L’Attention

Etre attentif, telle est l’attitude fondamentale du disciple et de tous ceux qui sont en quête de l’Essentiel, en quête de Dieu. L’attention est la condition de l’éveil et le mode qui permet d’accéder à la connaissance et au discernement. Elle est la racine de toute vie spirituelle. L’attention est pour ceux qui s’y exercent un art de vivre, une manière d’être, un mode de relation à la vie même. Il convient donc de s’y appliquer de tout son coe?ur, surtout en un temps où tout porte à la distraction et à la dispersion.

1. L’attention, à son début, est un acte de la volonté

« Vouloir est le commencement » affirme Saint Dorothée de Gaza (1). L’attention, à son début, est un acte de la volonté. Pour qu’un écolier puisse progresser, il lui faut l’attention. Pour qu’une tâche soit accomplie avec soin, il faut s’y appliquer avec c?oeur. Plus on s’applique à ce que l’on fait, plus cela garantit la qualité de l’ouvrage et s’accompagne de satisfaction.

A l’inverse, nous savons combien le manque d’attention est source de tensions, d’énervement, d’agitation et aussi de frustration ( qui ne s’est agacé à rechercher un papier ou un trousseau de clés égarés par inadvertance ?).

L’exercice de la vigilance permet quant à lui un apaisement et donne de la valeur à une activité. Il permet de focaliser sur une action tout son être et ainsi de porter cette action à son plus haut degré d’exécution. Réaliser un bel ouvrage valorise aussi l’auteur. Ainsi, l’attention révèle les qualités d’un être et les inscrit dans l’ouvrage.

L’attention n’est pas simplement un « faire attention » mais suppose une présence à ce que l’on fait, un acte conscient. Tout l’être corps-âme-esprit est engagé dans l’action qui devient l’expression d’une personne à un moment donné.

Dans cette perspective, les pères du désert, qui s’appliquaient fréquemment à un travail manuel, enseignaient qu’il vaut mieux s’investir dans une activité et la conduire jusqu’à son terme plutôt que de vouloir mener plusieurs activités de front. Ce précepte a une grande valeur thérapeutique en particulier pour ceux qui sont dans un sentiment d’échec et pour ceux qui ont un tempérament triste ou dépressif. Les pères savaient par expérience que les hommes ont besoin d’être reconnus et appéciés par leur travail. Or, une petite tâche accomplie avec application valorise davantage que plusieurs faites avec négligence.

Nous pouvons d’ores et déjà vérifier ce que le terme grec nepsis nous signifie, à savoir que la vigilance ne va pas sans la sobriété, sans la simplicité de l’acte.

2. De l’attention à soi-même

L’attention à ce que l’on fait permet de garder le contact avec le réel et vient nourrir notre rapport symbolique au monde. L’éveil de la conscience est lié à la capacité d’intérioriser le monde extérieur et de générer un ensemble de représentations. Ceci est extrêmement important pour l’édification de la personnalité et l’équilibre psychique du sujet.

L’attention joue ici un grand rôle. Il est édifiant, à cet égard, de regarder comment un enfant se comporte dans la découverte d’un objet nouveau. Il sait prendre le temps de la relation avec l’objet, paraissant absorbé totalement par cette expérience. Dès lors cet objet aura une signification toute particulière pour lui.

L’attention, l’acte conscient, fait entrer dans la nécessité de prendre le temps, même de s’arrêter pour se donner la possibilité d’intégrer ce qui se vit dans l’instant. L’attention ou l’acte conscient se marie très difficilement avec la précipitation. Il est assez aisé de remarquer que les personnes qui ont une profondeur spirituelle ou qui ont un regard éclairé sur les choses de ce monde sont très libres par rapport au temps.

L’attention a ce que l’on fait est déjà un exercice spirituel, au coeur de la réalité quotidienne. Il trouve son prolongement dans l’attention à soi-même qui est le mode de connaissance de soi.
L’essentiel du point de vue spirituel n’est pas dans l’ouvrage mais dans la disposition du coeur. Dans cette perspective, ce n’est pas la quantité de choses que l’on fait qui est importante mais l’amour avec lequel on fait chaque chose.

