Conférence donnée lors du Colloque « Mystique et liberté » à Angoulême le 12 mars 2016
La mystique chez les Pères de l’Eglise par Père Philippe Dautais
Le thème de cette rencontre, mystique et liberté, me semble en résonance avec le questionnement actuel. Nous sommes dans un temps de mutation et je crois important de réinvestir ces deux réalités qui marchent ensemble : la vie mystique conduit vers la vraie liberté, l’esprit de liberté s’épanouit dans la dilatation mystique. Cependant pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, il m’apparait nécessaire de préciser que la liberté ne peut être réduite à son sens courant, celui de la licence, selon lequel, je peux faire ce que je veux, quand je veux, où je veux, si je veux. Au sein d’une relation d’amour, cette liberté n’a pas sa place. D’autre part, la liberté, dans le sens de la liberté de choix, trouve rapidement ses limites dans le cadre d’une telle relation. Sainte Thérèse de Lisieux l’exprimait clairement lorsqu’elle s’exclamait : « A tout, je dis oui ». Il n’est plus question de choix mais d’une totale libération des contingences et des conditionnements. De même, la mystique, dans le sens usuel est souvent comprise comme mysticisme qui résonne avec irrationnel connoté d’un accent délirant. On pense alors à certains saints qui ont décrits des expériences d’extase, de claire voyance, de bilocation, de lévitation et autres phénomènes extraordinaires qui laissent perplexes. Lier la mystique à de tels phénomènes dénature son sens profond car cela laisse à penser que la mystique procure des états dangereux pour l’équilibre de la personne ou à l’inverse qu’elle n’est réservée qu’à quelques privilégiés. Or, la mystique nous concerne tous. Il se pourrait que la dimension mystique s’affirme plus particulièrement dans notre temps. Nous voyons apparaitre une nouvelle soif de spiritualité, enrichie d’une maturité psychique qui se conjugue soit avec une défiance du religieux soit avec une émancipation du caractère rigide de l’institution sans rejeter la richesse de la Tradition spirituelle qu’elle a su transmettre. Nous sommes sortis d’une transmission sociale de la religion pour entrer dans l’ère de la spiritualité d’élection rendue possible grâce aux multiples propositions et à la possibilité d’exprimer sa propre sensibilité. On peut noter que cette nouvelle vague de spiritualité s’affirme face à un contexte fortement chosifiant et matérialiste qui déshumanise et désenchante notre monde, mais elle n’est pas uniquement réactionnelle et exprime une aspiration profonde inscrite au cœur de chaque être humain. Ce qui arrive aujourd’hui avait été perçu par le philosophe russe Nicolas Berdiaev qui annonçait à ses contemporains dans les années soixante : « Nous entrons dans l’ère d’une nouvelle spiritualité, qui sera la contrepartie de la matérialisation de notre monde. A cette époque du christianisme correspondra une nouvelle forme de mystique. Il sera désormais impossible de s’opposer à une vie supérieure en invoquant le péché de la nature humaine, qu’il faut avant tout surmonter. Il n’y a plus de place désormais, dans le monde, pour un christianisme extérieur et fait de coutumes. La vie spirituelle et mystique constitue précisément le chemin qui mène à la victoire sur le péché, (sur l’enfer et sur la mort). Le monde pénètre dans une époque catastrophique d’élection et de division, où une élévation et une intensité de vie intérieure seront exigées de tous les chrétiens… L’époque d’une nouvelle spiritualité dans le christianisme ne peut être que l’époque d’une manifestation sans précédent du Saint Esprit » in Esprit et liberté Editions DDB p 254. Nous vivons en ce moment cette articulation entre rejet d’un « christianisme extérieur fait de coutumes » et soif d’une spiritualité profonde qui donne sens à nos vies. Olivier Clément, théologien orthodoxe, qui est devenu chrétien à la lecture des ouvrages de Nicolas Berdiaev, prolongeait ce constat en affirmant : « aujourd’hui, la foi ne va plus sans l’intelligence de la foi ». La foi suppose l’expérience intérieure et ne peut se limiter à la croyance. Croire en Dieu est une chose, vivre en Christ en est une autre. Cette aspiration à la profondeur et à la rencontre intime avec le Tout Autre est la vie mystique.
Qu’entend-on par mystique ?
Mystique renvoie par l’étymologie grecque mustikos au mystère, à ce dont on ne peut rien dire, ce qui invite au silence. La mystique s’enracine dans l’émerveillement et dans l’étonnement devant le sublime. Elle se développe dans une sensibilité poétique, s’éprouve dans l’intensité de présence manifeste dans l’instant pour éclore dans la sensation du mystère qui palpite en toutes choses et en tout être. Chaque personne a goûté à de tels instants qui échappent à toute captation et ouvrent le cœur au sentiment d’infini. Moments qualifiés de numineux, expériences furtives qui viennent faire écho à une nostalgie profonde en chacun. Chaque personne est habitée par un désir de plénitude, une soif d’amour, un élan de vie qui porte vers l’infini, une aspiration mystérieuse à être. La mystique, en tradition chrétienne, est mystique du désir, de la rencontre et de l’union. La mystique concerne la possibilité pour l’âme humaine d’entrer en relation avec Dieu et d’atteindre l’union à Dieu. Elle est à la fois accueil et don et s’entend comme mystère de la réciprocité. Le fait mystique est originel, il est inscrit à l’originel de nous-mêmes. Sa réalité échappe à l’emprise du mental, elle est un fait d’expérience et concerne la dimension du cœur-esprit.
