Aujourd’hui, il nous est donné une parole essentielle qui récapitule tout l’enseignement de l’Evangile : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le de même pour eux » Ce précepte est une loi universelle présente dans toutes les traditions spirituelles. Elle est souvent formulée par la négative : « ce que vous ne voulez pas que les hommes fassent pour vous ne le faites pas pour eux ».
Le Seigneur nous invite à aimer non seulement nos amis mais aussi nos ennemis : « si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en saura-t-on ? Même les pécheurs en font autant. Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants. »
Cet enseignement de Jésus s’enracine dans le principe de l’unité ontologique de l’humanité en Adam. La Bible voit en Adam à la fois chaque être humain et toute l’humanité. En Adam, elle met en évidence l’unité et la diversité. Unité du genre humain et diversité des visages. Chaque être humain a une manière unique d’exprimer l’humanité qui nous est commune. Chacun a un mode d’être qui lui est propre selon des configurations uniques exprimées dans son code génétique unique et manifesté dans son visage unique. La diversité est le miracle de la vie. Elle est une richesse essentielle.
Ce qui porte atteinte à un être humain se répercute dans l’entière humanité. Nous sommes tous un en Adam. Toute l’humanité est en lien organique où chacun de nous est une cellule d’un grand corps qui forme une unité vivante et organique. Par ce fait, nous sommes tous solidaires et responsables les uns des autres. Nous participons tous de la même humanité, de la même chair, « nous sommes membres les uns des autres » (Eph 4/25). Ce que je fais à l’autre, je me le fais à moi-même. Nous sommes invités à entrer dans cette conscience pour enfin respecter chaque être humain et le considérer comme une partie de soi-même. Le respecter et le considérer comme un frère en humanité, cela veut dire prendre soin de lui au lieu de le vivre comme un rival ou une menace. Prendre soin de lui, c’est aussi prendre soin de sa différence, de ce qu’il porte d’unique et d’irremplaçable.
Dans cette pensée unitive, un grand saint de notre temps, Silouane de l’Athos affirme que : « Notre frère est notre propre vie ». Celui qui méprise son frère méprise sa propre chair ( Saint Jean). Celui qui tue son frère se tue lui-même. Tout ce que tu n’aimes pas chez l’autre n’est que la traduction de ce que tu n’aimes pas en toi. C’est pourquoi, selon Saint Silouane de l’Athos nous ne devons avoir qu’une seule prière et qu’une espérance : « que tous soient sauvés. »
C’est là le fondement de la compassion. Celle-ci n’est pas un mouvement de pitié, de condescendance ou encore moins le désir de porter la souffrance de l’autre mais la conscience que l’autre et moi, nous sommes un ontologiquement. Plus qu’un élan de charité, elle exprime une conscience profonde de l’unité adamique. Le mouvement de compassion accomplit la parole de l’Evangile : « aime ton prochain comme toi-même. »
Qu’est-ce que l’aimer ? C’est lui désirer du bien, pas du mal. Désirer qu’il vive, qu’il lui arrive des choses heureuses, qu’il prenne sa place et y grandisse. C’est être dans la bienveillance, c’est à dire veiller en bien. L’aimer c’est prier pour lui en lieu et place où je serai tenté par des pensées de jugement ou de condamnation sur l’autre. Le jugement est le contraire de l’amour, c’est pourquoi saint Silouane nous invite à aimer le pécheur : (S. p.319) « Il est facile d’aimer un saint : il en est digne. Aussi “il n’y a pas de plus grand miracle que d’aimer le pécheur dans sa chute.” (S. p.323) L’aimer c’est désirer l’aider et prier pour lui en se rappelant que le Seigneur l’aime. Cette disposition d’amour pour le pécheur ou plus encore pour les ennemis attire la grâce ou nous permet de la conserver (S. p.323) :“Si nous voulons garder la grâce, nous devons prier pour les ennemis ». Si tu vois un homme qui pèche, et que tu n’as pas de compassion pour lui, alors la grâce t’abandonnera. (p.320) “Combien de fois m’as-tu donné ta grâce, mais à cause de ma vanité, je ne l’ai pas gardée”. (p.322) “Notre malheur est que, à cause de l’orgueil de notre esprit, nous ne persévérions pas dans cette grâce, et elle abandonne l’âme.” (p.317) (S. p.323) « Si tu penses que le Seigneur aime beaucoup sa créature, si, toi-même, tu as de la compassion pour toute créature et aimes tes ennemis, et si, en même temps, tu t’estimes le pire des hommes, cela indique que la grande grâce du Saint-Esprit est avec toi.”