L’attention à soi-même conduit à la garde du coeur puis par la purification du coe?ur à la connaissance de Dieu. « L’attention à soi-même conduit à la connaissance de Dieu » affirme Saint Basile le Grand. La grande Tradition Philocalique en porte le témoignage. Rédigée par les Pères Neptiques que l’on peut traduire par « les Pères attentifs », elle décrit le chemin qui part de l’attention jusqu’à la contemplation.

3. Ouvrir le regard

Le premier mode de la prière est la vigilance. L’une ne va pas sans l’autre. Il n’y a pas de vraie prière si le coeur n’est pas attentif à chaque mot qu’il prononce et si l’esprit n’est pas fixé en Dieu. Le Christ dans les Evangiles joint l’une et l’autre dans ces paroles adressées aux disciples : « veillez et priez en tous temps » Luc 21/36, ou bien : « veillez et priez afin que vous ne succombiez pas dans la tentation » Mat 26/41.

L’appel à la vigilance a ici deux aspects :

  • Tout d’abord celui d’être attentif à la venue du Christ selon cette parole de l’apocalypse : « Si tu ne veilles pas, je viendrais comme un voleur et tu ne sauras pas à quelle heure je viendrai sur toi » Apoc 3/3.
  • Ensuite, celui de se tenir en éveil afin de ne pas se laisser entraîner par les tentations de l’adversaire comme le révèle le Christ lui-même (Mat 26/41) puis Saint Pierre : « Soyez sobres et vigilants car votre adversaire le diable rode comme un lion rugissant, cherchant qui il dévorera » 1P 5/8.

Nous allons tout d’abord considérer ce deuxième aspect qui nous mènera naturellement au premier, lequel est tout à la fois la motivation et le but. La vigilance et la prière vont de pair selon ce qui a été dit : « veillez et priez ».

Au temps de la prière, il nous faut apprendre à prendre de la hauteur par rapport à nous-mêmes afin de ne pas nous laisser entraîner par le flot des pensées, des émotions et des sentiments. Il nous faut aussi refuser de fuir dans l’imaginaire et les illusions. Prendre de la hauteur pour quitter le rapport passionné aux objets et à leurs représentations. La pratique consiste à rappeler sans cesse l’intelligence qui s’égare au dehors vers le dedans afin qu’elle trouve son lieu : le coeur profond.

4. Prendre de la hauteur

De même qu’en montagne, celui qui s’est assis à une certaine altitude n’est pas troublé par les bruits et l’agitation de la ville, de même celui qui est entré dans les profondeurs de son coeur n’est plus perturbé par les soucis et l’agitation du monde. Dans ce sens, les Evangiles nous rapportent que le Christ montait sur la montagne pour prier.

Ainsi, celui qui veut exercer la vigilance doit d’abord s’installer sur la hauteur et de là, observer les mouvements de son âme selon ce qu’enseigne Saint Jean Climaque (VIIème siècle) : « Installe-toi sur une hauteur et surveille toi toi-même si toutefois tu sais le faire ; tu verras alors comment les voleurs entrent pour dérober les grappes de raisin, quand ils le font, d’où ils viennent, combien et de quelle sorte ils sont ».(2)

Saint Jean Climaque et les Pères du Sinaï estimaient que les pensées génèrent les paroles et les actes ou que « l’usage erroné des choses suivait l’usage erroné des pensées ».
Ainsi, convient-il de résister à l’assaut des pensées pour rester maître de soi-même et acquérir la sainte sobriété qui est à la racine de la paix intérieure ou hésychia. Les anciens appelaient la nepsis, l’hésychia du coeur.

Etre sobre, selon les Pères, signifie que l’on ne laisse pas son coeur s’attacher à quoi que ce soit sinon à Dieu. Etre sobre, c’est refuser de se laisser enfermer ou aliéner par les pensées, par les passions puis par les événements. Ceci dans le but de se rendre disponible pour Dieu, pour accueillir Sa volonté et entrer dans la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Le chemin de libération commence par un processus de désidentification.