Pour Berdiaev, « la mystique est une pénétration dans la profondeur spirituelle, où tout se passe autrement que dans le monde naturel, car il ne s’y trouve plus de division et aucune chose n’est extérieure à une autre. Il n’y a rien hors de moi, tout est en moi et avec moi, tout est dans ma profondeur. Je suis en tout et tout est en moi » Ibid. p 253.
L’expérience mystique est paradoxale. Le but est hors de portée et également au plus intime. Trouver l’infini dans l’intime qui se révèle autre ou Tout autre. Le chemin d’accès s’avère singulier, l’expérience est subjective, chacun l’appréhende à sa manière selon son cadre social, culturel, religieux et traditionnel. Elle est toujours une expérience de l’unité conjuguée au mystère de l’unicité de chaque personne. Elle est de nature transcendante, et n’est pas de l’ordre de la sentimentalité, de l’imagination, du phantasme qui sont autant de parasitages psychiques. Les Pères de l’Eglise ont ainsi fortement souligné l’importance de la purification intérieure afin que l’expérience ne soit pas dénaturée par l’emprise psychique qui déforme la réalité par le mode de ses projections. C’est pourquoi, ils ont été très prudents, et l’Eglise à leur suite, par rapport aux témoignages de visions ou d’états décrits par certaines personnes car les états extraordinaires ne sont pas des critères mais seulement des indices. Ces états, marqués par le psychisme des personnes, peuvent être l’occasion d’illusions ou de tromperies démoniaques. Ici, toute auto-satisfaction engendre l’arrêt du progrès de l’âme et tend à conduire vers une régression. Il convient donc d’appliquer un discernement et de faire la différence entre expérience et manifestations. Les pères du désert d’Egypte invitaient ainsi à ne pas donner d’importance à ces manifestations afin de ne pas les favoriser car elles sont secondaires et surtout pour qu’elles ne deviennent l’occasion d’enflures égocentriques voire démoniaques. L’essentiel est dans la rencontre et non dans les artifices.
La mystique selon les Pères de l’Eglise du 1er millénaire.
La dimension mystique baignait l’héritage chrétien des premiers siècles. L’expérience mystique était au fondement de la vie chrétienne et a présidé à l’élaboration de la théologie. Celle-ci n’était pas spéculative mais enracinée dans l’expérience personnelle des mystères divins et à l’inverse, l’expérience mystique exprimait le contenu de la foi commune. Ceux que l’on appelle les Pères de l’Eglise étaient avant tout des êtres de prière qui cherchaient à vivre une relation d’intimité avec leur Seigneur. Leur foi en Christ vivifiait leur vie intérieure et celle-ci les conduisait vers une relation plus intime avec le Christ jusqu’à pouvoir dire à la suite de l’apôtre Paul : « ce n’est plus moi qui vit mais le Christ qui vit en moi ».
La vie liturgique et sacramentelle venait nourrir cette aspiration. Tout d’abord par l’écoute de la Parole. Parole qui rend sensible au mystère du royaume des Cieux déjà présent au milieu de nous. Parole qui éveille à une lecture symbolique ou verticale des évènements et nous introduit dans le mystère incessant du dialogue entre Dieu et l’Homme. Pour les Pères de l’Eglise, Dieu nous parle par l’Ecriture sainte. Chaque fois que l’on se laisse toucher par une parole, elle nous vivifie et devient possibilité de transformation et de communion avec Dieu. La parole est transitionnelle, elle fait le lien et ainsi intensifie le mystère de la relation avec Celui qui parle. C’est à partir de cette qualité relationnelle que cette parole devient féconde selon l’invitation du Christ : « Celui qui m’aime gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure chez lui ». La parole est alors vectrice de l’union. Celle-ci atteint son apogée dans l’eucharistie par la communion au Corps et au Sang du Christ par laquelle le fidèle s’unit au Christ, devient participant de sa vie divine. Il existe un lien profond entre la vie mystique et la vie sacramentelle ou mystérique. La vie mystique est révélatrice du mode eucharistique de la présence du Christ en nous, plus intime à nous-même que nous-même et en même temps Tout Autre. Ce Dieu intérieur ne cesse de nous appeler et de nous inviter au banquet céleste, selon cette parole de l’apocalypse : « voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et qu’il ouvre, j’entrerai chez lui pour souper avec lui. Moi près de lui et lui près de moi » Apoc 3/20. Il est au-dedans, il nous bouscule et désire naître dans notre cœur. Il est étranger à ce vieux dieu qui hante notre vieille conscience : ce dieu gendarme, punisseur, qui juge, condamne et nous culpabilise. Cette figure du dieu tout-puissant subsiste en ceux qui restent extérieurs à Dieu et en font une idole malfaisante. Pour celui ou celle qui ouvre la porte, il se révèle un Dieu d’amour, Souffle de son souffle et Vie de sa vie. Le mystique est celui en qui se manifeste la naissance du Seigneur. Naître en Dieu, c’est laisser Dieu naître en nous. La mystique des Pères est liée intimement au mystère de l’incarnation.
