La quête du bonheur : « Bienheureux… »

Ce qui met en route c’est l’amour de Dieu. Sans l’amour de Dieu, l’homme ne garderait pas Sa Parole et n’aurait pas le goût de la mettre en pratique. La parole du Christ culmine dans le sermon sur la montagne. Les béatitudes décrivent le Christ lui-même et à travers lui le mystère même de Dieu et son amour kénotique.

1. Introduction

Humainement parlant, les béatitudes sont impraticables, c’est là toute leur valeur. Car c’est à travers notre incapacité même que nous serons conduits vers la porte du Royaume qui est le Christ lui-même : « Je suis la Porte des brebis, nul ne peut entrer que par moi »Jn. Ce n’est qu’avec le secours divin que nous pouvons acquérir ces énergies divino-humaines que nous appelons vertus. Seuls ceux qui répondent à l’appel du Christ et qui deviennent libres de leurs passions, peuvent vivre les béatitudes de l’agapé.

De tout temps, le souci fondamental de l’homme est de vivre heureux. Les philosophes n’ont cessé de disserter sur le sujet, les Pères de l’Eglise s’appuyant sur l’Ecriture Sainte ont mis l’accent sur ce motif profond de l’homme. Le Christ lui-même juste après l’appel des disciples, commence son enseignement par les béatitudes : Bienheureux…

Mais le bonheur est-il accessible ou est-ce une utopie ? Quelle voie du bonheur nous montre le Christ ?

L’homme aspire au bonheur, il a soif d’être heureux. Cela lui est naturel, c’est inscrit en lui, dans son coeur, dans ses entrailles, dans tout son être. Cette quête du bonheur lui donne un dynamisme propre à renverser les montagnes. Elle est génératrice d’inventivité, de créativité, de dépassements de soi. L’homme est capable de déployer beaucoup d’efforts pour atteindre son but. Mais vivre heureux est un art et un tel but ne s’atteint pas facilement. L’expérience existentielle nous montre que ce chemin est parsemé d’écueils, de blessures, de souffrances et nous enseigne combien nous sommes pauvres face à une telle aspiration. Cherchant le bonheur, nous sommes souvent renvoyés à l’expérience du malheur. Le bonheur que nous connaissons est celui qui est circonstanciel, dépendant des conditionnements et de nos humeurs. Un ciel bleu, un sourire, une bonne nouvelle, favorisent cette éclosion, laquelle peut être ternie voire enténébrée par les nuages, une parole blessante, ou une mauvaise nouvelle. Le bonheur qui dépend des facteurs existentiels et des humeurs est incertain et vite remplacé par la grisaille du quotidien.

Dans ce rapport aliénant aux événements, à l’autre, au climat, il n’y a pas de vrai bonheur mais des états d’âme. Ainsi l’homme peut-il atteindre au bonheur sans pourquoi, à la joie non dépendante, à une plénitude non altérée, aux béatitudes ?

2. Entrer dans la joie du Maître

Toute la Bible, puis le Christ dans les Évangiles, nous apprennent qu’à l’homme cela est impossible mais à Dieu, tout est possible. Jésus ne propose pas un bonheur au sens humain, un bonheur de ce monde, une sorte de satisfaction ou de bien-être. Mais, de même qu’il est venu nous enlever nos petites paix qui sont comme des trêves au milieu des conflits pour nous donner Sa Paix, qui nourrit l’âme, de même il nous propose la joie parfaite, une joie que personne ne pourra nous ravir.

Cette joie, cette béatitude sont l’expression de la grâce, le fruit d’une communion d’amour à laquelle l’homme est invité à participer. Joie non conditionnée car Dieu nous aime sans états d’âme. Se laisser aimer, c’est entrer progressivement dans la joie du Maître, dans sa béatitude éternelle, vers la joie en plénitude.

