Conférence  sur la personne et l’avènement de la divino-humanité

Selon Nicolas Berdiaev 1874 -1948 par P. Philippe Dautais le 22 juillet 2017

« L’homme est une énigme, non comme produit et partie de la nature et de la société mais comme existence personnelle. Le monde entier n’est rien à côté de la personne humaine, à côté de ce qu’il y a d’unique dans un visage humain ».

C’est la personne qui fait la dignité de l’homme.

Introduction

L’axe de mon propos sera autour de cette question : pourquoi le thème de la personne est-il si essentiel aujourd’hui ?

Ce thème est au centre de la pensée visionnaire de Berdiaev. Pour lui, « La personne est une catégorie axiologique » De l’esclavage p 31. « L’homme est une énigme (De l’esclavage p 27), non comme produit et partie de la nature et de la société mais comme existence personnelle. Le monde entier n’est rien à côté de la personne humaine, à côté de ce qu’il y a d’unique dans un visage humain » p 60. De l’esclavage

Le primat de la personne sur la société et la politique a été défendu dans la revue Esprit au début des années 1930. Revue fondée par Emmanuel Mounier à laquelle a collaboré Nicolas Berdiaev qui en est devenu l’un des inspirateurs. Berdiaev trouve en occident la possibilité d’exprimer le meilleur de la tradition orthodoxe russe dans un contexte culturel favorable.

D’une part, il va s’inscrire dans la continuité du mouvement personnaliste qui affirme la liberté de la personne, considère à la suite d’Emmanuel Kant la personne comme fin et non comme moyen, fait la distinction jusqu’à les opposer entre individu et personne dans l’héritage de Charles Péguy et voit dans la personne  une capacité de transcendance au monde, une réalité « acosmique » selon Blaise Pascal, capable d’englober l’univers et de le comprendre.

D’autre part, reprenant toutes ces notions, il saura les éclairer et les préciser par sa connaissance théologique, puis développer d’une manière magistrale toute la dynamique de la divino-humanité dans la dialectique de l’Esprit et de la liberté. Il s’appliquera à faire surgir le visage divin de l’homme, rappelant le caractère irréductible de la personne à la nature et par voie de conséquence sa capacité de transcendance et de liberté. Pour Berdiaev, la vocation de chaque être humain est de devenir un être de communion, affranchi de tout égocentrisme, de tout enfermement idolâtrique et de tout esclavage.

Il convient maintenant de déployer cette vision révolutionnaire de l’être humain, autant que faire se peut, m’excusant par avance de ne pouvoir qu’effleurer la profondeur de la pensée de Nicolas Berdiaev.

Pour cela, je vous propose   7   chapitres principaux :

  1. Distinction personne – individu
  2. Interrogation anthropologique : qu’est-ce que l’homme ou plutôt qui est l’être humain ? L’homme créé à l’image de Dieu.
  3. L’interrogation sur le rapport de l’homme à la nature entre déterminisme et liberté.
  4. Devenir une personne. L’accès au je, devenir sujet
  5. Le mystère du visage et le respect de la dignité de chaque être humain
  6. La personne est un être de communion
  7. L’interrogation sur l’avenir de l’humanité entre vision matérialiste et vision spirituelle. La négation de la personne par l’idéologie trans-humaniste.  La résonance avec la vision quantique de la matière  émergence du sujet, principe d’information et  états quantiques
1- Personne/individu : passage du moi existentiel et conditionné au moi profond

Théologiquement la personne a un tout autre sens que dans l’usage commun selon lequel elle se confond avec l’individualité. Berdiaev, en accord avec la pensée personnaliste, fait nettement la distinction entre l’individu et la personne. Cette distinction permet de différencier la dimension naturelle et la dimension spirituelle de l’être humain. Pour lui, l’individu est l’homme naturel, il fait nombre avec ses semblables. La personne est spirituelle, elle est l’homme en tant qu’il est appelé d’une manière unique par Dieu unique. Par cela, chaque personne est irréductible aux autres et possède un mode propre de relation, une façon unique d’être tourné vers l’autre. Voici comment il situe l’individu et la personne :

