Le pardon au coeur de la vie chrétienne 

Une conférence du père Philippe Dautais

Paroisse Saint-Séraphin-de-Sarov

 

Le pardon est l’attitude enseignée par le Christ pour entrer dans la vie et rompre avec la mort. Il nous a commandé de pardonner « jusqu’à soixante-dix fois sept fois »(1), donc toujours. S’il est un acte de liberté et d’amour, le pardon est une clé qui ouvre un avenir nouveau qui ne soit pas la répétition du passé. Il est chemin de réconciliation avec l’autre, avec soi et avec Dieu. Dans la pratique, comment exercer le pardon ? Est-ce toujours possible ? Ne serait-ce pas une posture naïve qui permet à l’autre de perpétuer ses méfaits ?

NOTA BENE :

Il s’agit d’une transcription synthétique réalisée bénévolement par une paroissienne : elle ne prétend donc pas restituer les paroles des uns et des autres telles qu’elles ont été prononcées, mais, pour plus de lisibilité, le sens général des interventions.

 

(1) Matthieu 18:22

Père Christophe LEVALOIS

Bonjour à toutes et à tous !

Nous avons la très grande joie d’accueillir une nouvelle fois le père Philippe Dautais, que beaucoup d’entre vous connaissent déjà parce qu’ils fréquentent le centre Sainte-Croix, à la frontière de la Gironde et de la Dordogne. Depuis trente-cinq ans, père Philippe et son épouse Élianthe animent ce lieu d’approfondissement de la foi. Ils ont aidé de nombreuses personnes à trouver leur propre chemin chrétien et à comprendre le sens profond de leur existence : qu’ils soient chaleureusement remerciés pour ces beaux fruits.

J’aimerais dire également quelques mots à propos des trois ouvrages du père Philippe.Le premier s’intitule Le chemin de l’homme selon la Bible (2- et rappelle que la Bible est un livre qui retrace aussi la trajectoire intérieure de l’être humain, à travers différentes étapes, vers son accomplissement en Christ. Le deuxième, Si tu veux entrer dans la vie :thérapie et croissance spirituelle (3), nous permet de mieux comprendre notre parcours, afin de transformer nos blessures en perles, selon l’expression, si belle, du père Philippe. La question du pardon y est largement développée et il nous introduit aussi à tout ce que l’on a pu appeler le travail sur soi, afin de rendre plus juste la relation avec l’autre. Si j’avais un conseil de lecture à donner, je vous recommanderais de commencer par cet essai, fort agréable à lire au demeurant. Enfin, Éros et liberté : clés pour une mutation spirituelle (4) démontre de façon remarquable qu’il existe un lien étroit entre la blessure et ses répercussions à la fois sur la personne et sur la société tout entière. Il loue également les forces de vie que nous portons en nous et que nous devons faire croître, notamment par les liens du mariage, magnifiquement évoqué. Ces trois livres, qui forment une trilogie d’une grande richesse spirituelle, s’appuient sur la Bible, mais aussi sur les enseignements des Pères de l’Église ainsi que sur les recherches contemporaines en psychologie.

 (2) Éditions Desclée de Brouwer, 2009

 (3) Éditions Nouvelle Cité, 2013

 (4) Éditions Nouvelle Cité, 2016

Père Philippe DAUTAIS

Merci pour ce chaleureux accueil.

Je suis toujours très heureux de me rendre dans votre magnifique paroisse, qui est un trésor caché au milieu des immeubles parisiens, tout autant qu’un lieu insolite, avec ses troncs d’arbre en plein milieu de l’église. Le père Christophe m’a demandé d’intervenir aujourd’hui sur le pardon, qui est un thème essentiel, mais qu’il faut aborder avec beaucoup de délicatesse, car le thème si essentiel du pardon ne peut être traité uniquement sur le plan de l’exigence morale. Le danger de ce pardon normatif, c’est qu’il soit superficiel. Nous pardonnons ainsi pour ne pas demeurer dans le conflit, mais nous gardons secrètement nos petits griefs. Si le pardon ne provient pas réellement du cœur, il ne favorise pas l’acquisition de la paix intérieure et son sens profond se perd : l’enseignement du Christ risque alors de tomber lui aussi, peu à peu, en désuétude.

L’Évangile (5) nous dit : « Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses votre Père céleste vous pardonnera aussi ». De même, quand nous récitons la prière du Notre Père, nous disons : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Lorsque l’apôtre Pierre demande s’il existe une limite au-delà de laquelle nous pouvons nous abstraire du pardon, le Christ appelle à un pardon perpétuel (6). Le pardon n’est donc pas une disposition ponctuelle face à une personne qui nous a fait souffrir, mais un réel état d’être, qu’il s’agit d’accueillir et de développer en nous, le plus possible. Par conséquent, le pardon véritable n’est que divinement possible. Or, bien souvent, nous avons tendance à croire que pardonner à l’autre revient à lui trouver des excuses ou des circonstances atténuantes, parfois méprisantes, alors qu’étymologiquement, le pardon est ce qui est transmis à l’autre par don, c’est-à-dire à titre gracieux. Le Christ s’est donné à l’humanité sur la Croix, où il prie son Père de pardonner à ses bourreaux, car « ils ne savent pas ce qu’ils font» (7). Nous devons donc passer d’une dimension humaine à une dimension spirituelle : Dieu peut alors venir pardonner en nous.