Dans l’épître à Timothée (1Tm 6/15), l’apôtre Paul affirme que le seul qui est bienheureux est Dieu « le bienheureux et unique souverain, le roi des rois, le seigneur des seigneurs, le seul qui possède l’immortalité, qui habite une lumière inaccessible… ». Si Dieu est le seul bienheureux, l’accès au bonheur suppose une participation à la béatitude divine. C’est ce que confirme Saint Grégoire de Nysse en disant : « l’acquisition des qualités divines tend à la béatitude » ou bien encore : « la définition de la béatitude humaine est donc la ressemblance avec le divin. »

Toute la Bible, et en particulier les psaumes, nous disent que Dieu a créé l’homme pour la joie, pour le bonheur, non seulement pour une joie ou un bonheur futur dans un monde à venir mais pour la joie maintenant. Toute la pédagogie que Dieu déploie est au service de cette finalité. Dieu a créé l’homme par Amour et pour que l’homme puisse participer de la Béatitude Eternelle, c’est-à-dire, participer de la vie divine.

3. Par la méditation de Sa Parole

Pour conduire l’homme vers cette terre promise, Dieu a guidé son peuple, tout d’abord par Moïse puis par les prophètes. Moïse a été appelé par Dieu pour faire sortir le peuple hébreu de la terre d’esclavage et le conduire vers terre de liberté. Dans ce pèlerinage vers la liberté, le Seigneur va donner à Moïse les préceptes pour la croissance de son peuple. Loi d’amour qui a pour finalité de conduire l’homme vers la vie et vers le bonheur. Ceci est clairement explicité dans la recommandation qui précède l’énoncé de cette loi : « vous suivrez entièrement la voie que le Seigneur votre Dieu vous a prescrite afin que vous viviez et que vous soyez heureux » (Deut 5/33).

La finalité des mitsvoth est le bonheur de l’homme. Finalité sur laquelle Moïse va revenir sans cesse pour encourager le peuple d’Israël à écouter attentivement puis à mettre en pratique ces préceptes : « tu les écouteras donc Israël et tu auras soin de les mettre en pratique afin que tu sois heureux » (Deut 6/3). Puis Moïse va donner les deux premiers préceptes qu’Israël répétera deux fois par jour : « Ecoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est UN » et « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force » (Deut6/4-5).

Appel à la relation, appel à la réciprocité d’amour, appel à la communion, à la commune-union : être aimé et aimer. Le Seigneur rappellera que l’homme est capable de vivre cette béatitude de la réciprocité d’amour. Il lui suffit de la désirer. « Ce commandement (mitsvoth=exercice) que je te prescris aujourd’hui n’est certainement point au-dessus de tes forces et hors de ta portée… Cette parole au contraire est tout près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton coeur afin que tu la mettes en pratique » (Deut 30/11-14).

Le mot commandement traduit le mot hébreu mitsvoth qui signifie exercice. Il ne faut donc pas entendre le mot commandement comme un ordre mais comme un appel à exercer nos capacités, mieux, à prendre goût à la méditation de la Parole de Dieu pour la mettre en pratique. Parole qui verticalise, Parole qui révèle à l’homme les capacités d’amour qu’il porte en son coeur, Parole qui libère de la servitude du « il faut, je dois », Parole qui guérit de la myopie et élargit l’espace de la tente. Parole qui apporte la paix et la joie. C’est pourquoi le psalmiste dès le premier psaume nous dit : « Heureux l’homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants… mais qui prend plaisir dans la loi du Seigneur et qui la médite jour et nuit. Il est comme un arbre planté auprès des eaux vives qui donne son fruit en sa saison. »

Heureux celui qui se laisse conduire par l’amant de son coeur, qui savoure sa Parole et se laisse transformer par elle. Heureux celui qui est en marche vers l’accomplissement, qui prépare une terre fertile pour la semence et produira des fruits en son temps (Mat 13).S’ouvrir à plus grand que soi-même en soi-même, descendre dans la profondeur abyssale du coeur pour boire à la source éternelle, telle est la voie des Béatitudes. Le Christ dans l’Evangile va reprendre d’une manière explicite les mitsvoth en montrant que leur mise en pratique dépend du désir d’amour du Seigneur qui habite notre coeur. « Si quelqu’un m’aime il gardera ma Parole et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure chez lui » (Jn 14/23). Il montre que l’écoute de la Parole est motivée par l’amour. Celui qui aime prend plaisir à écouter l’être aimé et à l’assimilation de sa parole. Puis librement, c’est dans la joie qu’il mettra en pratique la parole. Là où il y a liberté, il n’y a pas de contrainte. Là où il y a contrainte, il n’y a pas d’amour. Qui observe la loi par contrainte, à contrecoeur, ne peut donc en tirer profit mais risque au contraire de se révolter ou de l’abandonner.