« L’individu, atomos, partie indivisible de la nature, est une catégorie sociologique et biologique qui appartient entièrement à la nature. Il est une partie du tout naturel et se détache par opposition, délimitation et isolement. « L’individu se rattache par des liens étroits au monde matériel, il est le produit d’un processus génétique. L’individu naît de ses parents, il a une origine biologique, il est déterminé par l’hérédité aussi bien génétique que sociale. Il n’y a pas d’individu sans espèce, comme il n’y a pas d’espèce sans individus» De l’esclavage p 49.

« L’individu vit préoccupé de lui-même. Selon Péguy, il est le bourgeois que chacun porte en lui. Il se tire des difficultés par le conformisme, par l’adaptation » De l’esclavage p 48.

« La personne n’est pas une catégorie de la nature, elle est une catégorie spirituelle…

« Elle est tout le contraire de l’auto affirmation égoïste. » L’égo est le fruit d’une  détermination par le monde  p58. « L’égocentrisme est le péché originel de l’homme, il est au pouvoir de l’objectivation, de la chosification du monde p170. « L’homme le plus socialisé, le plus civilisé peut être un homme impersonnel, un esclave sans s’en rendre compte »  De l’esclavage p 35. « L’homme est soumis à une socialisation forcée, alors que la personne humaine ne connaît que les rapports libres, la communion libre, la vie communautaire fondée sur la liberté et l’amour » De l’esclavage p 61.

« En un certain sens, la religion est en général sociale, elle forme un lien social. Mais ce caractère social de la religion a pour effet une déformation de l’esprit : il subordonne l’infini au fini, transforme le relatif en absolu, détourne des sources de la révélation, de l’expérience spirituelle vivante  » idem. « L’homme n’est une personne que pour autant qu’il a réussi à triompher de la détermination du groupe social, y compris religieux.

« L’égocentrisme détruit la personne ».

La personne n’est pas un produit du processus génétique et cosmique, elle ne naît pas d’un père et d’une mère : elle émane de Dieu, elle vient d’un autre monde. Elle montre que l’homme est le point d’intersection de 2 mondes, qu’une lutte se livre en lui entre l’esprit et la nature, entre la liberté et la nécessité, entre l’indépendance et la dépendance. » De l’esclavage p 47

La pensée de Berdiaev, sa vision spirituelle de l’homme sont synthétisées dans cette affirmation : « La personne se réalise dans la liberté. Elle est en tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre ». C’est là le combat de toute sa vie. La liberté est la possibilité d’être soi-même au cœur de ce monde. Etre soi-même, c’est recouvrer sa réalité originelle qui est fondée en Dieu. « La personne vient de Dieu » p 47. « Elle exprime ainsi la possibilité d’une victoire sur le déterminisme du monde », sur les conditionnements socio culturels idem. « Seule la personne possède une unité et une intégrité intérieures ». C’est la personne qui fait la dignité de l’homme.

La personne dit l’être unique de chacun. Les individus sont anonymes, ils font nombre les uns avec les autres, ils ne cessent de se comparer et de se juger. La personne n’a pas à se justifier, elle ne dépend pas du regard d’autrui, elle est.

La planète compte sept milliards d’individus mais chacun est marqué par un génome unique, a un visage unique, une manière unique d’exprimer la vie, chacun est appelé d’une manière unique par Dieu unique. Chacun est une personne unique donc irremplaçable et incomparable. Par son appel, Dieu nomme chacun dès le sein de sa mère, et configure ainsi les éléments communs de la nature d’une manière unique. Cette identité spirituelle est inscrite dans notre biologie et marque chacun d’une singularité non réductible aux autres.

« Avec chaque homme, vient au monde quelque chose de nouveau, qui n’a pas encore existé, quelque chose d’initial et d’unique… Dans chaque être, il est un trésor qui ne se trouve en aucun autre » disait Martin Buber, le chemin de l’h p19.