L’élément mystique, c’est la réceptivité humaine. Le Christ l’exprime dans son enseignement en paraboles. Par exemple, dans la parabole du semeur, de la semence et des terrains, il est clairement montré que la fécondité dépend de la qualité des terrains de réception de la semence. Dans la parabole du banquet, l’invité peut répondre favorablement ou non à l’invitation. Gustave Thibon, ce poète mystique du 20e siècle, exprimait à merveille ce mystère de la réceptivité en affirmant : « ce n’est pas la lumière qui nous manque mais notre regard qui manque à la lumière, ce n’est pas la grâce qui nous manque mais nous qui manquons à la grâce ». Athanase d’Alexandrie avait cette formule : « il fait nuit en plein jour pour celui qui a les yeux fermés ». D’où l’insistance des Pères sur l’importance de la conversion, de la métanoïa : ouvrir son cœur à Celui qui est présent. La vie mystique est accessible à tous, le premier pas consiste à ouvrir son cœur et à consentir à la Présence. La vie mystique est l’accord de deux désirs, de deux oui. Réponse à l’appel. Conjonction de l’amour descendant de Dieu et de l’amour ascendant de l’être humain. Réciprocité du don. Expérience de la Divino-humanité.
Mystique de la rencontre
Ainsi, pendant le premier millénaire, toute théologie est mystique et la vie mystique est théologique. Théologie de la relation initiée par le Christ lui-même. Nous pouvons le constater par le récit des Evangiles : Jésus s’investit pleinement dans la relation avec ses interlocuteurs. Par sa qualité de présence, par son regard d’amour, il créait un climat de confiance et suscitait chez son vis-à-vis une transformation telle qu’il en résultait une guérison. Il soulignait lui-même ce lien entre la guérison et la foi-confiance par cette parole : « va, ta foi t’a sauvé ». C’est la relation de confiance, de foi, qui sauve. En ce sens, le Christ est la fin de toute religion. Il replace la perspective religieuse du salut dans l’intériorité, dans une relation intime avec « Celui qui est plus intime à nous-même que nous-même ». Il nous a montré ainsi que la finalité de la religion est toute entière dans cette parole de vie : « tu aimeras… », déclinée dans ces deux commandements qui récapitulent toute l’Ecriture sainte, toute la loi et les prophètes : « tu aimeras ton Dieu… et tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Si la religion ne conduit pas sur le chemin de l’amour, elle a dévié de sa vocation. A la suite de leur maître les premiers chrétiens accordaient une priorité à la dynamique relationnelle : relation intime avec Dieu et relation de bienveillance avec l’autre et avec soi-même.
Saint Syméon le théologien (XIe S), que nous fêtons aujourd’hui, affirmait que l’amour mystique échappe à toute emprise institutionnelle. La priorité doit être donnée à la vie mystique, les questions institutionnelles doivent être secondaires. Ainsi, chaque cœur peut s’ouvrir dans toute la mesure de sa réceptivité et de sa maturité. A cet égard, il est essentiel pour le mystique d’être structuré par une vision théologique éprouvée par une tradition séculaire et d’être accompagné spirituellement, cela lui évitera des dérives psychiques dommageables. La vie mystique touche au sommet de la liberté.
Le sommet de la vie mystique, selon Saint Syméon le Nouveau Théologien (XIe S), est dans la rencontre personnelle avec le Christ qui parle dans nos cœurs par l’Esprit Saint. Je vous propose d’écouter cette hymne de St Syméon qui exprime sa quête assoiffée de la rencontre avec son Seigneur, elle a pour titre : Je courais à sa suite
Ô race entière des hommes,
écoutez-moi maintenant
raconter la grandeur
de l’amour de Dieu pour les hommes !
J’ai péché contre lui comme aucun
autre homme au monde.
Pourtant, je le sais, il m’a appelé
et j’ai répondu aussitôt.
J’ai voulu dire qu’il m’a appelé
bien plutôt à la pénitence,
et aussitôt j’ai suivi
le Maître qui m’appelait.
Quand il courait, je courais à sa suite.
Quand il fuyait, je le poursuivais,
comme un chien pour un lièvre.
Et quand le Seigneur s’était éloigné
de moi et s’était caché,
moi, je ne désespérais pas
et je ne retournais pas en arrière,
pensant que je l’avais perdu ;
mais à l’endroit même où je me trouvais,
je m’asseyais et gémissais,
je pleurais et j’appelais à mon tour
le Maître caché à mes yeux.
A moi qui me roulais ainsi dans la poussière
et qui criais, il se faisait voir
après s’être approché tout près.
En le voyant je bondissais sur mes pieds,
je m’élançais pour le saisir,
et vite lui fuyait,
et moi je courais vigoureusement,
et souvent dans ma hâte
je saisissais les franges de son vêtement.
Lui s’arrêtait un peu,
et moi j’étais dans une grande joie,
et il s’envolait, et de nouveau
je le poursuivais ; ainsi
il partait, il venait,
il se cachait, il apparaissait,
et moi je ne retournais pas en arrière,
je ne me décourageai jamais,
je n’abandonnai pas la course,
je ne l’ai pas considéré comme un charlatan
ou quelqu’un qui voulait me tenter,
mais de toute ma force,
mais de toute ma puissance,
quand je ne le voyais pas, je le cherchais.
J’étais plein de larmes,
j’interrogeais tout le monde.
Il vint à ma rencontre et se découvrit à moi.
D’où et comment vint-il ? Je ne sais.
Car on ne peut absolument pas le voir
ni non plus le concevoir ;
il habite dans une lumière
inaccessible, il est une lumière
en trois personnes, de manière inexprimable,
dans des espaces infinis,
mon Dieu infini,
Père unique comme le Fils,
unis à l’Esprit divin.
Un sont les trois et les trois
sont un seul Dieu, d’une manière inexplicable.
La parole est incapable
d’exprimer l’inexprimable.
Seuls connaissent ces réalités
ceux-là qui les contemplent.
Aussi n’est-ce pas avec des mots mais des actes
qu’il faut nous hâter de rechercher,
de voir et d’apprendre
la richesse des mystères divins.