Le pardon induit un rapport à la vérité, parce qu’il présuppose de nommer le mal qui a engendré la blessure et le conflit subséquent. Si cette verbalisation n’a pas lieu, le pardon offre à l’autre une forme d’immunité, qui lui permet de reproduire à l’envi le mal qu’il a causé, et la victime participe alors, par inadvertance, à la propagation de ce mal, voire de la perversité. En outre, ce non-dit risque de nuire à la relation, de façon insidieuse, et d’engager des processus de répétition de la souffrance. Si le mal est dénoncé en tant que tel, alors la victime peut ensuite reconnaître que son auteur n’est pas réductible à l’acte commis et lui pardonner véritablement. L’auteur du mal, de son côté, peut prendre toute la mesure de la souffrance qu’il a engendrée. La bonne articulation de la psychologie et de la spiritualité permet ici d’entrer dans un cercle vertueux. Cela étant, si l’offrande du pardon appartient en propre à chaque être humain, en revanche, la réconciliation ne peut avoir lieu que si l’autre accepte d’être pardonné ou consent à pardonner lui-même. Il est important de bien comprendre également que ce ne sont pas les actes en tant que tels qu’il s’agit de pardonner, mais leur auteur. Si le pardon est issu de l’amour que nous portons aux autres, il ne saurait donc être arraché. Celui qui pardonne n’attend rien en retour, il offre à l’autre la possibilité d’un chemin vers lui-même, dans la lumière de Dieu. Au sein du mariage, cet accompagnement spirituel fait encore plus sens, puisqu’il y a un élan d’amour fondateur et un désir de construire une vie commune.

Mais cela n’empêche pas les différends, même s’ils émergent de réalités secondaires, de choses futiles. Dans ce contexte, il importe de poser un regard de vérité sur soi-même, ainsi qu’un regard de charité sur l’autre. L’interrogation sur la propre responsabilité de chacun doit toujours avoir lieu, mais elle a une limite, que seul le discernement spirituel peut éclairer. Si cette limite est dépassée, il ne s’agit pas de rejeter la faute sur l’autre, mais de nommer le processus destructeur qui impacte la relation, afin de permettre une réconciliation véritable du couple, fondée sur un esprit de charité chrétienne.

Le pardon entretient également un rapport étroit avec la mémoire. La réconciliation franco-allemande, par exemple, a pu avoir lieu grâce au devoir de mémoire. Les Allemands ont reconnu leur responsabilité : le mal a donc été nommé, ce qui a fondé l’Europe de la paix, même si nous avons développé une Europe économique au lieu de développer une Europe sociale.En conséquence, le pardon n’implique donc pas l’oubli. La mémoire permet à l’offenseur de ne pas récidiver. D’ailleurs, dans les thérapies, il s’agit justement de revenir sur le passé, d’évoquer le passé, pour que les lieux de résistance à Dieu, dans l’inconscient, soient découverts, analysés, puis dépassés. Celui qui refuse la mémoire du passé se voue nécessairement à reproduire les mêmes erreurs à l’avenir, d’où l’importance réelle, et capitale, de cette mémoire. Les Pères du désert recommandent de travailler sur la connaissance de soi, sur les mécanismes intérieurs, afin qu’ils ne nous forcent plus à reproduire des comportements négatifs vis-à-vis des autres. On peut s’étonner que cet enseignement si précieux se soit autant dispersé par la suite, d’autant plus que, dans les Évangiles, nous voyons bien que le Christ entre en profonde relation avec chaque personne qui s’adresse à Lui. Quand vient la guérison, Il déclare aux miraculés : « Va, ta confiance t’a guéri ! », c’est-à-dire ta foi t’a guéri. En effet, le mot grec pistis signifie à la fois « confiance » et « foi ». Comme disait le père Sophrony, la question est donc moins de croire en Dieu, que de vivre en Christ, selon Ses enseignements.

Ainsi, notre capacité à affronter l’avenir et les défis qu’il recèle dépend de la santé et de la vigueur de notre mémoire, qui peut aussi nous éviter de récidiver. En ce sens, la relation avec l’autre peut nous élever, si elle met en lumière nos mécanismes de défense et nous permet de les déconstruire. Cette confrontation à l’altérité peut donc se révéler salutaire, à condition que nous soyons nous-mêmes de bonne volonté et considérions l’opposition avec l’autre comme une occasion de croissance spirituelle. La relation devient alors fraternelle, si nous tentons, ensemble, de progresser sur le chemin spirituel. Pour autant, il ne suffit pas de nommer lemal pour qu’il disparaisse, mais la verbalisation invite à une plus grande vigilance avec soi-même. Éviter d’être en permanence sur la défensive nous permet de gagner en honnêteté intérieure.