Chacun est ainsi porteur d’un destin unique et est détenteur d’une responsabilité personnelle par rapport à toute l’humanité et même à tout le cosmos. En ce sens, « chacun doit trouver le chemin de l’accomplissement de la tâche particulière à laquelle Dieu l’a destiné » dit Berdiaev.

Si l’individu est un fragment de l’humanité, du cosmos, « La personne, quant à elle, est une présence absolument unique qui englobe l’humanité, qui lui donne une couleur particulière : elle transcende tout, l’histoire, le cosmos. » ME p27

« Tous les mystiques nous enseignent la nouvelle naissance spirituelle. La première est la naissance naturelle, dans la postérité du premier Adam, ancêtre de l’humanité naturelle qui est inscrite dans la nécessité et la filiation générique. La seconde est la naissance spirituelle, dans la génération du nouvel Adam, chef de l’humanité spirituelle, la naissance à la fois dans l’unité et dans la liberté ; elle est la victoire sur la nécessité matérielle et générique, la naissance en Christ à une nouvelle vie. Dans la première naissance tout est vécu extérieurement, dans la nouvelle naissance, tout est vécu intérieurement et profondément ». La 2e naissance est la naissance en Dieu.

Le christianisme est la religion de la nouvelle naissance selon l’enseignement du Christ à Nicodème : « il faut que vous naissiez de nouveau ». Cette nouvelle naissance est celle de la personne qui  se dépouille de toutes les servitudes de l’individu. « Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit ». Passage de l’égo à l’être, de l’esclavage à la liberté, de l’homme selon le monde aveuglé par les passions, à l’homme en Dieu pneumatisé par le Souffle de l’Esprit. « L’heure vient et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père dans le Souffle et la vérité » dit Jésus à la femme samaritaine. A la racine de cette dynamique est l’image de Dieu.

2- Interrogation anthropologique : qu’est-ce que l’homme ou plutôt qui est l’être humain ?
L’homme créé à l’image de Dieu

Pour Berdiaev, en accord avec la tradition orthodoxe, le fondement de l’anthropologie est l’homme créé à l’image de Dieu. La personne humaine est, de ce fait, un être théo-andrique déclare Berdiaev, (De l’esclavage p 59) car il existe dans l’homme un élément divin : « l’image de Dieu », il est ainsi à l’intersection de deux mondes, il contient pour ainsi dire deux natures. Il ajoute, c’est seulement grâce à l’image de Dieu qu’il peut devenir pleinement homme et atteindre la théosis. La personne n’est une personne humaine que pour autant qu’elle est en même temps divino-humaine.

« Parler de l’humano-divinité, c’est parler de la religion à laquelle je me suis converti » affirme Berdiaev autobiographie p 223, pour souligner que toute son anthropologie et sa théologie sont fondées sur l’Adam créé à l’image de Dieu. 

Dans la Bible, c’est la première chose qui soit dite sur Adam.  Il est donc clair que là se situe sa dimension la plus originelle.

Avant tout, l’homme est créé à l’image de Dieu, il est le reflet de la beauté divine, avant tout, il est une merveille de Dieu. Dans son être profond sont inscrites les qualités divines dont l’amour est la synthèse. C’est donc l’amour qui est originel et non le péché. C’est la liberté qui est originelle et non l’aliénation, c’est la joie qui est originelle et non l’amertume, c’est la santé qui est originelle et non la maladie. Berdiaev s’indignait de ce que la théologie officielle était obsédée par le péché et dénonçait les bavardages sur Dieu. Il magnifiait au contraire l’homme créé à l’image de Dieu qui implique une étroite parenté entre Dieu et l’homme dans la perspective chalcédonienne de la divino-humanité. Dieu avec l’homme et l’homme avec Dieu.

Il invitait à se laisser inspirer par l’image plutôt que d’être obsédé par le péché.