Hymne 29
Mystique du cœur : Les trois étapes de l’ascension
Le but de la vie chrétienne est l’union à Dieu et la vision de Dieu : « bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu ». Cette ascension vers la contemplation passe par différentes phases qui ont été mises en évidence au 4e siècle par les Pères du désert d’Egypte, ces fous de Dieu qui désiraient vivre le maximum évangélique, c’est dire la vie en Dieu. Pour eux, la mystique ne peut être disjointe de l’ascèse car il convient tout d’abord de purifier le cœur, organe de la réceptivité. Ainsi, ils ont mis en évidence trois étapes : Praxis, théoria, théologia.
Scrutant le livre de l’exode en s’intéressant à la vie de Moïse, Grégoire de Nysse rejoint cette tradition et note que : « La manifestation de Dieu s’est faite d’abord à Moïse dans la lumière. Ensuite il a parlé avec lui dans la nuée. Enfin, devenu plus parfait, Moïse contemple Dieu dans la ténèbre ». Cette observation a fait écho à son expérience personnelle et à la tradition spirituelle selon laquelle, le mystique passe par trois étapes dans son élévation spirituelle : le premier degré est la purification-illumination assimilée à la Praxis, le deuxième degré, ou nuée, est la contemplation de Dieu dans ses œuvres et dans son rayonnement. Perception de la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses. Le troisième degré ou ténèbre représente l’expérience purement mystique de la rencontre directe avec Dieu dans l’apophase. La mystique de la lumière s’achève dans la mystique de la ténèbre supra lumineuse.
1) Praxis ou purification du cœur
Selon Evagre le Pontique qui mit par écrit les récits des témoignages de l’expérience des Pères du désert : « La pratique » ou praxis « est une méthode spirituelle qui vise à purifier la partie passionnée de l’âme ». Elle a pour but de rétablir la santé de l’âme, de la resituer dans son élan originel. Elle constitue une véritable thérapeutique pour libérer l’âme des passions et lui redonner sa beauté originelle dans laquelle peut se refléter l’image de Dieu. La « praxis » vise à désencombrer le cœur profond, à désensabler la Source, elle engage dans un chemin de libération intérieure pour accéder à une juste perception de la réalité et être à nouveau sensible à la Présence divine.
Elle consiste en une véritable psychanalyse au sens premier d’analyse des mouvements de la psyché pour mieux s’en différencier et acquérir « l’autorité sur » plutôt que d’être « sous l’emprise de » ces mouvements. La « Praxis est le mode de la connaissance de soi qui participe du processus de libération intérieure. Cette dynamique, selon les Pères, est insuffisante, elle doit être complétée par une culture de l’attention et par le nécessaire combat intérieur.
Pour Evagre, la liberté intérieure advient par « la pratique » qui s’articule sur ces trois registres : l’acquisition de cette science intérieure, l’exercice de la vigilance conjuguée au combat intérieur.
Le but de la « praxis », est de métamorphoser l’énergie vitale dévoyée et bloquée dans les passions idolâtres » Olivier Clément, Sources p 119, de la resituer dans son élan originel, non de l’anéantir mais de la réorienter. « L’âme est parfaite quand sa puissance de passion s’est complètement tournée vers Dieu ». Maxime le Confesseur ; Centuries sur la charité 3,98.
Dès lors, « de la praxis naissent les vertus dont l’amour fera la synthèse. Ces vertus sont divino-humaines, elles constituent autant de participations aux attributs (Noms) divins, au rayonnement de la divinité dont l’homme est l’image ». Sources p 119. Ce n’est qu’avec le secours divin que nous pouvons acquérir ces énergies divino-humaines que nous appelons vertus. Seuls ceux qui répondent à l’appel du Christ et deviennent libres de leurs passions, peuvent vivre les béatitudes de l’agapé.
La purification du cœur est une étape nécessaire pour ne pas s’égarer dans l’illusion, pour que le psychique ne soit pas un prisme déformant qui vienne altérer ou dévier une expérience intérieure authentique. La mystique chrétienne orientale est dépouillée de toute sensiblerie romantique, de tout psychisme, de tout excès émotionnel ou affectif. L’acquisition de l’apathéia exclut toute curiosité, toute projection et tout fantasme. Il convient d’accueillir Dieu tel qu’il est et non de ramener Dieu à ce que l’on en conçoit, car Dieu n’est en rien semblable à l’image que l’on s’en fait.
Pour saint Syméon, l’extase, considérée comme signe d’état mystique, « est le fait non pas des parfaits, mais des novices ». Les initiés ont l’habitude de conseiller aux novices : « si un ange t’apparait, refuse la vision, humilie toi et dit : je suis indigne de te voir »… PE p 115. Face à Satan qui a pris la forme du Christ, un moine déclare : « je ne veux point voir le Christ ici, mais dans le siècle à venir ». Sur cette voie, il est prudent d’être accompagné. Au désert d’Egypte, il y avait la nécessité de se confier à un ancien qui devait conduire le novice vers le nécessaire discernement des esprits appelée la science des sciences. Le discernement devient peu à peu une boussole qui oriente celui qui désire sans cesse approfondir la vie mystique.