Cet amour du prochain jusqu’à l’amour des ennemis triomphe du jugement. Il vient substituer la prière aux pensées de jugement et de critique. Ceci constitue l’ascèse principale pour qui veut s’exercer à l’amour. La conversion commence au niveau de la pensée. Elle consiste notamment à s’interdire toute pensée de jugement pour la remplacer par la prière pour l’autre. Amour et pardon riment ensemble. Pardonner, c’est renoncer à juger, renoncer au ressentiment et à la haine et en faire des occasions de prière pour le salut des frères. Dieu par sa miséricorde viendra délivrer l’homme de tout jugement sur lui-même et sur les proches. Il le délivrera bien plus de toute condamnation.
Silouane insistera beaucoup sur la prière pour les ennemis qui se confond avec le pardon. Le Seigneur a appelé tous ceux qui le suivent à pardonner. Il a demandé à Pierre de pardonner soixante dix sept fois sept fois (Mat 18/22), n’est-ce pas témoigner que Dieu lui-même pardonne soixante dix sept fois sept fois, donc que sa miséricorde est infinie. Il nous dit qu’exercer la miséricorde, c’est devenir fils de la miséricorde : « vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent. Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux (Mat.5/43-45) Si, comme il nous est montré, le pardon s’exerce en bénissant : »bénissez ceux qui vous maudissent » et en priant « priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent » » cela signifie qu’il ne peut être assumé sans le secours de la grâce donc sans la miséricorde divine. Ainsi celui qui pratique la miséricorde fait l’expérience de la miséricorde divine, il est un témoin de cette miséricorde. La compassion suppose l’union avec Celui qui compatit.
Silouane nous affirme que « celui qui n’aime pas ses ennemis ne peut connaître le Seigneur ni la douceur de l’Esprit Saint »p 259. Cela n’est pas sans nous rappeler la parole du Notre Père : « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Pardonner attire le pardon divin ou plutôt désirer pardonner attire la grâce du pardon. Car, nous dit Silouane : « sans l’assistance de la grâce, de la miséricorde divine, il nous est impossible de pardonner, d’avoir compassion et d’aimer ses ennemis ». A l’homme cela est impossible mais à Dieu tout est possible. Aussi Silouane nous invite à prier le Seigneur pour qu’Il nous apprenne par l’Esprit Saint à aimer nos ennemis : « Seigneur apprends-nous par ton Esprit Saint à aimer nos ennemis et à prier pour eux avec des larmes » P260.
Rien que dans les exemples donnés dans les Evangiles, il apparaît une grande différence entre le verdict des hommes et le regard de salut que pose Jésus sur les personnes. Jésus est tout entier miséricorde et nous invite à ne pas juger sur les apparences ni selon les faits mais à considérer avec compassion les personnes. Si telle est la miséricorde divine, il nous appartient de placer toute notre espérance en cette miséricorde car « Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il se convertisse et qu’il vive »(Ez18). Cette grâce de la conversion est toujours ouverte. Nous avons l’exemple du bon larron pour nous le montrer. Seul le repli sur notre culpabilité, sur une auto-condamnation dans une désespérance nous rend inaccessible à l’amour divin. « Rien n’égale ni ne surpasse les miséricordes de Dieu, affirme Saint Jean Climaque (7e s.), c’est pourquoi celui qui désespère est son propre meurtrier » (Echelle 5/46). C’est dire que quelque soit l’état de notre âme, notre salut dépend d’une folle espérance en la miséricorde divine, de notre foi en l’amour de Dieu. Saint Jean dans son épître nous y encourage en disant : « Si notre conscience nous condamne, Dieu est plus grand que notre conscience »(1jn3/20), ou encore Silouane qui nous rapporte cette parole que le Christ lui a adressée : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ».