Le philosophe russe remarque : « Le christianisme exalte l’homme, voit en lui l’image de Dieu, le déclare porteur d’un principe spirituel qui l’élève au dessus du monde naturel et social et lui attribue une liberté spirituelle qui le rend indépendant de l’empire de César. C’est seulement sur cette base chrétienne qu’il est possible d’asseoir la théorie de la personne. P38

Le triomphe du  principe spirituel signifie, non la soumission de l’homme à l’univers, mais la révélation de l’Univers dans la personne » De l’esclavage p 39.

Ainsi, l’homme créé à l’image de Dieu est porteur de sa propre liberté « car le divin est transcendant à l’homme et en même temps, le divin est mystérieusement uni à l’homme. C’est cela et cela seul qui rend possible l’apparition dans le monde de la personne non asservie au monde » Berdiaev (De l’esclavage p 48). L’image de Dieu en l’homme est fondement de sa liberté. Elle échappe à tout conditionnement et à tous les déterminismes cosmiques et génétiques, elle n’est pas de ce monde. Par elle, nous avons la possibilité de nous libérer de toute emprise cosmique, génétique et socio-culturelle, d’orienter notre destin selon notre liberté et d’acquérir un ascendant sur les éléments de la nature. La vocation de l’être humain est d’assumer pleinement cette liberté par une dynamique de croissance spirituelle. « L a personne est une création continue » p 31. Berdiaev notait : « Dieu est une liberté réalisée, l’homme est une liberté en voie de réalisation, en voie d’accomplissement ».

Les Pères de l’Eglise se sont demandé s’il est possible de distinguer, dans l’homme, l’élément divin?  Grégoire de Nysse (4e S) répond clairement à cette question, en partant de ce qui est attesté communément dans l’expérience chrétienne : « c’est l’esprit (noûs) qui fait de l’homme l’image de Dieu. Car l’esprit est la liberté de l’homme ». Il nomme ici une dimension héritée de la philosophie grecque, à savoir le « noûs » qui traduit la notion hébraïque du cœur, non au sens du cœur organe mais du cœur profond qu’Olivier Clément a appelé : cœur-esprit. Nous retrouvons cette référence au « noûs » dans la plupart des ouvrages sur la tradition hésychaste.

Il reste à préciser que l’image de Dieu ne concerne pas seulement l’esprit. Saint Irénée de Lyon affirme que ce n’est pas l’homme qui a offert au Christ le corps pour s’incarner mais que l’homme a été créé à l’image du Christ, corps, âme, esprit. Le Christ est le modèle et c’est l’homme qui est créé à l’image. L’homme est appelé à devenir ressemblant au Christ, à être en tout semblable au Christ qui est l’alfa et l’oméga de l’homme. « Le Christ est l’image visible de Dieu invisible » (Col 1/15). L’homme est un être créé « à l’image de Dieu ».

De l’image vers la ressemblance

L’image, fondement ontologique de l’être humain, de par sa structure dynamique appelle la ressemblance subjective, personnelle. L’image divine dans l’homme est semblable à un germe p 95 Davy qui tend vers son éclosion : être selon l’image. D’origine divine sa destination est divine 

L’image de Dieu est donc la marque indélébile de l’être profond dont le principe (logos) ne peut être altéré. Si l’image de Dieu est actuelle, la ressemblance, quant à elle, est potentielle ou virtuelle : elle est à accomplir. L’image se rapporte à la constitution de la nature, l’accomplissement de la ressemblance dépend de la liberté et de la volonté personnelles. L’image comporte des facultés qu’elle doit orienter vers Dieu. La ressemblance correspond à une actualisation des potentialités de l’image.

Les versets 26 et 27 du livre de la genèse viennent confirmer la dynamique pneumatique que nous avons esquissée. Au verset 26, Dieu dit : « faisons l’homme à notre image, capable de ressemblance et qu’il domine… ». La plupart des Pères de l’Eglise font la distinction entre l’image qui est inscrite dans l’être humain et la ressemblance qui est à acquérir par une coopération divino-humaine. La ressemblance serait le fruit de l’action déifiante de l’Esprit Saint jointe à la coopération de la liberté de l’homme.