Le chemin de purification du cœur est aussi purification du regard, il ouvre le champ de la contemplation et de la vision. Tout d’abord, il ouvre le regard sur l’invisible dans le visible, sur la dimension verticale de la réalité puis vers l’impossible vision de Dieu : « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu »
2 ) Théoria ou entrée dans la nuée
La théoria ou contemplation de la nature s’inscrit dans la continuité de la « praxis », du processus de purification du regard. Elle est ouverture sur la dimension symbolique de la réalité, pressentiment de Dieu à travers les êtres et les choses, du transcendant dans l’immanence. L’œil ne s’arrête plus sur les apparences mais pénètre dans l’intériorité des êtres et des choses. L’œil intérieur s’éveille et apprend à voir toutes choses en Dieu et Dieu en toutes choses, sans jamais identifier l’élément cosmique et Dieu transcendant. La théoria est science des œuvres de Dieu (des dons de Dieu) qui rend capable de connaître les raisons des êtres, leur sens en Dieu. Dieu n’est pas perçu dans son essence, dans son être même, mais dans son rayonnement qui pénètre chaque élément du vivant comme l’atteste l’apôtre Paul : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité se voient comme à l’œil nu depuis la création du monde quand on les considère dans ses ouvrages » Rom 1/20. Dans la nuée, l’être sur la voie de l’ascension apprend à voir l’invisible qui sous-tend le visible, à entendre la parole inaudible et à percevoir le non sensible.
La praxis est la méthode pour acquérir un regard neuf. La contemplation qui en résulte permet de voir l’invisible dans le visible, d’être sensible à l’impalpable dans le palpable, de déchiffrer les paroles muettes inscrites dans l’univers. Saint Antoine, grande figure spirituelle du désert d’Egypte au 4e siècle, vivait dans cette contemplation. Un échange avec des visiteurs nous a été transmis par Evagre le Pontique. traité pratique (SC n°171 p.694) : « Un des sages d’alors vint trouver le juste Antoine et lui demanda : « Père comment pouvez-vous être si heureux, alors que vous êtes privés de la consolation que donnent les livres ? »
Antoine répondit : « Mon livre, ô philosophe, c’est la nature des êtres et quand je veux lire les paroles de Dieu, ce livre est toujours devant moi. »
3 - Théologia
La théologia est l’union directe, personnelle, à Dieu. Voie de la divinisation par participation à la vie divine. Entrée dans la ténèbre qui symbolise la radicale transcendance de Dieu. Grégoire de Nysse parle de ténèbre lumineuse, la lumière est d’une telle intensité qu’elle apparait ténèbre. L’expérience de la ténèbre est un dépouillement de toutes les représentations de Dieu, une mort à tous les concepts pour accueillir Dieu tel qu’il est : « Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est »1 Jean 3/2.
Pour traduire au mieux cette expérience, les Pères ont introduit la dimension de l’apophase.
La théologie apophatique veut souligner avant tout que Dieu est transcendant, inconnaissable, insaisissable, inaccessible en son essence. Il ne peut être résumé par ses attributs ou par ce que l’on peut affirmer à son sujet. Il n’est en rien semblable à l’image que l’on s’en fait. Le discours sur Dieu tend à identifier Dieu à des qualificatifs, par exemple Dieu est bon, miséricordieux, longanime, patient, juste… Dans son rayonnement, Il exprime de telles qualités mais sur un mode qui n’est pas en correspondance avec nos projections. Denys l’Aréopagite, qui est considéré comme le père fondateur de la théologie apophatique, l’exprime clairement : « Dieu est l’Être de tout sous un mode tel pourtant qu’il n’est rien de tout ce qui est » (in les Noms divins Œuvres complètes Denys l’Aréopagite, Ed Aubier).
L’apophatisme exclut tout panthéisme, toute tentation de confondre Dieu inconnu et transcendant avec les réalités cosmiques. Saint Grégoire de Nysse considère en ce sens que : « Tout concept formé par l’entendement pour tenter d’atteindre et de cerner la nature divine ne parvient qu’à façonner une idole de Dieu, non à le faire connaître » (Vie de Moïse ; PG 44,377).
La théologie apophatique met en évidence la distance entre le Réel en soi et la perception du Réel qui passe par nos représentations. Identifier ces représentations à la réalité développe une conception idolâtre selon Denys l’Aréopagite : « S’il arrive que voyant Dieu, on comprenne ce qu’on voit, c’est qu’on n’a pas vu Dieu lui-même, mais quelqu’une de ces choses inconnaissables qui lui doivent l’être. Car en soi, il dépasse toute intelligence et toute essence » Sources, O Clément Ed Stock p 31.
L’apophase désigne la montée vers le mystère, vers simultanément ce qui nous échappe et ce dont nous avons une expérience intime. Expérience intime qui échappe à notre saisie et qu’il ne convient pas de ramener à nos schémas mentaux. Elle appelle au contraire à une ouverture de l’intelligence vers le jamais connu, vers l’au-delà de nos représentations.
On l’aura compris, « L’apophatisme est avant tout une disposition d’esprit se refusant à la formation des concepts sur Dieu. Cela exclut résolument toute théologie abstraite et purement intellectuelle qui voudrait adapter à la pensée humaine les mystères de la sagesse de Dieu. » (V. Lossky théologie myst p 37).
L’apophatisme nous conduit à renoncer à réduire le Réel à notre compréhension, nous invite à nous dépouiller de nos certitudes, à purifier le regard pour entrer dans un dynamisme d’éveil de l’intelligence vers la contemplation de réalités plus hautes, de dévoilement en dévoilement vers des dévoilements sans fin car « L’infini est sans doute quelque chose de Dieu mais non Dieu lui-même qui est encore infiniment au-delà. », (Maxime le Confesseur Sources p 31).