C’est pourquoi, l’obéissance ne peut rimer qu’avec la liberté et non avec la soumission. L’obéissance n’a de sens que si elle est un instrument de croissance dans l’amour. Elle suppose la confiance et le désir d’entrer en communion avec le Maître. Hors de ces deux fondements, il n’y a que servitude, or dans la servitude, il n’y a pas de joie mais l’âpreté de la contrainte. « Vous avez été appelés à la liberté » clame Saint Paul aux Galates (5/13), invitant ceux-ci à faire un heureux usage de cette liberté, à exprimer une juste orientation du désir. Tous ceux qui ont suivi Jésus l’ont fait librement en dehors de toute contrainte. Ils étaient mus par la soif de la vérité, la soif d’amour. C’est grâce à cette soif qu’ils s’abreuvaient de la Parole du Christ et la recevaient dans leur coeur.

C’est à tous ceux qui ont soif que le Seigneur a adressé le message des Béatitudes, à ceux qu’il appelait ses disciples. A ceux qui ont conscience de leur manque, de leur pauvreté, de leur finitude, le Christ n’a pas proposé une science du bien-être qui vienne nourrir une satisfaction immédiate, mais il leur a présenté et nous présente un chemin vers la Béatitude de communion.

4. Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux

Au tout début de sa vie publique, Jésus commença à prêcher et à dire : « Convertissez-vous, car le Royaume des cieux est proche » (Mat 4/17). C’est dire que l’entrée dans le Royaume suppose une conversion du coeur par laquelle l’homme puisse se rendre accessible à l’amour de Dieu.

Car ce n’est pas la miséricorde divine qui manque à l’homme mais la juste disposition du coeur pour l’accueillir. Lorsque Jésus dit bienheureux les pauvres en esprit ou bienheureux les doux, il nomme les attitudes intérieures propices au bonheur. Par les Béatitudes, le Seigneur va montrer le chemin, ouvrir les portes du Royaume, donner les clés d’accès. Il va renverser complètement l’ordre des valeurs en nommant bienheureux les pauvres, les affligés, les persécutés.

Jésus a commencé sa vie publique en proclamant « le Royaume des cieux est proche ». Il va ensuite le comparer à un trésor caché dans un champ. L’homme qui l’a trouvé le cache et dans sa joie va vendre tout ce qu’il a et achète ce champ (Mat 13/44). Il va le comparer aussi à une perle de grand prix. Le marchand qui l’a découverte est allé vendre tout ce qu’il avait pour l’acheter (Mat 18/45).

Sur la montagne, il proclame bienheureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux. Les pauvres en esprit sont donc ceux qui ont accepté de tout vendre pour acquérir la perle précieuse, le grand trésor, ceux qui ont accepté de tout quitter, de tout abandonner pour devenir disciples de Jésus. Ils n’ont pu prendre cette décision que parce qu’ils ont reconnu en Jésus la perle précieuse, le Messie. C’est par un attachement à un plus grand bien qu’ils ont pu s’affranchir de leurs biens. S’ils ont tout quitté c’est qu’ils éprouvaient un manque, une insatisfaction, c’est qu’ils avaient soif. Soif de vie, soif de sens, soif de liberté intérieure, soif de plénitude, soif d’amour. Les pauvres en esprit sont des êtres qui ont soif et qui mettent toute leur espérance en Dieu. Ils sont comme des pèlerins vers un but et ce but est dans le prolongement de l’aspiration de leur coeur et cette aspiration est comme une mémoire du futur, une espérance dans l’impossible communion d’amour qui seule peut combler leur coeur. Les pauvres en esprit sont des hommes en marche qui ne peuvent se résigner à mettre leur confiance dans les richesses terrestres, dans les installations, dans les tentations de sécurités. Ils ont le goût de l’éternité, c’est pourquoi ils ne peuvent se complaire dans les compensations et dans l’autosuffisance.