Lorsqu’un événement pénible survient, l’effort spirituel consiste à essayer de nommer, en soi, ce qui est source de souffrance, et non de commencer par rejeter la faute sur l’autre, quand bien même il serait coupable. Les Pères du désert disent que lorsqu’une personne vient pointer, par son comportement, quelque chose de douloureux, il faut considérer que c’est le doigt de Dieu qui appuie sur la plaie, par l’intermédiaire de l’autre. Si cette plaie est à vif, c’est bien souvent parce qu’elle a été négligée, voire refoulée. Il s’agit donc d’entrer en rapport avec sa raison d’être, pour lui permettre, avec le temps, de cicatriser véritablement. La vie en Christ, avec l’autre, transforme donc les blessures en perles. L’insensibilité est semblable à la mort, elle est ce que l’on appelle, en termes bibliques, la dureté du cœur, c’est-à-dire la nécrose. La richesse de la sensibilité est donc une possibilité d’ouverture à Dieu, à l’intérieur de soi.

De ce fait, le chemin spirituel s’incarne dans la relation avec les autres qui, même s’ils peuvent nous faire souffrir, sont finalement extrêmement précieux. Si Sartre écrit que l’enfer, c’est les autres ; le Christ nous dit que l’autre, c’est le Ciel. Dans la tradition orthodoxe, les mariés sont couronnés et il est dit que le mariage est un chemin d’accomplissement, avec l’époux ou l’épouse, vers soi-même, vers son être parfait. C’est magnifique… !Ce chemin de vérité, rendu possible grâce à l’autre au sein de la relation, nous amène à prendre acte des dysfonctionnements qui peuvent exister en nous. Dans l’intimité, le personnage que nous avions construit se fissure. Il faut, peu à peu, apprendre à en faire le deuil et à sortir des représentations erronées que nous avions de nous-mêmes, mais aussi des autres.

Dans l’une des traductions du Notre Père, nous Lui demandons de nous remettre nos dettes ; dans l’autre, nous Lui demandons de nous pardonner nos offenses : cela induit un rapport d’équivalence entre le pardon et la remise des dettes. La parabole du créancier et de ses débiteurs (8), dans l’Évangile, nous interroge sur la dette : plus elle est grande et plus nous sommes reconnaissants d’être graciés. Si Dieu nous fait don de la vie, Il nous rend, dans le même temps, responsables de la manière dont nous la traversons. Il ne s’agit pas, en effet, de remettre cette dette en tant que telle, mais plutôt de faire preuve de gratitude, en étant soi-même indulgent avec l’autre, en instaurant avec lui une relation de bienveillance réciproque. Ainsi, la première étape consiste à reconnaître que nous avons effectivement une dette envers Dieu. La seconde, plus incarnée, consiste à agir en conséquence, en tentant d’être aussi généreux que Dieu avec l’autre. N’oublions pas que le Christ a fait don de sa propre vie, par amour pour l’humanité. Et faisant cela, Il a fait circuler la grâce. La vie en Christ, en ce sens, repose sur l’acceptation du don de la vie d’une part, et sur la gratitude exprimée en actes d’autre part. Si nous pardonnons à l’autre le mal commis, nous favorisons la propagation de la grâce dans le monde entier.

Le pardon est donc lié à la remise des dettes. Nous sommes les premiers récepteurs de la grâce et il s’agit de concourir à sa diffusion autour de nous : la tradition orthodoxe insiste sur ce dévouement. Dostoïevski nous dit aussi que lorsque chacun se mettra véritablement au service des autres, nous aurons le Royaume de Dieu sur Terre. Or le mouvement actuel consiste, au contraire, à asservir ceux qui nous entourent. Et si, comme l’homme de la parabole du débiteur impitoyable (9), nous ne sommes pas reconnaissants, voire mesquins, c’est bien souvent parce que nous n’avons pas conscience du trésor que nous portons en nous. Nous réclamons à l’autre ce que nous pensons qu’il nous doit, nous voulons le lui faire littéralement payer, mais le Christ, grâce au mouvement induit par le pardon, nous fait entrer dans une autre étape de la croissance spirituelle. La pédagogie divine, dans la Bible, invite d’abord à un rapport d’égalité entre la faute et la sanction : c’est ce que l’on appelle la loi du talion, œil pour œil et dent pour dent. Cette loi permet, de manière très concrète, de poser une limite à l’acte de vengeance. Ensuite, dans la tradition juive, le pardon signifie la réparation. Enfin, le Christ nous dit que le pardon est un acte gratuit et qu’il remet entièrement les dettes, dans un mouvement de l’amour.

Dans l’Évangile selon saint Matthieu(10), en effet, Il nous invite à aimer nos ennemis, à prier pour eux, à les bénir même, quelles que soient leurs fautes, pour devenir nous aussi les enfants du Père céleste. Cela signifie que le Père lui-même aime, prie et bénit chacun d’entre nous, en toutes circonstances. Voilà ce que le Christ nous demande de vivre.

Bien évidemment, ce n’est pas à notre portée immédiatement, au début de notre parcours spirituel, mais cela peut nous être offert par la grâce de Dieu. Autrement dit, Jésus nous invite à entrer dans cette grâce, à la désirer ardemment. Nous devons donc apprendre, peu à peu, à renoncer à l’esprit de vengeance, à renoncer à nous faire justice par nous-mêmes, à renoncer à entrer dans une justice horizontale sans Dieu. Nous voyons bien, par exemple, dans l’épisode entre Caïn et Abel – qui est fondateur dans la Bible puisqu’il s’agit des enfants d’Adam et Ève –, que Caïn a le sentiment de vivre une injustice, parce que Dieu a préféré l’offrande faite par son frère Abel à la sienne. Cela, il ne peut le supporter. Mais Dieu, dans sa sublime pédagogie, lui dit que s’il élève l’intelligence de son âme, alors il comprendra que l’événement, en vérité, est une occasion de croissance spirituelle. Caïn, sourd à la Parole, et ne pouvant se venger contre Celui qui la répand, tue son rival qui, lui, n’y est pour rien. Saint Silouane de l’Athos disait : « Tu as tué ton frère, tu as tué ton Dieu », parce que le Christ considérait que le mal fait au plus petit de Ses frères était finalement dirigé contre Lui.