Pour ne pas confondre cet infini et Dieu lui-même, la théologie orthodoxe a mis en évidence la distinction entre l’essence divine transcendante et le rayonnement des énergies divines qui sont participables. Cette distinction introduit l’articulation entre une théologie de l’affirmation qui s’applique à identifier les rayons de la gloire divine et une théologie négative qui rappelle l’inaccessibilité de Dieu en son essence, articulation bien décrite par saint Basile de Césarée au 4e siècle : « Nous affirmons que nous connaissons Dieu dans ses énergies, mais nous ne promettons pas de l’approcher dans son essence même. Car son essence reste inaccessible, tandis que ses énergies viennent jusqu’à nous » ( Lettre 234 PG,32).
Dieu transcende toutes nos conceptions, c’est pourquoi l’expérience mystique passe par une nuit de l’intelligence et suppose que la personne se dé-saisisse de toutes ses croyances et certitudes. Plus Dieu est présent plus il est ténébreux ; l’apophase devient un mode de connaissance par l’inconnaissance. Les mystiques décrivent cette expérience de ravissement dans laquelle ils sont transportés et sont élevés vers la contemplation des mystères ineffables. L’apôtre Paul nous décrit ainsi son expérience : « Je connais un homme dans le Christ qui, voici quatorze ans – était-ce en son corps ? je ne sais ; était-ce hors de son corps ? je ne sais ; Dieu le sait – … cet homme-là fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et cet homme-là – était-ce en son corps ? Etait-ce sans son corps? je ne sais, Dieu le sait -, je sais qu’il fut ravi jusqu’au paradis et qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme de redire ». 2 Cor 12/2-4
Mystique du désir et de l’ascension vers la plénitude en Dieu
Saint Irénée exprime d’une manière simple une évidence : « Il est impossible de vivre sans la vie » et il ajoute : « et il n’y a de vie que par participation à Dieu et cette participation consiste à voir Dieu et à jouir de sa plénitude… ». Seul Dieu est immortel, Il est la Vie. L’homme ne peut devenir immortel qu’en participant du seul immortel, Dieu. Il devient pleinement vivant en participant de la vie même, car « Dieu est lui-même la vie de ceux qui participent à Lui » renchérit saint Irénée. Si l’être humain est maintenu en vie par l’éros, il ne peut devenir pleinement vivant que par le Souffle de l’Esprit en devenant un avec ce Souffle. Saint Séraphim de Sarov, grand saint russe du 19e siècle considérait que : « le but de la vie chrétienne est l’acquisition du Saint Esprit ». Invitation à un évidement pour que l’Esprit soit le Souffle de notre souffle, la Vie de notre vie. « Etre déifié, c’est faire naître Dieu en soi » précise Denis l’Aréopagite. Non plus soi mais Dieu en soi. L’amour est retrait de soi pour que l’autre advienne. Il ne peut s’envisager en dehors d’une dynamique relationnelle qui accomplit et révèle la vraie dimension de notre humanité. Toute l’histoire humaine est une ascension vers la perfection divine et vers l’avènement de la personne. Ascension vers ce qui est inscrit dès l’origine, vers ce qui est au fondement de notre être unique de toute éternité. Selon saint Maxime le Confesseur, nous devenons un avec notre propre principe. Plus on devient soi-même, plus s’accroit la relation de transparence à l’autre. Circulation de l’amour-agapè bien décrite par saint Maxime qui a su synthétiser à merveille la tradition philocalique des premiers siècles : « La divinisation est une œuvre qui nous dépasse car le parachèvement de la nature entre les personnes par la voie de l’agapè, c’est une œuvre qui nous conduit bien au-dessus de notre propre vie, par l’empressement que nous manifestons aux autres » (la vie en Dieu p.292, opus cité).
Saint Grégoire de Nysse, père Capadocien du 4e siècle, a développé à partir de son expérience, une mystique du désir qui reste aujourd’hui inégalée. En s’inspirant de la vie de Moïse, il a décrit les trois grandes étapes de l’ascension mystique et montré que la vision de Dieu est liée au désir et au progrès incessant. « C’est là vraiment voir Dieu que de ne jamais cesser de le désirer » affirme saint Grégoire de Nysse.
Le progrès spirituel
La thèse originale de Grégoire de Nysse est que la perfection de l’être créé soit le progrès même. Sur cette voie d’élévation sans fin, il faut se souvenir toujours du but, à savoir l’union à Dieu. Il cite à ce propos l’apôtre Paul aux Philippiens : « Oubliant ce qui est derrière moi et tendu de tout mon être (epekteinomenoz) vers ce qui est en avant, je cours vers le but pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ… ». Ce mouvement incessant vers Dieu est appelé épectase, il constitue pour Grégoire la voie de la perfection. Pour lui, le mouvement du désir est lié à la transcendance de l’essence divine et par suite ne peut jamais cesser. Dieu a déposé dans nos cœurs un désir infini que les réalités finies et éphémères ne pourront jamais combler. La jouissance des biens divins ne fait qu’augmenter la soif de l’âme et la perfection apparait comme un progrès continuel p 149. La vie divine s’écoule dans l’âme et dilate sa capacité, l’excès de la vie divine débordant toujours l’âme. Nous avons ici, comme le note Jean Daniélou, la perspective d’âmes conçues comme des univers en expansion infinie. La participation élargit la capacité. L’épectase constitue le retour de l’âme à sa vraie nature.
Pour lui, la perfection réside dans le progrès lui-même. Ecoutons le :
« Dans toute l’éternité du siècle à venir, celui qui court vers toi devient sans cesse plus grand et s’élève toujours plus haut, en progressant toujours en proportion de sa montée vers le bien mais toi, Tu es le même, Tu demeures le Très Haut pour toujours ».