Ainsi, l’homme, dans la vision Biblique, a été créé à l’image de Dieu (Gen. 1/27) et placé dans un devenir, dans une dynamique de croissance pour atteindre à une pleine maturité. Saint Irénée de Lyon (2e S), et d’autres pères après lui, enseignait que l’homme n’a pas été créé parfait mais en vue de la perfection, qu’il n’a pas été créé immortel mais en vue de l’immortalité, « il était un enfant qui devait encore grandir pour atteindre à sa perfection ». Adam était un enfant riche de potentialités qu’il devait assumer pour atteindre à la pleine maturité de fils de Dieu.

La création à l’image de Dieu situe l’homme face à Dieu, dans une relation. La ressemblance lui donne une orientation, une perspective de croissance qui suppose une coopération, un accord de deux libertés. C’est ce qui donne sens à l’existence et fait de chaque être humain un pèlerin vers lui-même, en chemin de l’image vers la ressemblance.

Saint Grégoire de Nysse (4e s.) affirmera qu’il n’y a pas de limite à ce voyage spirituel, que nous ne cesserons de croître: « de commencements en commencements vers des commencements qui n’auront jamais de fin ». Il n’y aura pas de limite à cette ascension « de gloire en gloire » (2Cor 3/18) car Dieu est infini et inépuisable.

La sanctification de l’homme est donc le fruit de la coopération (synergia) de la liberté de l’homme et de la grâce divine.

La personne n’existe que dans la relation à Dieu qui la fonde. C’est par et dans cette relation que la personne peut advenir à elle-même. L’anthropologie de la personne nous introduit dans une vision unitive de l’être humain. La personne n’a pas un corps, elle est son corps.

En ce sens, nous ne voyons pas un corps mais une personne qui est corps qui est âme et qui est esprit inséparablement.

« La personne représente un ensemble formé de l’esprit, de l’âme et du corps » nous dit Berdiaev De l’esclavage p 43.

Le Logos : principe d’information, principe de la personne

En phase avec Berdiaev, nous pouvons établir un lien étroit entre la personne et le logos. En ce sens, nous pouvons entendre le  premier verset de l’Evangile de Jean : « Dans le principe est le logos » de cette manière : « Dans le principe est la personne ».

Le logos de tout être humain a son fondement dans le Logos (divin) de toute éternité. Ce logos est principe d’être JCL p148, au fondement de chaque être.

La personne humaine a son fondement dans le Logos, dans le Verbe, dans le Christ.

Ecoutons attentivement saint Maxime le Confesseur (7e siècle) :

« Chacun des êtres intelligibles (noétiques) et doués de raison, anges et hommes, par le logos même selon lequel il a été créé, qui est en Dieu et est en vue de Dieu, est et est dit part de Dieu à cause de son logos qui préexiste en Dieu comme il a été dit. Assurément, s’il est aussi mû selon celui-ci, il parviendra en Dieu, en qui le logos de son être préexiste, en tant que principe et cause ». Ambigua à Jean 7 p135 PG 91. JCL p150.

Le logos de chacun préexiste en Dieu, si chacun est mû selon ce logos, « il parviendra en Dieu, en qui le logos de son être préexiste, en tant que principe et cause »

C’est selon ce logos que Dieu crée au temps opportun l’être qui lui correspond. Il constitue donc l’archétype ou le modèle de cet être dans son essence et sa particularité. Il correspond aussi à l’intention divine quant à son destin : il définit par avance sa fin, le but vers lequel il doit tendre et dans lequel il trouvera son accomplissement, et cette fin est qu’il soit uni à Dieu et devienne dieu par participation. » JCL p150

Dieu est éternel. La pensée et l’intention divines sont éternelles. Le logos de chaque être, ce qui fonde son unicité et sa singularité est ainsi en Dieu de toute éternité. Dieu nous nomme de toute éternité. Le Nom fonde la personne. Ainsi la personne, le logos de chaque être est éternel, il pré-existe en Dieu dans le principe dit Maxime. C’est selon ce logos, ce principe d’information que nous sommes créés. Ce principe d’information configure les éléments communs de la nature d’une manière unique, formant un génome unique et s’exprimant dans un visage unique. Les cellules du corps se renouvellent sans cesse. Tous les dix ans les cellules sont pratiquement entièrement renouvelées, la personne est immuable, son identité demeure la même au sein de l’impermanence de la nature.