Pour cela, il est essentiel d’apprendre à discerner les différents plans de l’existence, à sortir de la confusion pour que peu à peu, puisse émerger la personne dans son intégrité.
Nicetas Stéthatos, père de l’Eglise du XIème siècle, disciple de Saint Syméon le Nouveau théologien, pose avec clarté cette distinction : « ce que je suis moi-même n’est pas absolument ce qui est en moi. Et ce qui est en moi n’est pas ce qui est autour de moi. Et ce qui est autour de moi n’est pas ce qui est en dehors de moi. Mais, autres sont les premières choses, autres les secondes, autres les troisièmes. Je suis moi-même image de Dieu… ».(3)

Prendre de la hauteur me permet de faire la distinction entre la nature et la personne, entre les conditionnements extérieurs et ma réalité d’être, entre mes fonctions ou mon statut social et mon identité profonde. C’est être attentif à ne pas se laisser déterminer par les états d’âme, les mouvements passionnels, les humeurs qui sont en moi car je ne suis pas cela. Non plus à se laisser enclore par les réalités du monde, les fonctions et les rôles dans lesquels je suis engagé. C’est dans la conscience de leur influence que je peux trouver la liberté et non dans leur négation.

L’acquisition de la liberté ne peut faire l’économie d’une lutte intérieure afin de ne pas se laisser détourner de l’unique nécessaire. Cette conquête de notre intégrité exige « d’être vigilant à l’égard des tentations proprement dites mais aussi à l’égard de toutes les constructions et les rêveries de notre imagination, de toutes les réactions de notre sensibilité et de notre susceptibilité, de toutes les explications, interprétations et théories que notre raison veut élaborer à propos de tout » (4).
Il nous faut aussi apprendre à nommer les mécanismes de défense et les stratégies de protection que nous avons mis en place dès l’enfance et qui viennent fausser la relation aux autres.

Nommer, c’est prendre conscience. Ceci suppose un processus de désidentification. (Voir Le Chemin n°24). Si je peux prendre conscience de la colère, cela signifie qu’il y a en moi un espace qui n’est pas identifié à ce mouvement passionnel. Prendre de la hauteur permet à la conscience de se dégager des emprises du moi pour poser un regard clair sur les mouvements de la nature, sur les passions.

Peu à peu, l’être vigilant connaîtra ses points faibles, par où la colère entre en lui, par quels processus elle se développe puis comment elle s’exprime. La colère est en lui mais il n’est pas la colère. De même, les passions sont en nous mais nous ne sommes pas les passions.

Selon Dorothée de Gaza : « autre chose est de dire : il s’est mis en colère ! autre chose de dire : il est coléreux ! et de se prononcer ainsi sur sa vie entière » (5).
Identifier l’autre à sa colère l’enferme dans un jugement. Dorothée de Gaza a des paroles rudes à l’égard de ceux qui jugent leur prochain. Face au jugement, il invite au repentir, à regarder avec attention en soi-même quelles passions couvent dans nos membres pour les déraciner.

Après peut-être nous pourrons aider l’autre selon ce que le Christ nous dit : « Hypocrite, enlève d’abord la poutre de ton oeil et alors tu verras clair pour enlever la paille de l’oeil de ton frère » (Luc 6/42). Saint Dorothée commente : « Il a comparé la faute du prochain à une paille et le jugement à une poutre, tant il est grave de juger, plus grave peut être que de commettre n’importe quel autre péché » (6).

5. L’expérience du coeur-esprit

Si je peux prendre conscience de ces différents aspects, c’est que je ne suis pas uniquement cela, c’est aussi parce qu’il y a en moi un espace virginal qui n’est pas aliéné à tous ces éléments.

Cet espace virginal, nous l’appelons esprit. Prendre de la hauteur, c’est entrer dans son esprit, ou descendre dans la profondeur du coeur, ce qui est la même chose. C’est dans le coeur-esprit que s’enracine toute expérience spirituelle. De là nous pouvons voir « les voleurs qui viennent nous ravir la paix et saccager notre verger intérieur ».