« Ainsi celui qui monte ne s’arrête jamais d’aller de commencement en commencement ; et les commencements de réalités supérieures n’ont jamais de fin. Jamais celui qui monte n’arrête son désir à ce qu’il connaît déjà ; mais s’élevant successivement par un autre désir à nouveau plus grand, à un autre supérieur encore l’âme poursuit sa route vers l’infini à travers des ascensions toujours plus hautes ».
Mystique de la transcendance et de l’immanence
L’Esprit est le seul artisan du progrès spirituel selon Saint Syméon le nouveau théologien ( in prière mystique p 57).
Seul l’Esprit de Dieu peut nous faire accéder à la connaissance de Dieu. Le saint Esprit nous dépouille de concepts et de nos représentations, c’est l’expérience de la lumière divine, les écailles tombent des yeux. Les yeux spirituels s’ouvrent. Passage du vieil homme qui voyait le monde selon ses yeux charnels qui réduit le vivant à des objets et est prisonnier d’une conception dualiste, à l’homme spirituel qui voit spirituellement les réalités de ce monde. La mystique de la lumière coïncide avec le seuil de l’apophase et se prolonge vers un approfondissement de la vision par le mode de l’inconnaissance. Au plus sublime, saint Isaac le Syrien affirme que s’instaure le silence de l’esprit. Celui-ci n’est pas synonyme de perte de conscience ou d’abolition des sensations (L’univers spirituel se saint Isaac p 252), mais éveil de la sensibilité spirituelle. Il considère que c’est par cette sensibilité que l’on « parvient à la connaissance de la vérité » (38e discours Œuvres complètes Ed DDB). A une personne qui lui posait cette question : « qu’est-ce que la connaissance ? », il répondit : « C’est la sensation de la vie immortelle ». La personne continua par cette autre question : « Et qu’est-ce que la vie immortelle ? ». Saint Isaac répondit par cette parole lumineuse : « C’est sentir les choses en Dieu ».
La sensation spirituelle est ici considérée comme un mode de connaissance plus fin que l’approche intellectuelle, car elle permet de percer des mystères incompréhensibles par l’intellect. D’autre part, tout vient de Dieu. Sentir les choses en Dieu, c’est entrer dans la perception de la relation entre ces choses et leur origine qui, dans le principe, est en Dieu. La voie royale est celle du cœur.
Dans le prolongement du témoignage de saint Isaac, je vous propose cette hymne apophatique de Saint Grégoire le théologien :
(3) « O toi, l’au-delà de tout, est-il permis de te chanter autrement ?
Comment te célébrer puisque aucune parole ne t’exprime?
Nulle intelligence ne te conçoit. / Quel esprit peut te saisir ?
Seul tu es ineffable. / Et tout ce qui est exprimé est sorti de toi
Toi, le seul inconnaissable ; Tout ce qui se pense est sorti de toi
Tous les êtres te proclament. / Ceux qui parlent et ceux qui sont muets
Tous les êtres te rendent hommage./ Ceux qui pensent comme ceux qui ne pensent pas.
Vers Toi se tend le désir universel, vers toi l’universelle gestation.
Tout ce qui existe te prie./ Et vers toi, tout être qui sait lire ton univers, fait monter une hymne de silence.
Pour toi seul tout subsiste./ Vers toi, Tout s’élance dans un même élan.
De tous les êtres, tu es la fin./ Tu es unique . Tu es chacun et tu n’es aucun
Tu n’es pas l’Un et tu n’es pas le Tout./ Toi qui as tous les noms, comment te nommerais-je
Toi, le seul innommable ?
Ces voiles qui ont par-dessus les nuages, quelle céleste intelligence les pénétrera-t-elle ?
Aie pitié de moi, ô toi, l’au-delà de tout:/ comment t’appeler d’un autre nom ? »
Mystique et salut universel
Comme point d’orgue à cet exposé et pour parer à toute méprise sur la dimension mystique des Pères de l’Eglise, il me semble nécessaire de mettre en évidence leur participation active au salut de tous les êtres, non seulement de tous les êtres humains mais aussi de toute la création. Pour eux, le salut universel est une conséquence directe de l’amour infini de Dieu pour l’homme, un amour qui l’a poussé à créer le monde…Le mystique fait offrande de toute sa vie, non pour son salut individuel, ce qui serait l’expression d’un suprême égoïsme, or, l’égoïsme est le contraire de l’amour, mais pour œuvrer par sa prière à la possible transfiguration de tous les êtres. Ils affirment que la prière des saints ne cessera pas tant que tous les humains n’accèdent au royaume. Saint Grégoire de Nysse enseigna le salut pour tous les hommes. Saint Isaac et saint Silouane de l’Athos ont prié ardemment pour que tous soient sauvés.
Silouane, un saint universel
Figure exceptionnelle, le starets Silouane est reconnu non seulement dans l’Eglise Orthodoxe qui l’a canonisé le 26 novembre 1987 mais aussi dans les Eglises Catholique et Protestantes. Il est vénéré comme un saint universel. Thomas Merton, ce moine cistersien très connu, a pu écrire dans l’ouvrage intitulé « La paix monastique » : « Peut-être découvrira-t-on que le moine le plus authentique du 20e siècle aura été le Père Silouane, ce remarquable starets du Mont Athos ». Depuis, grâce au livre-témoignage (1) de son disciple le Père Sophrony (1896-1993), Silouane est particulièrement vénéré et prié comme un « saint sans frontière » pour reprendre l’expression du prieur de la communauté de Bose en Italie, le Père Enzo Bianchi.