Pauvres de coeur, ils sont mendiants en Esprit, appelant sans cesse Celui qui peut ouvrir leur espace intérieur aux dimensions de leur soif. Ils se savent pauvres, c’est pourquoi ils mendient la grâce divine qui seule peut faire accéder au Royaume. Mais, qu’est-ce le Royaume sinon la Grâce du Saint Esprit, affirmait Saint Séraphim de Sarov.

5. Aussitot, ils l’ont suivi

Les premiers disciples de Jésus sont ces pauvres qui ont tout quitté pour le suivre. C’est à eux qu’il va adresser l’enseignement sur les béatitudes, enseignement qui suit l’appel des disciples et les qualifie de bienheureux.

C’est en effet par la réponse à un simple appel qu’ils l’ont suivi. Lorsque Jésus marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères Simon et André qui jetaient un filet dans la mer car ils étaient pêcheurs. Il leur a dit « suivez- moi » et aussitôt, ils laissèrent les filets et l’ont suivi (Mat 4).

Laisser les filets, c’était laisser leur outil de travail, leur sécurité, le moyen de gagner leur vie pour être indépendant, pour assumer leur subsistance et celle de leur famille. Aussitôt ils ont accepté de tout quitter et de devenir dépendants de Jésus, disciples du maître, obéissants à Sa volonté, renonçant à leur volonté propre.

Avançant un peu, Jésus vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée et Jean, son frère qui étaient dans une barque avec leur père et leurs compagnons. Jésus les appela et aussitôt ils laissèrent la barque avec leur père et leurs compagnons. Pour suivre le Christ, ils ont quitté leurs proches et renoncé à leurs attachements affectifs, à la joie du travail d’équipe. Ils ont reconnu en Jésus ce que leur coeur cherchait, au-delà de tout ce que l’existence a pu leur apporter.

Plus tard, il appellera Matthieu qui était assis au bureau des péages, en lui disant : suis-moi et aussitôt Matthieu le suivit. C’était quitter un poste de responsabilité qui devait être prospère et lui assurer une sécurité financière. Quelles démarches et quel parcours avait-il du faire pour accéder à cette situation ? Beaucoup dans le monde cherchent à accéder à des postes de responsabilité ou à gagner plus d’argent. Mais peut-être Matthieu a-t-il vu les limites de ce à quoi il avait aspiré, peut-être a-t-il pu vérifier que l’argent ne fait pas le bonheur et que les satisfactions matérielles ne comblent pas ?

A travers ces trois appels, il nous est montré différents aspects de cette pauvreté en esprit, dont Jésus nous parle. Les disciples étaient prêts, c’est pourquoi aussitôt ils ont tout quitté. Nous pourrions retrouver là le vieil adage selon lequel, lorsque le disciple est prêt, le maître arrive. Le pauvre en esprit est celui qui peut dire avec le psalmiste : « mon coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt ». Il est dans un état de disponibilité intérieure, son coeur aspire à l’essentiel, à l’unique nécessaire : la relation avec le Seigneur et maître de sa vie.

Cette disposition du coeur, même si chacun la porte en soi, met du temps à s’affermir jusqu’à devenir une détermination. Seule cette détermination nous sauve de nos attachements, de nos hésitations, de notre ambivalence. Dans les trois exemples qui nous sont donnés dans les Évangiles, nous voyons que suivre Jésus signifie quitter les attachements : attachement à l’indépendance ou à la volonté propre, attachement aux relations affectives, attachement à l’argent et aux sécurités matérielles.

6. Jésus appelle chacun à la liberté intérieure

Jésus appelle chacun à la liberté intérieure. Il est venu libérer les captifs, défaire les chaînes qui aliènent au passé et restaurer l’homme dans sa liberté originelle : celle des enfants de Dieu.