L’autojustification dans le processus de vengeance, dès lors, revient à ne pas reconnaître la dette. Celui qui se venge se prend pour un Juste, ou en tout cas une référence. D’ailleurs, dès la Genèse, lorsque Dieu demande des comptes à Adam, il rejette aussitôt la faute sur Ève, qui la rejette à son tour sur le serpent. De même, nous sommes prompts à accuser l’autre lorsque nous ne voulons pas nous confronter à nos propres péchés. Si nous désirons marcher dans Ses pas, nous devons poser un regard clair sur nous-mêmes et renoncer aux processus mortifères qui sont liés au non-pardon, en particulier celui du ressentiment qui propage le mal. Le simple fait de nommer les passions permet de désamorcer, avant même que Satan ne s’infiltre dans nos failles, ce qui va provoquer le ressentiment, nous mener à la rancune, voire à la haine. Ressasser les choses mène toujours, à des degrés plus ou moins graves, à des logiques perverses. Si nous ne sommes pas responsables des agressions que nous subissons, en revanche, nous sommes bel et bien responsables de ce que nous en faisons, de la façon dont nous les gérons. L’agression de l’autre ne doit pas devenir une gangrène, qui va ravager notre personne tout entière. Dans mes livres, j’appelle cela se faire du mal avec le mal que l’on nous a fait : c’est la double peine.

Nous sommes assez souvent démunis face à cela, c’est pourquoi il importe de trouver un accompagnant, qui peut nous aider à verbaliser ce qui a été vécu et à le dépasser. Le pardon crée alors une rupture dans la propagation du mal et, dans le même temps, nous libère de tout ce qui vient pervertir l’élan d’amour, l’élan de vie. Renoncer à la dette, c’est renoncer à la vengeance et à la rumination et entrer dans un combat intérieur. Je précise tout de même qu’il ne suffit pas de nommer les blessures pour se libérer de leur impact : seul l’amour donné, reçu et partagé, couplé à la prière et à la foi, peuvent nous désenchaîner et nous faire entrer dans un processus de transformation intérieure, qui nous mènera à vivre d’abord à partir de ce qui est sain en nous. La thérapie consiste souvent à prendre conscience de ce qui est malade ou déséquilibré ; si nous nous appuyons sur nos richesses, nous avons plus de chance de guérir un jour de nos blessures. La réconciliation a d’abord lieu avec soi-même, avant d’avoir lieu avec l’autre et avec Dieu. La première étape peut être plus ou moins difficile à mener à bien, pour peu que nous n’acceptions pas tout à fait ce que nous sommes. Si la personnalité se construit en relation avec le monde, la personne vient de Dieu. Elle transcende les réalités du monde, pourrait-on dire. Il s’agit d’ôter ce qui est venu recouvrir cette dimension spirituelle de notre être : l’image de Dieu. Être équilibré, en ce sens, signifie voir ses qualités comme ses plus profondes failles.

Paul Evdokimov dit de façon sublime que le Christ est venu séparer le péché du pécheur, condamnant le premier et sauvant le second. Si nous opérons ce même ajustement entre la blessure et l’identité, pour nous comme pour les autres, alors nous pourrons grandir. En somme, le pardon est un moteur de croissance spirituelle et d’accomplissement, qui nous permet de poser un regard honnête sur nous-mêmes et sur les autres, qui ajuste dans le même temps notre rapport au monde et à Dieu. Ce n’est que lorsque nous arriverons à demeurer sereins en toutes circonstances que nous connaîtrons ici-bas la paix et la véritable joie.

 

 (5) Matthieu 6:14

 (6) Matthieu 18:21-22

 (7) Luc 23:34

 (8) Luc 7:41-43

 (9) Matthieu 18:23-35

 (10) Matthieu 5:43-45

Echanges

Père Christophe LEVALOIS. — Merci pour ces paroles extrêmement précieuses. Nous avons prévu un temps d’échange, pour ceux qui veulent poser une question, apporter un complément ou simplement réagir à ce qui vient d’être dit.

Père Nicolas CERNOKRAK. — J’aimerais d’abord remercier le père Philippe, parce que j’ai beaucoup aimé les couples de mots : pardon et vérité, pardon et mémoire, pardon et dette. Nous pourrions ajouter le pardon et l’amour, cette prodigieuse énergie qui restaure, nous donne de la force. Sans elle, sans la miséricorde, il me semble que c’est toujours, plus ou moins, un terrain glissant. L’exposé n’a pas réduit le pardon à une question morale, chose que nous faisons assez souvent, mais l’a envisagé comme une question existentielle : c’est le triomphe de la vérité.