Silouane, qui vécut au Mont Athos 46 ans (de 1892 à 1938), nous livre son expérience, ce qu’il a vu et connu dans la grâce du Saint Esprit. Nul n’a parlé du Saint Esprit comme lui. Dans toute la Tradition Patristique, il ne semble pas exister une telle référence à la pédagogie du Saint Esprit ni à l’œuvre du Saint Esprit dans le cœur de l’homme. Il n’est pas une seule page où saint Silouane ne mentionne la troisième personne de la Divine Trinité. Ainsi, il nous donne de pénétrer dans la profondeur de l’expérience spirituelle, vécue dans le Souffle de l’Esprit et sous tendue par toute la Tradition Orthodoxe dont il était pétri.
Dans un temps traversé par de multiples courants où l’accent est mis sur l’expérience personnelle de Dieu, Silouane apparaît comme un authentique témoin qui, à la suite du Christ, nous donne à voir le vrai visage du Père.
La prière universelle ou compassion universelle
Voilà l’espérance et la prière de l’Eglise : que tous les hommes reviennent à Dieu par le repentir et soient sauvés. Silouane nous l’affirme en ces termes : « Dieu attend que tous les hommes se repentent et soient sauvés »p 345. Nous ne pouvons pas affirmer que tous les hommes seront sauvés comme l’a fait Origène, car l’homme dans sa liberté peut renoncer au salut en refusant le Sauveur. Mais la prière des saints, en particulier de Silouane sera toujours tournée vers ceux qui vivent l’enfer de la séparation avec le Christ donc avec Dieu. Le témoignage du starets Silouane est à cet égard très éloquent : « l’amour ne souffre pas la perte même d’une seule âme » (Silouane p104). « L’amour du Christ ne supporte la perdition d’aucun homme » (p105). « L’amour du Christ espère attirer tous les hommes à Lui, et pour cela Il descend jusqu’au fond de l’enfer » ( p.257). C’est nous rappeler que la mort sur la croix, la descente du Christ aux enfers et sa résurrection sont l’expression la plus profonde de la miséricorde de Dieu. Le Christ est venu pour tous, Il veut le salut de tous les hommes.
Dans l’Esprit Saint, il désire correspondre de tout son cœur à la volonté divine et affirme : “Mon âme désire que les hommes du monde entier soient tous sauvés, qu’ils vivent dans le Royaume des Cieux, voient la Gloire du Seigneur et fassent leurs délices de l’amour divin”.
Dans l’Esprit Saint, cette compassion ne se limite pas aux chrétiens mais s’étend à tous les hommes : « L’Esprit Saint enseigne à l’âme un profond amour pour les hommes et la compassion pour tous les égarés. Le Seigneur a eu pitié de ceux qui s’étaient perdus et a envoyé son Fils Unique pour les sauver. Le Saint Esprit enseigne cette même compassion pour ceux qui vont en enfer. Mais celui qui n’a pas reçu le Saint Esprit ne désire pas prier pour ses ennemis » St Silouane p292.
Silouane nous donne à voir l’étendue de la miséricorde divine, l’amour sans limites qui « ne peut supporter la perte même d’une seule âme ». Dans cette perspective, il nous donne ce récit : « il y a des hommes qui souhaitent la damnation et les tourments dans le feu de l’enfer à leurs ennemis ou aux ennemis de l’Eglise. Ils pensent ainsi parce qu’ils n’ont pas appris du Saint Esprit à aimer Dieu. Celui qui l’a appris, verse des larmes pour le monde entier. Tu dis : «c’est un criminel, qu’il aille donc brûler dans le feu de l’enfer ». Mais je te demande : « si Dieu te donnait une bonne place dans le paradis et que, de là, tu voies dans le feu celui auquel tu as souhaité les tourments, n’aurais-tu pas alors pitié de lui, quel qu’il soit, même s’il est un ennemi de l’Eglise ? » ou bien aurais-tu un cœur de fer ? Mais, dans le paradis on n’a pas besoin de fer. Là, on a besoin d’humilité et de l’amour du Christ qui a compassion de tous ».St Silouane p 260
Le saint starets Silouane, dans le Souffle de l’Esprit, a été porteur de cette parole de résurrection : « c’est l’amour qui aura le dernier mot », « il n’y a pas de fin à l’amour de Dieu » St Silouane p332.
J’aimerais conclure avec cette citation de saint Isaac sur le cœur compatissant : « Qu’est-ce que le repentir ? C’est un cœur brisé et humilié, c’est la double mort volontaire à toute chose. Et qu’est un cœur compatissant ? C’est un cœur qui brûle pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les bêtes, pour les démons, pour toute créature. Lorsqu’il pense à eux, et lorsqu’il les voit, ses yeux versent des larmes. Si forte et si violente est sa compassion, et si grande est sa constance, que son cœur se serre et qu’il ne peut supporter d’entendre ou de voir le moindre mal ou la moindre tristesse au sein de la création. C’est pourquoi il prie en larmes à toute heure pour les animaux sans raison, pour les ennemis de la vérité et tous ceux qui lui nuisent, afin qu’ils soient gardés et qu’ils soient pardonnés. Dans l’immense compassion qui se lève en son cœur, sans mesure, à l’image de Dieu, il prie même pour les serpents ». œuvres spirituelles 81e discours
Pour les Pères, la vie mystique est élan d’amour suscité par la Présence divine et une ascension vers le mystère du Principe originel qui nous fonde. Elle commence par la rencontre avec soi-même pour s’épanouir dans la relation à l’autre et au Tout Autre. La vie mystique nous fait pénétrer dans le dialogue d’amour qui secrètement se vit en notre cœur. Chacun a pour vocation de vivre consciemment ce dialogue.