin de foi. Par extension, ce sont les ennemis
de la foi, les ennemis de l’Eglise (à cette époque, l’Eglise était persécutée par
les communistes) mais aussi les ennemis de l’homme. Par exemple ceux qui
exercent leur pouvoir au détriment du respect de l’être humain.

« L’âme a compassion des ennemis et prie pour eux parce qu’ils se sont
éloignés de la vérité et vont en enfer. Voilà ce qu’est l’amour pour les ennemis »
S p346 « Ils sont à plaindre ceux qui ne connaissent pas Dieu et qui s’opposent à
Lui ; mon cœur souffre pour eux et les larmes coulent de mes yeux » S p345.

Pour tout homme qui cherche Dieu, l’ennemi se révèle être Satan et avec
lui, tous les esprits démoniaques. Saint Silouane et saint Isaac le Syrien sont
les seuls à inclure le diable et les démons dans l’amour des ennemis. « L’Esprit
Saint apprend à aimer et alors on aura de la compassion même pour les démons
car ils se sont détachés du Bien, ils ont perdus l’humilité et l’amour de Dieu »
S p344. Ou encore : « L’Esprit de Dieu nous apprend l’amour pour tout ce
qui existe et l’âme a compassion pour tout être ; Elle aime aussi ses ennemis
et plaint même les démons, parce que dans leur chute, ils se sont détachés du
Bien » S p423-424.

Satan, dit le Christ, est le père du mensonge. Le mensonge consiste à faire
croire que notre frère est un rival (histoire de Caïn et Abel), un concurrent
(dans la société marchande) puis une menace et finalement un ennemi. Il est
malheureusement habituel de projeter sur l’autre nos problèmes intérieurs non
résolus, nos ambiguités et nos culpabilités. Dès qu’advient une tension ou un
conflit, nous considérons que c’est de la faute de l’autre. Nous avons de la
peine, au premier abord à reconnaître notre responsabilité. C’est ce rejet de la
responsabilité qui nous fait considérer l’autre comme un ennemi.

Le Seigneur veut le salut de tous les hommes (Luc 9/56 et 1 Tim 2/4). La
volonté du Seigneur est que tous les hommes soient sauvés. Mais la liberté

humaine tend à mettre en échec la volonté divine. Silouane, dans un esprit de
compassion et d’amour du prochain jusqu’à l’amour des ennemis a donné son
sang pour le salut de tous les hommes. Sous l’inspiration de l’Esprit Saint, il
s’écrie : « l’amour ne supporte pas qu’une seule âme ne se perde ». L’élan de
compassion de Silouane s’étend à tous les hommes, il participe de l’amour infini
de Dieu. Il nous assure que la prière des saints ne cessera pas, que l’enfer ne soit
vidé de tous ses habitants.

Pendant des siècles, il nous a été présenté le spectre de l’enfer éternel, d’une
punition éternelle. Même si cela avait une visée pédagogique, qui pouvait être
adaptée à une certaine culture, l’on peut se demander si cette perspective n’a pas
incliné nombre de personnes vers le désespoir. Le témoignage de Silouane est
au contraire porteur d’une immense espérance. Il est un message essentiel pour
notre temps. Là où la description d’un Dieu implacable pouvait nous repousser,
le visage de « l’amour sans limites » nous attire et vient re-stimuler notre quête
de Dieu. Le saint starets Silouane, dans le Souffle de l’Esprit, a été porteur de
cette parole de résurrection : « c’est l’amour qui aura le dernier mot », « il n’y a
pas de fin à l’amour de Dieu » p332.

Père Philippe Dautais

1- Starets Silouane, Ed Présence 1973
2- L’univers spirituel d’Isaac le Syrien, S.O. n° 76, Ed Bellefontaine, p319