Un auditeur. — Merci pour ce brillant exposé. Pour aller un peu plus loin, je dirais que le pardon est aussi à rattacher à la parabole du paralytique guéri (11).Quatre hommes présentent à Jésus un paralytique, à qui Il remet ses péchés. Sentant que la foule s’offusque, Il demande alors s’il est plus facile de remettre les péchés ou de dire « Lève-toi et marche ! ». Pour que tous soient convaincus que le Fils de Dieu peut pardonner, Il demande au paralytique de se relever et de marcher… ce qu’il fait à la surprise de tous. Les Pères de l’Église précisent que nous avons reçu ce même don du pardon, grâce au sacrifice du Christ qui, sur la Croix, dit encore : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » Le Christ est mort pour toute l’humanité. Dans votre intervention, j’ai trouvé que cette dimension transcendante du pardon était quelque peu oubliée, or elle me paraît fondamentale. Enfin, vous avez évoqué Paul Evdokimov, qui a cité Jung plus que Freud dans ses travaux, et j’aimerais dire que, de mon côté, je lis saint Jean Climaque lorsque je vais bien et saint Macaire lorsque je vais moins bien !

Père Gérard DELEMME. — Père Philippe, je vous ai écouté attentivement et, bien que votre exposé soit très clair, voire même lumineux, une difficulté demeure. Vous avez dit que, si nous ne sommes pas responsables du mal commis par les autres, nous sommes en revanche responsables de la façon dont nous le gérons. L’idée est de prendre de la distance, mais encore faut-il que la personne regrette réellement ce qu’elle a fait. Vous avez dit également qu’il était important de nommer le mal, mais cela implique qu’il soit reconnu par les deux parties. Si la personne qui subit le mal le nomme, mais que celle qui le commet ne le nomme pas, les choses se compliquent sérieusement. Comment pouvons-nous résoudre ce problème ?Par ailleurs, dans la seconde partie de l’exposé, il me semble que le mot « pardon » n’a pas souvent été prononcé. Mais si le mal est nié, s’il n’est pas reconnu et nommé, le pardon est rendu plus difficile encore pour celui qui en est la victime. La banalité du mal, théorisée par Hannah Arendt, nous confronte à ces questions en permanence. Bien sûr, la réponse ultime, c’est toujours l’amour.

Père Philippe DAUTAIS. — Merci. Ce que vous venez de dire nous invite à entrer dans des considérations très concrètes. Il est en effet possible d’être agressé par une personne qui va ensuite nier l’existence d’une quelconque agression. Une telle situation met en exergue le fait que la blessure est toujours subjective et nous pouvons déjà commencer par interroger ce qui, en nous, a été blessé. Si nous avons des raisons objectives d’être blessés, et que l’autre ne regrette pas le mal commis, alors comment pouvons-nous pardonner ? J’ai bien précisé tout à l’heure que la voie du pardon est personnelle. Il y a une distinction très claire entre le pardon et la réconciliation. Le pardon, c’est la rupture de la logique de violence, d’abord en soi puis avec l’autre. Il n’annule absolument pas les faits, mais il permet de limiter les dégâts et de poursuivre la relation sans qu’elle devienne toxique. Il s’agit d’accueillir l’autre tel qu’il est sans que cela entraîne de ruminations, de ressentiment ou de rancune. La réconciliation, c’est l’étape d’après : en ayant des relations pacifiques avec l’autre, nous restaurons la confiance qui, tout comme la foi, est toujours progressive. Cela étant, nous savons tous qu’il y a des limites à la confiance que nous pouvons accorder aux autres, en fonction de leur propre degré d’équilibre.

Père Nicolas CERNOKRAK. — Dans l’Évangile selon saint Matthieu, nous avons un passage sur la correction fraternelle (12). Si l’un de nos frères pèche contre nous, nous devons le reprendre seul à seul. S’il refuse de nous écouter, nous pouvons faire intervenir un ou deux témoins. S’il n’écoute toujours pas, il nous reste l’Église. Et s’il n’écoute pas l’Église, alors nous devons le considérer comme un païen et un publicain. Nous voyons bien ici qu’il y a une limite, au bout d’un moment, à ce que nous pouvons faire pour ramener une personne sur le droit chemin. Dans les notes de la TOB, il est dit que nous ne sommes plus responsables. Je pense que cette question de la non-responsabilité rétablit une forme de justice, quand l’autre refuse d’entendre raison.

Père Philippe DAUTAIS. — Oui. Dans la vie quotidienne, nous faisons souvent le mal par défaut de faire le bien. Dans les techniques de communication non violente, il apparaît assez clairement que nous avons tendance à fuir la confrontation avec l’autre. Par exemple, un homme dira à son épouse qu’il a besoin de faire un tour, mais ne lui dira pas pourquoi. Le plus possible, pour ne pas tomber dans une impasse relationnelle, nous devons dire la vérité à l’autre. Sinon, nous prenons le risque qu’il récidive, avec nous comme avec d’autres.

Une auditrice. — D’abord, merci beaucoup pour cet exposé. Il me semble plus facile de dire la vérité dans le contexte du couple, car nous avons déjà créé un pacte de confiance avec l’autre. Un pacte de confiance et d’amour, qui nous permet d’informer l’autre de la souffrance qu’il a pu causer, parfois sans même le savoir. Lorsque celui ou celle qui nous a fait du mal est un autre radical, c’est-à-dire une personne que nous ne connaissons qu’en partie, je crois qu’il est plus difficile d’être toujours sincère : cela demande d’aimer l’autre de façon inconditionnelle.