La vigilance se révèle comme un chemin royal pour accéder à notre vocation ultime : la déification. Selon Hésychius le Sinaïte : « la vigilance est une méthode spirituelle qui, moyennant une pratique assidue et décidée et avec le secours de Dieu, délivre totalement l’homme des pensées et des paroles passionnées ainsi que des actions mauvaises. Si on y persévère, elle procure une connaissance sûre de Dieu, l’Incompréhensible, dans la mesure du possible et résout d’une manière secrète les mystères divins et cachés » (7).

Il ajoute : « Elle accomplit tous les commandements de l’Ancien et du Nouveau Testament et procure toute bénédiction de la vie à venir. La vigilance et la sobriété, c’est le chemin de toutes les vertus et de tous les commandements de Dieu ».(8)

6. Attention à l’action divine en nous

Ceci nous conduit vers l’autre aspect de l’attention, non plus attention à soi-même mais attention à Dieu en soi.

Dans l’attention à soi-même, il s’agissait de s’affranchir des passions et de résister à l’invasion du monde ainsi qu’à l’emprise du moi. Dans l’attention à Dieu, il s’agit de devenir conscient de la Présence divine en soi.

L’exercice de la vigilance lui-même est soutenu secrètement par la grâce. L’homme de lui-même ne peut rien. « sans Moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean 15/5). Saint Grégoire le Sinaïte affirme en ce sens : « Nul, sache le, ne peut maîtriser tout seul son esprit si l’Esprit ne l’a pas d’abord maîtrisé car il est indiscipliné » (9). Les Pères de l’Eglise ont pris soin de préciser que l’on ne peut s’engager sur ce chemin seul, hors de l’accompagnement spirituel, car il y a beaucoup d’écueils. « Celui qui met sa confiance en lui-même et non en Dieu tombera d’une chute vertigineuse » affirme Hésychius le Sinaïte  (10).

Etre attentif à Dieu en soi, c’est en premier lieu être attentif à l’action divine en soi. Cette démarche est fondée sur la foi, sur la certitude de la Présence agissante de Dieu en nous. Elle s’ancre dans la conscience que tout progrès spirituel est le fruit de la grâce. Pour cela, le chrétien, le croyant, s’exerce à la disponibilité intérieure afin de laisser agir la grâce. Il se tient dans l’attente de la rencontre.

Or l’attente active signifie l’attention. Etre attentif, c’est se fixer dans l’attente avec la même ardeur que les vierges sages. C’est de la qualité de notre attente, de la qualité de notre désir que naît la qualité de notre attention. Etre attentif, c’est tenir sa lampe allumée et se tenir prêt, selon la parole de l’Evangile de Marc 13/33 : « Prenez garde, veillez et priez car vous ne savez pas quand viendra le Seigneur… »
Ici, la nepsis et la prière se rejoignent et, à l’ultime ne font plus qu’un. L’attention extrême à la Présence du Christ fonde la prière continuelle (11). Réciproquement la prière fonde dans l’intelligence la nepsis, l’attention extrême.

La vigilance et la prière sont associées dans un seul but : vivre l’union au Père par le Christ dans la grâce de l’Esprit. L’attention conduit à la contemplation. Le but de la vigilance n’est pas la purification mais l’union à Dieu. L’attention à soi et la purification en sont les moyens.

7. Attention à Dieu

Le moment privilégié de cet éveil est certainement celui de la prière. Il trouve ensuite son champ d’application au coeur de la vie quotidienne si nous considérons que l’unique nécessaire est de demeurer sous le regard de Dieu, dans l’attention à sa Présence.

« Conduisez-vous de manière à garder les yeux fixés sur Dieu » (12). Cette parole de Saint Nil exprime le fond de l’attitude chrétienne. Elle situe le lieu d’application et le but de la sobriété vigilance. Nous retrouvons le mouvement même de la prière exprimée dans ce psaume de David(121/120) :« je lève les yeux vers toi qui sièges dans les cieux. Voici, comme les yeux des serviteurs sont fixés sur les mains de leurs maîtres et les yeux de la servante sur la main de sa maîtresse, ainsi nos yeux se tournent vers le Seigneur notre Dieu jusqu’à ce qu’il ait pitié de nous ».