La miséricorde est une expression de la Bonté de Dieu, de l’amour de Dieu. Dieu seul est bon (cf Lc). « Dieu est amour » nous dit saint Jean. Il ne dit pas que l’amour est simplement une qualité de Dieu, il dit que Dieu est amour. Les Pères ont affirmé à la suite de l’Evangile que Dieu est communion d’amour et que la création est advenue par un débordement de l’amour trinitaire. La volonté divine est dans le rayonnement de cet amour. Cette volonté est exprimée dans l’épitre de Paul : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 tim 2/4), c’est-à-dire qu’ils partagent son bonheur, sa joie, sa paix, sa sainteté et son incorruptibilité, sa gloire et la plénitude de son amour pour l’éternité. Dieu veut que nous participions de Son amour, de la vie divine (2P1/4). « Il nous a prédestinés dès avant la création du monde pour être saints et immaculés en sa Présence dans l’amour » (Eph 1,4). Silouane en écho affirmera : “L’Esprit du Christ que le Seigneur m’a donné, veut le salut de tous, veut que tous connaissent Dieu ». (S p255). « Le Seigneur a donné le Paradis au larron ; de même il le donnera à tout pécheur ». La volonté divine ne vient pas annuler la liberté de l’homme mais au contraire vient solliciter sa libre réponse. Le salut est le fruit de la synergie, de la libre coopération entre le Créateur et la créature. Silouane nous précise que : « La participation de l’homme au don du salut est le repentir ».
En occident, sainte Thérèse de l’enfant Jésus qui est fêtée le 1er octobre, témoigne aussi de ce même mouvement et souligne l’importance du repentir comme élan de confiance en la miséricorde divine : « Oui, je le sens, quand même j’aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j’irais le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien Il chérit l’enfant prodigue qui revient à Lui”. Voilà l’espérance et la prière de l’Eglise : que tous les hommes reviennent à Dieu par le repentir et soient sauvés. Nous ne pouvons pas affirmer que tous les hommes seront sauvés comme l’a fait Origène, car l’homme dans sa liberté peut renoncer au salut en refusant le sauveur. Mais la prière des saints, en particulier de Silouane et Thérèse sera toujours tournée vers ceux qui vivent l’enfer de la séparation avec le Christ donc avec Dieu. Le témoignage du starets Silouane est à cet égard très éloquent : « l’amour ne souffre pas la perte même d’une seule âme » S p104). « L’amour du Christ ne supporte la perdition d’aucun homme » (S p105). « L’amour du Christ espère attirer tous les hommes à Lui, et pour cela Il descend jusqu’au fond de l’enfer » (S. p.257). C’est nous rappeler que la mort sur la croix, la descente du Christ aux enfers et sa résurrection sont l’expression la plus profonde de la miséricorde de Dieu.
Dans l’Esprit Saint, Silouane correspond de tout son cœur à la volonté divine et affirme : “Mon âme désire que les hommes du monde entier soient tous sauvés, qu’ils vivent dans le Royaume des Cieux, voient la Gloire du Seigneur et fassent leurs délices de l’amour divin”.
Nous allons retrouver les mêmes accents chez Thérèse. Dans les trois derniers mois de sa vie, elle est toute entière vouée au salut des âmes et son désir du salut universel ne fait que s’aviver : « Tout ce que j’ai, tout ce que je gagne, c’est pour l’Eglise et pour les âmes »(épilogue p306) . On est là en face d’un amour qui se donne, d’une Bonté et d’une Générosité infinies de Dieu qui s’offrent aux plus petits, aux plus pauvres, aux plus pécheurs par le cœur des saints qui, eux-mêmes, ont acceptés de se donner.
Que tous les hommes soient sauvés, “que pas un ne se perde ” : amour sans limites, amour fou de Dieu, amour passionné pour l’homme pécheur, amour qui avait embrasé le cœur de Thérèse et Silouane. Amour qui suscite le repentir et une grande espérance : “Je suis un pécheur endurci, et pourtant j’ai vu le grand amour et la miséricorde du Seigneur à mon égard”(S. p.255). Thérèse dans la même tonalité dira : “Si j’avais commis tous les crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance, je sens que toute cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier ardent » (T. CJ 11.7.6, p.254). Et Silouane d’exprimer la même pensée : “Nombreux sont ceux qui pensent : “J’ai commis beaucoup de péchés : j’ai tué, j’ai cambriolé, j’ai été violent, j’ai calomnié, j’ai vécu dans la débauche et j’ai fait encore bien d’autres choses. Et la honte les retient de s’engager sur la voie de la pénitence. Mais ils oublient que tous leurs péchés sont devant Dieu comme une goutte d’eau dans la mer” (S. p.316). Nous ne pouvons qu’être touchés par ce même témoignage qui nous ouvre au mystère de l’immensité de la miséricorde divine.
Saint Silouane, plus que tout autre, nous montre la portée de cette parole de l’Evangile : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le de même pour eux », parole équivalente à cette autre : « aime ton prochain comme toi-même ».
(Les citations sont tirées du livre Starets Silouane de l’Athos, Editions Présence)