Le pardon, chemin de réconciliation et de fraternité
L’humanité est aujourd’hui face à un défi majeur, celui de sa survie, qui se décline sur différents aspects : l’épuisement des ressources, la surconsommation qui dépasse les capacités de renouvellement des ressources et des espèces, le déclin de la bio-diversité, la pollution, le creusement des inégalités, le détournement des flux financiers vers les paradis fiscaux, le transhumanisme… Face à cet enjeu, saurons-nous regarder la réalité en face et répondre par la seule alternative possible : la fraternité et la solidarité ? Ou au contraire, allons-nous nous replier sur un mode défensif pour protéger nos intérêts et mettre en place, dans une crispation identitaire, des stratégies contre l’autre considéré comme une menace ? Cette tentation s’exprime aujourd’hui un peu partout sur notre planète. Des murs sont érigés, la rhétorique protectionniste s’affirme dans une logique du rapport de forces.
Fraternité et rivalité : deux tendances de l’humain
Comme l’a très bien montré René Girard (1), la rivalité mimétique est inscrite dans le plus archaïque de nous-mêmes. Selon le mythe biblique, elle est présente à l’aube de l’humanité et est à la racine de la logique meurtrière. Caïn, au lieu de se laisser interroger par la pédagogie divine, d’élargir sa vision, d’élever son niveau de conscience, se vit comme victime d’une injustice et se venge contre son frère qu’il tue. Or, son frère n’est en rien responsable. Dieu n’avait pas regardé l’offrande de Caïn. Caïn ne pouvant atteindre Dieu, réagit par rivalité mimétique. Cet épisode nous montre que face aux défis, nous avons deux possibilités : ouvrir notre conscience à un autre niveau de réalité ou nous replier sur les réflexes archaïques. Les forces de vie qui ne sont pas investies dans la croissance de l’être intérieur s’expriment au préjudice de l’autre, à l’extérieur. L’humanité, chaque être humain, est donc aujourd’hui face à ce défi majeur : ou construire un avenir ensemble par l’édification de la fraternité ou participer à notre auto-destruction.
Un saut qualitatif est nécessaire pour éviter les répétitions désastreuses qui ont eu lieu au cours de l’histoire et ouvrir un avenir qui ne soit pas la réitération des scénarios du passé. Il est temps de se redresser et d’être attentifs aux leçons de sagesse données par l’histoire pour mieux réaliser la mutation humaine et spirituelle à laquelle nous sommes appelés de façon incontournable.
(1) René Girard (1923 – 2015) est l’inventeur de la théorie mimétique. Il a mis en évidence le lien entre la violence et le sacré et a renversé la vision du bouc émissaire.
Cheminer du « je » au « nous »
Pour cela, il est urgent de sortir de l’individualisme et de s’ouvrir au « nous », non dans la négation du « je » mais dans la conjugaison des sujets responsables et libres. De nombreux exemples de vivre ensemble fraternel existent, d’autres sont en construction, comme par exemple les Oasis autour du mouvement Colibris. Ces lieux de vie expérimentent le vivre ensemble avec les autres et avec la nature…. non sans difficultés. Car, si s’associer pour la réalisation d’un projet commun est une chose, s’ajuster les uns aux autres en est une autre. Cela ne va pas de soi et exige un chemin de transformation intérieure. La relation à l’autre me renvoie à moi-même, à mes failles, mes faiblesses, aux stratégies de protection que j’ai mises en place pour survivre aux blessures vécues dans l’enfance et l’adolescence, ainsi qu’à toutes les complaisances et complicités que j’entretiens avec les parties les plus sombres de moi-même. Pour accepter l’autre dans sa différence, je dois poser un regard clair sur moi-mêmeafin de ne plus projeter sur l’autre mes problèmes intérieurs non résolus, mes peurs, mes complexes non assumés…. La connaissance de soi est donc incontournable pour vivre des relations pacifiées avec l’autre.
La parole et le dialogue sont nécessaires au service du vivre ensemble
Nous avons tous les outils pour construire la fraternité, favoriser le meilleur de l’être humain, pour apprivoiser la violence qui est en nous, puis orienter notre force vitale au service du bien commun. Pour vivre une relation pacifiée à l’autre, nous avons tout d’abord à pacifier notre cœur et à soigner les blessures psychologiques. Tout ce qui n’est pas nommé de nos blessures et de nos mémoires agit en nous et induit des comportements aberrants qui sont sources de conflits. Nous savons qu’un adulte qui peut nommer en quoi il a été maltraité dans son enfance ou son adolescence ne deviendra pas forcément maltraitant. Mais celui qui n’a pas nommé le mal subi, ne l’a pas reconnu comme une maltraitance, tend à le reproduire et à devenir maltraitant. D’où l’importance des prises de conscience, puis de dire le mal, le malaise, la souffrance, pour sortir de l’emprise du passé et ne pas reproduire le mal subi. La parole est nécessaire à la vie fraternelle. Il est essentiel que la victime soit entendue dans sa souffrance, qu’elle puisse dire ce qu’elle a vécu. Les non-dits sont des obstacles à l’édification de la vie fraternelle. Les conflits inhérents au ‘’vivre ensemble’’ résultent des différences de sensibilité, de points de vue ainsi que des différences culturelles, sociales ou religieuses, mais surtout de la friction des égos. En ce sens, la voie du pardon est incontournable. Elle est possibilité de dépassement et de réconciliation tout en nommant ce qui fait obstacle à la relation, ce qui l’a blessé.