Père Nicolas CERNOKRAK. — Nous devons aussi savoir faire preuve de patience, parce que chaque action a besoin d’un temps de maturation. C’est pourquoi nous ne devons jamais fermer la porte, nous enfermer en nous-mêmes et nous rendre finalement sourds et aveugles. Ce serait en réalité la pire chose à faire, parce que l’homme ne peut pas changer du jour au lendemain.

Père Christophe LEVALOIS. — S’il ne faut pas fermer définitivement la porte, je crois qu’il existe aussi des situations d’urgence, où l’éloignement peut être vital. En pareils cas, souvent, les personnes se sentent démunies face à ce qui leur arrive. Il faut donc qu’elles aménagent un espace de reconstruction, avant d’entamer ce travail de pardon qui, en effet, est essentiel.

Père Philippe DAUTAIS. — Oui, la prise de distance peut être salutaire. C’est précisément ce que disait le père Nicolas, à propos du processus de maturation, et c’est une clé vers le pardon. Dans l’Évangile selon saint Matthieu (13), le Christ nous recommande d’aimer notre ennemi, de bénir ceux qui nous maudissent, de faire du bien à ceux qui nous haïssent et de prier pour ceux qui nous maltraitent et nous persécutent. Le pardon se manifeste donc par une prière pleine de miséricorde qui, un jour, peut-être, permettra d’ouvrir les cœurs. L’autre peut aussi avoir besoin de temps pour nous pardonner, ou pour accepter notre pardon. Par conséquent, nous ne devons pas nous précipiter, mais accepter de laisser les choses décanter. La prière devrait précéder nos actes. A défaut de pouvoir pardonner à la personne qui nous a fait mal, le Christ nous invite à prier pour cette personne et à le laisser agir dans le cœur de l’une et de l’autre. Je vous propose cette formule : « Seigneur Jésus soit béni dans le cœur de N ». N étant le prénom de la personne. Cette prière doit remplacer toutes les pensées négatives sur la personne.

Père Gérard DELEMME. — Quand nous sommes blessés, nous nous vivons souvent comme parfaitement innocents vis-à-vis de cet autre qui nous a fait du mal. Mais quand bien même ce serait effectivement vrai, nous ne devons pas oublier qu’en bien des occasions nous avons nous aussi blessé d’autres personnes. Reconnaître nos propres faiblesses nous conduit à une attitude d’humilité. Et l’humilité conduit à ne pas juger, mais à pardonner.

Un auditeur. — J’aimerais revenir sur la prière, que vous avez évoquée tout à l’heure, parce que j’ai le sentiment que nous nous décourageons trop vite. Saint Silouane nous conseille de faire preuve, là encore, de patience. Plus nous allons prier, et plus notre cœur va se réchauffer. Nous pourrons ensuite intégrer l’autre dans nos prières. Dieu intervient, en quelque sorte, à l’issue d’un processus d’abandon qui, selon les personnes, peut être plus ou moins long.

Père Philippe DAUTAIS. — Oui, la prière formelle peut devenir prière du cœur.

Une auditrice. — Vous avez beaucoup insisté sur la relation entre les êtres, dans le processus du pardon, mais je crois que, dans le même temps, la maturité induite par le pardon nécessite une confrontation à la solitude. Or, au creux de cette solitude, comment pouvons-nous éviter de tomber dans le déni, l’illusion ou encore l’enjolivement d’une situation ? Plus le temps passe et plus nous perdons en lucidité sur les événements. Comment pouvons-nous nous ajuster, surtout quand les personnes sont décédées depuis lors ?

Père Philippe DAUTAIS. — Je vous remercie pour cette question, qui prouve la complexité inhérente à une telle problématique. D’abord, il me semble que la vie nous rattrape. En effet, il n’est pas rare que le présent sollicite violemment le passé lorsque les choses ne sont pas réglées. Ensuite, si nous sentons d’anciennes blessures resurgir, nous devons travailler sur ce conflit non réglé, tenter de nous réconcilier avec cette part de nous-même qui crée une tension à l’intérieur.

Dans le cas où les personnes sont décédées, nous pouvons leur demander pardon ou leur offrir notre pardon à travers la prière. S’il existe une frontière entre le monde des vivants et celui des morts, nous demeurons dans la communion des saints, c’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir de frontière spirituelle. Toute intention pure, toute parole du cœur, traverse l’éternité.

Père Christophe LEVALOIS. — Oui, le dialogue avec les personnes peut et doit continuer par-delà la mort. L’archimandrite Sophrony, dans ses écrits sur saint Silouane, évoque une très belle histoire de rédemption, dans laquelle un des protagonistes est mort. Alors que saint Silouane n’est encore ni saint ni Silouane, il rencontre un homme qui en a tué un autre alors qu’il était en état d’ivresse et s’étonne de le trouver aussi joyeux après ce crime. Mais ce que va lui raconter cet homme me semble extrêmement révélateur. En effet, après avoir longtemps prié pour obtenir le pardon de Dieu, il a fini par sentir une grande joie dans son cœur, il l’a compris comme étant le signe du pardon de Dieu.