C’est dans l’expérience de la rencontre intime, de cette chaude tendresse du coe?ur que nous pouvons vivifier notre fidélité à Dieu dans le quotidien. Si nous ne trouvons pas Dieu en nous-mêmes nous ne pourrons pas le percevoir en l’autre ni dans les événements. L’exercice de la nepsis nous immerge dans le souvenir de Dieu. Cet exercice prolongé dans le quotidien nous conduit à marcher en Sa Présence. Par le fait de cette vigilance intérieure où la personne se garde au dedans, s’exprime un shabbat. L’homme attentif se vit en retrait du monde, laissant l’espace d’une respiration entre les mouvements du monde et son coeur.

Celui qui se place sous le regard de Dieu, se situe dans une relation de dépendance à Dieu pour devenir libre de l’emprise du monde. Il se rappelle que l’homme est de passage sur terre, il est un pèlerin. Sa patrie est au ciel. Dans ce sens, il lui faut limiter son aliénation au monde par la tempérance. La tempérance est la juste mesure entre l’excès et le manque. Saint Hésychius le Sinaïte affirme que « le commencement de la garde de l’intelligence, c’est la tempérance dans les aliments et la boisson » (13).
Si l’on ne peut quitter le rapport passionné à la nourriture et à la boisson, il ne sera guère possible de prendre de la hauteur par rapport aux événements et encore moins vis-à-vis des passions. « Celui qui est fidèle dans les moindres choses le sera aussi dans les grandes » Luc 16/10.

La sobriété-vigilance est l’exercice de la liberté. C’est apprendre à se vivre en retrait sans se laisser emporter par les réactions immédiates dictées par les peurs et les angoisses, lesquelles sont toujours un rappel de la peur de la mort. Combien de fois nous nous laissons entraîner par nos peurs, nos émotions qui amplifient jusqu’à la démesure l’impact de l’événement. Bien souvent même, nos réactions nous empêchent de saisir l’événement tel qu’il se présente.

L’attention à soi-même consiste à devenir conscient de ses peurs, de ses émotions, de sa culpabilité au lieu d’être dans la peur, saisi dans les émotions et étreint dans la culpabilité. Apprendre à écouter et voir sans aussitôt interpréter, sans poser un jugement sur soi, sur les autres, voir ce qui est plutôt que nos projections et nos préjugés, voir les stratégies de l’égo, les reconnaître, les accepter et non les juger. Les voir pour sortir de la répétition. Simplement accueillir, laisser l’événement venir à soi, constater les réactions, les peurs, les émotions sans poser de jugement.

Puis demeurer attentif et laisser se révéler la pédagogie divine inscrite au c?oeur de l’événement.Observer sans se hâter d’agir, s’exercer à la vigilance dans l’instant présent, le kaïros, qui nous ouvre sur la verticalité de l’histoire et nous fait entrer dans la dimension signifiante des situations.

L’attention fait percevoir l’invisible dans le visible, l’impalpable dans le palpable, l’inaudible dans l’audible. Elle fait entrer dans la conscience du dialogue continu entre Dieu et l’homme qui s’exprime dans les réalités existentielles et quotidiennes. Elle est la disposition nécessaire pour accueillir une grâce comme une grâce.

8. L’écoute

L’attention est l’exercice de l’écoute avant de devenir vision. L’attitude du disciple est toute entière dans l’écoute et l’attention. Elles installent en lui le silence. On ne peut penser et écouter. L’écoute n’est écoute que si elle est virginale. Elle est don de soi et gratuité, donc elle n’impose rien, ne suppose rien, n’exclut rien, elle est disponibilité. Dans la relation à l’autre, l’écoute est relative à la capacité d’accueillir le désir d’être de celui qui vient à moi. Elle est écoute du coeur au coeur de l’autre.