Le pardon et la réconciliation ; chemin de fraternité
Le pardon, par la reconnaissance du mal subi, est la possibilité de rompre avec la logique destructrice ou mortifère. Il est la promesse d’un avenir autre qui ne soit pas la reproduction du passé par l’ouverture de la conscience et le chemin de transformation intérieure qu’il suscite. Le pardon implique une élévation de conscience, une ouverture à la dimension spirituelle dont nous ne pourrons pas faire l’impasse. Celle-ci est la possibilité de passer d’une civilisation de l’homme extérieur, inscrit dans la rivalité et la spirale de la surenchère, à une civilisation de l’homme intérieur inscrit dans la culture du dialogue, de l’humanisation et de la fraternisation. Nous devons transiter d’une logique de prédation, d’asservissement et de rapport de forces vers une dynamique de coopération, de solidarité et d’enrichissement mutuel.
L’édification de la fraternité suppose une ouverture du regard et du cœur, la prise en considération de l’intégrité de la personne qui transcende toutes les catégories existentielles. Le « je » de la personne est beaucoup plus que toutes les identifications auxquelles on peut le réduire. Le processus de réconciliation avec l’autre passe par cette ouverture du regard et du cœur, voie vers l’amour du prochain. Nous retrouvons le sens spirituel du pardon qui est acceptation de l’autre dans sa différence. Pardonner ne veut pas dire excuser ou « passer l’éponge », mais ne pas réduire la personne à ce qu’elle a dit ou ce qu’elle a fait. Le pardon n’est possible que si le préjudice, l’agression, l’offense sont reconnus. Ainsi le pardon, qui est réhabilitation de la personne peut se conjuguer avec la sanction. La personne est pardonnée, le délit, l’acte destructeur, doivent être sanctionnés afin que la personne apprenne à reconnaitre un préjudice comme un préjudice et un mal comme un mal et qu’ainsi elle ne soit plus un danger pour autrui. Pardonner, c’est aimer la personne et l’aider à cheminer vers son intégrité. En ce sens, le pardon est une clé dans l’édification de la fraternité.
De ce fait, le chemin vers la fraternité commence par l’accueil de l’autre, l’écoute bienveillante pour favoriser les capacités de résilience. Prendre soin de l’autre pour qu’il puisse prendre soin de lui-même. Le processus de fraternisation est un processus d’humanisation. Nous avons tous besoin de grandir en humanité et de vivre une ascension vers la pleine réalisation de nos aspirations profondes et du meilleur de nous-même. Vivre l’élan fraternel, c’est donner la possibilité à chacun de s’épanouir comme personne dans une communauté solidaire ouverte sur la dimension transcendante de la vie.
La coopération nous enrichit
La physique quantique a mis en évidence le fait que deux particules qui ont participé d’une même fonction d’onde inter-agissent instantanément. Il n’existe dans l’univers aucun système isolé. Tout agit sur tout et réciproquement. Les inter-actions engendrent la complexité qui est la richesse même du vivant. Lorsque deux éléments se combinent, ils font advenir des propriétés qui n’existaient pas dans les éléments initiaux (par exemple pour l’eau H2O). La coopération est créatrice de vie. De même, dans la rencontre avec l’autre, nous pouvons faire l’expérience qu’il y a l’autre et moi-même et simultanément plus que l’autre et plus que moi-même dans un enrichissement des deux. La dynamique de coopération est un enrichissement alors que le rapport d’opposition nous appauvrit. En ce sens, nous avons à vivre une fraternité avec tous les êtres vivants sans lesquels la vie ne serait pas possible. Ce que nous faisons à la nature, nous le faisons à nous-même. Saint François d’Assise avait une conscience cosmique de la fraternité. Il s’adressait à frère soleil et à sœur lune, ses compagnons de route. La fraternité l’avait ouvert sur l’immensité de l’univers du vivant.
Père Philippe Dautais
prêtre orthodoxe (Patriarcat de Roumanie). Fondateur et co-responsable avec son épouse Elianthe du Centre d’études et de prière de Sainte-Croix en Dordogne, où il anime des sessions et des retraites depuis 30 ans. Il enseigne notamment une pratique de la voie spirituelle chrétienne dans l’héritage de la tradition philocalique et hésychaste, et propose des parcours de guérison spirituelle (dont des sessions sur le Pardon). Il est l’auteur de : Le chemin de l’homme selon la Bible(Ed.DDB), Si tu veux entrer dans la vie (Ed. Nouvelle Cité), Eros et Liberté, clés pour une mutation spirituelle, Ed. Nouvelle Cité 2016.