Un auditeur. — Nous sommes tous, qui que nous soyons et où que nous soyons, confrontés aux autres, ainsi qu’au sentiment d’injustice qu’ils peuvent nous faire ressentir. C’est pourquoi notre prière doit être permanente. Elle doit devenir une démarche, une habitude, un mouvement de l’être qui, ce faisant, place Dieu au centre de notre vie.

Père Nicolas CERNOKRAK. — Il me semble que nous devons faire la distinction entre le mal que nous faisons et l’amour-propre. Pour Mère Marie Skobtsov, nous sommes semblables à un verre d’eau dans lequel il y aurait du sable : c’est une image très parlante. Comment pouvons-nous arriver à remercier celui ou celle qui nous confronte à notre amour-propre ? Cette intelligence, cette sagesse même, me paraît essentielle pour lutter contre ce qui, bien souvent, nous empêche de pardonner, nous emprisonne en nous-mêmes.

Père Philippe DAUTAIS. — Dans la mesure où nous devons sauvegarder notre intégrité pour vivre en ce monde, nous sommes tous construits sur l’amour-propre. Il nous permet d’avoir une certaine cohérence, dont nous avons besoin pour entrer en relation avec les autres et ne pas être annihilés par eux. Il agit comme une armure intérieure et de fait, sa fonction me paraît positive. Voulons-nous vraiment nous délester de ce qui nous sauve la vie, de ce qui nous aide à survivre à nos blessures ? En outre, les choses ne sont pas toujours bien ajustées en nous, parce que nous nous sommes construits comme nous avons pu : l’édifice est souvent brinquebalant. En ce sens, confronter une personne à son amour-propre me paraît contre-productif. En revanche, si nous prenons davantage en considération le sujet, c’est-à-dire la personne telle qu’elle est en vérité, sans ses mécanismes de défense, alors nous pourrons l’éveiller à elle-même. Nous ne sommes pas nos actes et en général les personnes ignorent les raisons profondes de leur comportement. En thérapie, nous travaillons d’abord sur la distance, précisément, entre le sujet et ses actes. In fine, je crois que c’est en cherchant le meilleur chez l’autre que nous pouvons le libérer de ses chaînes : c’est toujours par la lumière que nous pouvons nous échapper aux ténèbres.

Père Christophe LEVALOIS. — D’autant plus que cet amour-propre s’ancre sur une chose qui est extrêmement puissante dans l’être : l’instinct de survie.

Une auditrice. — Cela a été dit et j’en suis ravie : dans « pardon », il y a le mot don. Et je crois que le don, justement, est à la base de tout et d’abord de l’amour.

Père Christophe LEVALOIS. — Oui, et nous pouvons relier le moment où le Christ demande à son Père, sur la Croix, de pardonner le mal qui lui est fait à un autre passage. En effet, dans l’Évangile selon saint Jean (14) il est dit : « Si tu savais le don de Dieu…». C’est précisément parce qu’ils ne savent pas le don de Dieu qu’ils agissent ainsi.

Une auditrice. — Je songe aussi à cet épisode exemplaire, lorsque saint Silouane effectue son service militaire. Un jour, il se rend compte que l’un de ses frères d’armes ne va pas bien. Il lui demande alors la cause de sa tristesse, ce à quoi l’homme répond que sa femme l’a trompé et qu’elle est tombée enceinte d’un autre homme. Saint Silouane qui, bien sûr, n’est encore qu’un simple soldat, lui rappelle ses propres infidélités. L’homme médite là-dessus et, une fois rentré chez lui, décide de reconnaître l’enfant. Et non seulement il le reconnaît, mais en outre il n’en fait pas un secret : tout le village est au courant. Je crois qu’en pardonnant ainsi à sa femme, il a empêché le mal de se propager. Le père Sophrony nous dit d’ailleurs que la condition sine qua non de la paix entre les hommes est la reconnaissance, par chacun, de ses propres fautes.

Un auditeur. — Père Dautais, j’aimerais savoir quelle distinction vous faites, ou non, entre les termes de « personne » et de « sujet ».

Père Philippe DAUTAIS. — Cette question me tient vraiment à cœur, parce que la théologie chrétienne confesse deux dogmes : la Sainte Trinité, Dieu en trois personnes, et la double nature de Jésus, à la fois divine et humaine. La personne est nommée par Dieu pour l’éternité. Elle dit le sujet, mais aussi la mise en mouvement de l’être. L’articulation entre les deux fonde le mode d’existence, la manière, forcément singulière, dont la personne va s’exprimer. Saint Maxime le Confesseur nous dit qu’il s’agit, pour la personne, de remonter vers son propre principe. Le but de la vie spirituelle est donc d’accéder à son principe fondamental, qui est en Dieu de toute éternité. Autrement dit, nous devons répondre à l’appel de Dieu et devenir une personne. Le pardon est l’intégration de tous les actes de l’humanité dans notre être et leur purification : nous entrons dans l’universalité de notre réalité par un acte de suprême responsabilité.