Si nous méditons sur les épreuves que nous avons du traverser, nous sommes amenés à découvrir qu’elles ont un fil conducteur : nous amener vers la liberté intérieure. Au cours de notre vie, nous avons à vivre de nombreux deuils, de nombreuses séparations, autant d’étapes vers cette liberté, liberté qui est la condition de l’amour véritable.

C’est par amour de Dieu que les disciples ont accepté de tout quitter pour suivre Jésus. C’est par la vertu de cet amour qu’ils ont reçu la grâce de devenir libres par rapport aux séductions du monde, par rapport aux volontés de possession, de pouvoir et de jouissance des biens de ce monde. C’est par la reconnaissance de ce qui est, de Celui qui est le chemin, la Vérité et la Vie, qu’ils sont devenus libres, libres pour aimer, aimer pour connaître véritablement.

Jésus veut nous conduire vers cette liberté intérieure afin que nous puissions goûter à une paix et à une joie qui ne sont pas de ce monde, donc non dépendantes des circonstances et des conditionnements. L’amour de Jésus se cache derrière chaque épreuve. Si nous essayons de le discerner et d’être attentif au pas que le Seigneur veut nous faire franchir, cela procure une grande libération au sein de l’épreuve. Cela lui donne du sens, au moins celui de progresser sur la voie.

Il y a quelques mois, ayant vécu un temps de partage avec un ami, moine bouddhiste, celui-ci me raccompagnait à mon véhicule. Je lui parlai alors de quelques difficultés crucifiantes que je traversais, ce à quoi il me répondit avec simplicité : « c’est dans ces moments-là qu’il nous faut savoir si nous sommes déterminés dans notre chemin ou si nous accordons quelque importance à nos attachements, à nos critères et à nos idées préconçues ». C’était une belle manière de m’inviter à lâcher prise, c’est-à-dire à faire confiance, donc à me décrisper par rapport à mes peurs et aux désécurisations provoquées par les épreuves.

Certainement, être pauvre en esprit, c’est savoir accueillir avec joie ce qui vient comme étant l’expression de la pédagogie divine et en faire une occasion de croissance. Accueillir ce qui vient, c’est aimer la voie proposée par le Seigneur, plus que la volonté aveugle du moi. L’épreuve, bien souvent, nous renvoie à nos limites, à notre fragilité, elle nous dépouille de tout recours afin de nous donner les possibilités de faire confiance, donc de désirer retrouver la relation avec Celui qui est fidèle.

Dans la parabole du fils prodigue (Luc 15), il nous est clairement montré que c’est après avoir été réduit à l’état d’extrême dépouillement, après avoir désespéré de pouvoir s’en sortir tout seul, qu’il rentra en lui-même et se souvint de la maison de son Père. C’est dans cette situation extrême qu’il prit conscience de la valeur de ce qu’il avait abandonné. Il revint alors vers son Père non plus dans un esprit de revendication mais dans un esprit de pauvreté, d’humilité et il reçut au-delà de ses espérances.

Tant que nous aurons quelque chose à perdre, nous aurons des attachements, donc des résistances. Que nous soyons attachés par une grosse corde ou par une simple fil, nous sommes liés, donc pas libres.

7. Si tu veux…

Les évangélistes donnent à méditer l’histoire du jeune homme riche ( Mat.19) qui s’approche de Jésus pour lui demander ce qu’il convenait de faire pour avoir la vie éternelle. Jésus lui répondit : « si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements ». Le jeune homme lui répondit qu’il s’était conformé à la loi et avait mis en pratique les commandements divins. Mais, poussé par quelque motivation, pressentant ce qui lui échappait, il ajouta : « que me manque-t-il encore ? ». Jésus lui dit alors : « si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi ».

Jésus n’oblige pas cet homme à le suivre mais le renvoie à son désir : si tu veux être parfait. Jésus nous renvoie toujours à notre désir, dans le respect de notre liberté. Le Royaume est pour ceux qui le désirent de tout leur coeur, de toute leur âme et de toutes leurs forces. La méditation de la Parole, la prière sont là pour nourrir le désir et favoriser son éclosion jusqu’à sa pleine maturité.