L’exercice de l’écoute ouvre sur les dimensions de la profondeur de l’être. Cette ouverture est rendue possible grâce à la relation de confiance que suppose la parole. On ne se confie pas à quelqu’un en qui l’on ne fait pas confiance. Ainsi, la parole donnée est donnée en toute confiance. Ecouter, c’est accueillir la personne qui se dit avec confiance. Ecouter c’est aimer, c’est considérer l’autre, lui donner sa place et l’autoriser à être lui-même.

Dans l’exercice de l’écoute, il est essentiel de ne pas s’arrêter à ce que l’autre dit, pour ne pas réduire l’autre à ce qu’il exprime. Le jugement, les a-priori, les critères de tous ordres sont autant d’obstacles à l’écoute. Ils enferment la personne dans sa problématique existentielle, dans sa souffrance et l’empêche d’accéder à son être profond.

Ecouter la souffrance de l’autre le laisse dans sa souffrance. Le plus important n’est pas la souffrance, ni le malaise, ni les difficultés mais la personne qui les vit. Aussi l’attention doit se porter sur la personne qui souffre. Cette personne est un mystère appelé à se révéler. L’écoute n’est thérapeutique que si l’attention est portée sur l’être et non sur les symptômes qui sont là. L’écoutant est là pour révéler ce que l’écouté ne voit pas encore ou n’entend pas encore.

Dans les sphères religieuses et thérapeutiques, cette dimension est essentielle. Les dispositions intérieures du confesseur et du thérapeute ont leur importance. Pour le confesseur, la personne qui vient à lui est avant tout un enfant de Dieu qui vient demander pardon pour ses péchés et désire se réconcilier avec Dieu et avec lui-même. Pour le thérapeute, il s’agit d’accueillir une personne et de l’accompagner dans son chemin de vie.

Une psychanalyste me racontait qu’elle avait accueilli pendant trois ans une personne qui venait lui déverser tous ses malheurs, ses révoltes, sa souffrance. Cette psychanalyste était sur le point de mettre un terme à ce processus lorsqu’elle eut l’intuition de fixer son regard sur la personne et de ne plus écouter ce qu’elle disait. Au bout de quelques séances, cette patiente arrêta la thérapie. Quelques mois plus tard, elle revint voir la thérapeute totalement transformée.

Nous pourrions comparer l’écoutant à un sculpteur qui voit dans la matière brute l’?uvre finale qui est déjà là. L’essentiel n’est pas dans les copeaux. Il est dans la beauté d’âme qui est inscrite au coeur de chacun. Il n’y a pas de gens méchants ou mauvais mais des personnes qui souffrent. L’homme attentif ne s’arrête pas aux apparences mais perçoit l’être au-delà de ses manifestations existentielles auxquelles il ne l’identifie pas. Voir la personne, c’est lui permettre d’exister.

Je viens en ce sens de recevoir le témoignage d’une petite fille de 11 ans qui a trois soeurs plus âgées qu’elle. Elle est revenue cet été d’un camp de vacances totalement transformée en clamant : « Noémie a été accueillie et acceptée comme Noémie ». Etre attentif à l’autre en tant que personne. La personne nous ouvre sur le mystère de Dieu au coeur de chacun et au coeur du monde. La pratique de la prière de Jésus et l’exercice de la nepsis sont les voies royales dont témoigne toute la tradition philocalique pour nous conduire dans ce chemin. Elles répondent à l’appel du Christ : « veillez et priez ».

Père Philippe Dautais

Notes

(1) SC n°92 p337
(2) L’échelle Sainte p276 SO n°24 27e degré
(3) Philocalie des Pères Neptiques p81 n°4 Ed Abbaye de Bellefontaine
(4) La spiritualité Orthodoxe p29 Bayard Editions
(5) SC n°92 p271
(6) SC n°92 p271
(7) SC n°25 p153
(8) La Philocalie 1er tome p192 Ed DDB-JC Lattès
(9) Petite Philocalie de la prière du coe?ur p192 Coll Sagesse ED du Seuil
(10) La Philocalie 1er tome p196 Ed DDB-JC Lattès
(11) La Philocalie 1er tome p206 Ed DDB-JC Lattès
(12) La spiritualité de Nil Sorskij p157 SO n°25
(13) La Philocalie 1er tome p217 Ed DDB-JC Lattès