Une auditrice. — J’aimerais revenir à des choses plus concrètes, pardonnez-moi. Ma première question concerne la notion de mémoire, parce qu’elle est fondamentale. Vous dites, je vous cite : « La mémoire permet à l’offenseur de ne pas récidiver ». Cela présuppose que la personne en face de vous accepte la mémoire collective, qu’elle ne vous dit pas que l’événement dont vous lui parlez n’a jamais eu lieu. Comment pouvons-nous pardonner, réellement, si la mémoire n’est pas reconnue ? Ma seconde question concerne la notion de justice. Vous dites que nous devons « renoncer à entrer dans une justice horizontale sans Dieu » : est-ce que, pour vous, la justice des hommes est une justice sans Dieu ? Est-ce qu’une victime d’abus sexuels doit porter plainte, aller au bout d’un processus judiciaire qui souvent la détruit plus encore ?

Père Philippe DAUTAIS. — Merci, ce sont deux grandes questions. Si l’autre ne reconnaît pas son acte, en général cela n’est pas dû à une déficience, mais à une obstruction de la mémoire. Or le déni, vous le savez, est largement répandu. Comme nous touchons ici à un mécanisme de défense, à l’amour-propre et à la protection de l’intégrité dont nous avons déjà parlé, nous ne pouvons rien y faire. Rien ne sert donc d’agresser la personne pour obtenir la reconnaissance des faits, parce que cela a peu de chances de se produire. Néanmoins, nous savons en notre for intérieur que la personne sait ce qu’elle a fait et c’est déjà une consolation. La charité chrétienne demande à la victime de prier pour son agresseur. Nous pouvons nous trouver dans une impasse psychologique, seule la prière, c’est dire l’action de la grâce peut aider l’agresseur à se libérer des processus mortifères qui l’habitent. Nous pourrions considérer que Dieu demande, en quelque sorte, à la victime de prier pour l’agresseur et l’aider à cesser de propager le mal qu’il a lui-même subi.

Ce point est extrêmement important, il est vrai que je ne l’ai pas abordé. Le christianisme nous enseigne que la victime est toujours libre de pardonner ou de ne pas pardonner. Sur la Croix, le Christ renverse le mal qui lui est fait en bien pour tous, parce qu’Il choisit librement de s’offrir : « ma vie, personne ne la prend mais c’est moi qui la donne ». Par sa mort, Il a vaincu la mort : de victime, il devient sauveur.

En revanche, l’agresseur n’est pas libre. Il est sous l’emprise du mal qui se propage à travers lui. La réponse à la question est donc toujours l’offrande de soi, tout remettre entre les mains du Seigneur sans naïveté vis-à-vis de l’agresseur. En définitive, les victimes ont entre leurs mains la responsabilité du monde de demain par le fait du pardon qui permet de rompre avec la logique mortifère. Le refus du pardon entraine un cycle de répétition et de reproduction du mal. Sans jamais minimiser la faute commise, en nommant un mal comme un mal, une agression comme une agression, il s’agit de développer un esprit de bienveillance et de compassion pour celui qui ne sait pas gérer son mal intérieur.

En ce qui concerne la seconde question, soyons francs : le monde judiciaire n’a plus rien à voir avec la justice. Il se contente d’appliquer le droit, qui est injuste par essence, puisque selon vos moyens financiers, vous n’aurez pas accès à la même défense. En outre, le dépôt d’une plainte peut porter préjudice à la victime elle-même, notamment lorsqu’elle a subi des abus sexuels dans le cadre professionnel et qu’elle risque de perdre son emploi si elle poursuit en justice son agresseur. Environ 90 % des agressions sexuelles ne font pas l’objet d’une plainte, parce que les processus judiciaires ne sont pas à la hauteur. Mais, si notre justice humaine est défaillante, il n’en demeure pas moins qu’un agresseur non dénoncé est d’autant plus libre de récidiver, de multiplier le nombre de ses victimes et ainsi de propager le mal. Nous sommes chrétiens lorsque nous le nommons, y compris en justice. Le reste appartient à Dieu, au cœur du pardon.

Père Nicolas CERNOKRAK. — Nous avons évoqué tantôt la loi du Talion, qui permet quand même de fixer certaines limites, mais je crois que les lois sont vraiment nécessaires pour vivre en communauté et qu’elles devraient être davantage affichées dans les lieux publics.

Père Philippe DAUTAIS. — La loi est parfois insuffisante. Nous avons tout l’arsenal juridique pour faire face au terrorisme ou aux abus sexuels, par exemple, mais cela n’empêche rien.

Père Marc GÉNIN. — S’il est important d’avoir un cadre, je crois qu’il faut dire aussi que la justice des hommes n’est pas la justice divine. Le tribunal n’est pas un lieu qui permet d’accéder à la vérité, il est un lieu de négociations entre des forces en présence sur des thématiques essentielles. Nous voyons bien– les exemples sont nombreux– que les talents particuliers des avocats permettent à certains criminels d’échapper à une véritable justice et inversement. La justice qui donne accès à la vérité c’est la justice divine, car la Vérité c’est le Christ lui-même. Pour autant, cette justice des hommes demeure utile pour nous permettre de vivre en société.

Père Christophe LEVALOIS. — Je propose que nous en restions là, même si nous pourrions bien sûr poursuivre longuement ces échanges. Merci à tous, car ils furent très riches et nous devons maintenant essayer d’assimiler tout cela !

 

(11) Marc 2:1-12

(12) Matthieu 18:15-18

(13) Matthieu 5:43-45

(14) Jean 4:10