Le jeune homme riche n’était pas prêt à accueillir la Parole du Christ, à tout quitter pour Lui. Sans doute, sa méditation ne l’avait pas conduit à préférer les biens éternels aux biens de ce monde, le récit nous dit que le jeune homme s’en alla tout triste car il avait de grands biens. Cet épisode nous questionne sur l’état de notre désir et ce qu’a pu ressentir le jeune homme ne nous est pas étranger. Il avait manifesté à Jésus l’élan de son coeur. Il désirait suivre Jésus, ayant été attiré par lui, mais l’évaluation de tout ce qu’il devait quitter faisait obstacle à cet élan. Quelle souffrance que d’être livré à un coeur partagé, qui veut mais ne peut se déterminer, qui sent un appel mais ne trouve pas la force nécessaire pour y répondre. Sa tristesse dût être à la mesure de son déchirement intérieur. La crispation sur les avoirs, les savoirs, les pouvoirs fait obstacle à la venue du Royaume et rend triste.

La tristesse, nous montrent les Pères de l’Eglise, est due à la frustration des désirs autant qu’à la déception du petit moi. Elle révèle un attachement à soi-même et aux choses du monde. Dans la tristesse, on est seul, coupé des autres. Jésus avait invité le jeune homme à se libérer de la crispation par le don : vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres. Donner, c’est reconnaître que l’on a reçu et aimer le partager. Mettre en partage enrichit et fait goûter les arrhes du Royaume.

A Zachée qui était riche, le Christ ne lui a pas demandé de tout vendre mais d’ouvrir sa maison, de pratiquer l’hospitalité et de partager avec ceux qui sont dans le besoin. Il invite Zachée à découvrir une vie nouvelle qui le rendra heureux. C’est la même invitation qu’il adresse à un pharisien lorsqu’il lui dit : « lorsque tu donnes à dîner ou à souper ,n’invites pas tes amis ni tes frères ni tes parents, ni des voisins riches, de peur qu’ils ne t’invitent à leur tour et qu’on te rende la pareille. Mais lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Et tu seras heureux. » (Luc 14/12)

La joie est dans le partage. « il y a plus de joie à donner qu’à recevoir ».

La joie est dans la relation, dans le don de soi. Elle est pour ceux qui acceptent de s’appauvrir selon les catégories du monde, pour s’enrichir de la vie en communion. « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de la bonne nouvelle la sauvera. » (Mc 8/35)

Le Royaume des cieux est accessible à ceux qui acceptent d’être des perdants en ce monde, de ne pas compromettre leur âme avec les richesses d’iniquité. Accepter de perdre n’est pas humainement possible mais seulement par la grâce de Dieu qui vient en aide à qui le lui demande. Quand un moine fait ses veux monastiques, il répond à la question : veux-tu entrer dans l’esprit de pauvreté, de chasteté et d’obéissance par : « oui, je le veux par la grâce de Dieu ». Ce faisant, il entre dans l’esprit de pauvreté en manifestant qu’il ne peut s’appuyer sur ses propres forces mais seulement sur la Grâce divine. Cela lui rappelle aussi que le Royaume des cieux est un don de Dieu qui ne peut se conquérir par les seules forces humaines. Etre pauvre en esprit c’est avoir reconnu ses limites et mis toute son espérance en Dieu. C’est se rendre accessible à la grâce déifiante de l’Esprit et s’émerveiller de tout ce que le Seigneur opère à chaque instant dans nos vies.

Le pauvre en esprit a fait l’expérience dans sa vie que tout est grâce, que tout est don. Là où il ne voyait pas d’issue, ayant remis sa confiance en Dieu, il est devenu témoin de la puissance divine. Bienheureux celui qui a remis son destin et son salut entre les mains du Seigneur, il n’a plus le souci du lendemain mais cueille chaque jour, dans l’émerveillement, ce que le Maître de sa vie lui donne.

Par cette première béatitude, le Christ nous donne la clé du Royaume. Première béatitude qui introduit toutes les autres, qui prédispose à toutes les autres Lesquelles sont autant de degrés vers la joie parfaite. Degrés où est exprimé l’essentiel de l’enseignement du Christ et dont nous poursuivrons la méditation.

Père Philippe Dautais