La vocation de l’être humain est de devenir son Nom qui est inscrit sur un caillou blanc. Devenir mon Nom c’est correspondre à l’appel que Dieu m’adresse à chaque instant. En ce sens, devenir soi-même, devenir fils de Dieu, accomplir la volonté divine, réaliser l’intention divine personnelle, atteindre à la ressemblance sont de propositions synonymes. Le mystère du logos, de la personne nous échappe, ce que nous pouvons en percevoir nous donne le vertige. L’image de Dieu dans l’homme, ce germe divin, ce yod, est à la racine de cette potentialité folle qui habite chaque être humain. La personne dit la dimension infinie de chaque être humain.

Il apparait dès lors que l’unicité est pour la personne quelque chose d’absolu.

C’est la personne même qui constitue le but, c’est elle l’accomplissement total de l’être. Le salut s’identifie à la réalisation de la personne en l’homme. Le but du salut est que la vie personnelle, réalisée en Dieu dans la Trinité, se réalise aussi au sein de l’existence humaine. L’homme en Christ est un homme parfait seulement en tant que personne, c’est à dire en tant qu’amour et liberté. L’homme parfait est seulement celui qui est vraiment une personne.

3 - L’interrogation sur le rapport de l’homme à la nature entre déterminisme et liberté

Si dualisme il y a, ce n’est pas celui de l’âme et du corps mais celui de l’esprit et de la nature, de la liberté et de la nécessité.

La personne signifie l’irréductibilité de l’homme à sa nature.

« Quelqu’un qui se distingue radicalement de sa nature, qui la dépasse tout en la contenant, qui la fait exister comme nature humaine par ce dépassement, et cependant n’existe pas en lui-même, en dehors de la nature qu’il enhypostasie… ».

Il convient d’éclairer ce que veut dire ce terme barbare : enhypostasier

La personne et la nature sont indissociables. Leur rapport est différencié. Il s’avère  que la personne est le mode d’existence de la nature. En dehors des personnes, la nature humaine est une abstraction. On apprend à connaître la nature humaine que par la rencontre avec des personnes. La personne met en mouvement d’une manière unique et spécifique les éléments communs de la nature. La nature humaine n’a pas d’existence propre, c’est la personne qui la fait vivre. L’amour n’est pas une réalité en soi mais un mode de relation, une manière d’être de la personne.

« La personne ne se confond pas avec la nature, ce qui fait de l’homme une personne, ce n’est pas la nature mais l’esprit » .

La personne ne se libère de la nature que pour l’assumer. La personne a pour vocation d’enhypostasier la nature, de devenir sujet de la nature tout en intégrant les éléments de la nature.

La personne est inscrite dans un processus d’intégration du tout humain et du tout cosmique.

La personne est appelée à intégrer d’une manière unique ce qui appartient à la nature humaine. Elle donne sens, orientation à toutes les facultés de l’homme. Ainsi tout le cosmos récapitulé dans l’homme trouve son sens dans l’avènement de la personne. L’anthropologie chrétienne nous montre que ce n’est pas le monde qui est une finalité pour l’homme mais le contraire. De même que l’homme est saisi dans une dynamique de croissance afin de trouver un accomplissement dans la divino-humanité, de même le monde est en voie de spiritualisation progressive. Le monde et l’homme n’ont de sens que dans l’eschatologie, dans le pour – quoi. Chaque évènement et chaque rencontre ne peuvent prendre sens que si notre vie est orientée. Ils deviennent alors les vecteurs d’une relation.

«  La personne est un mode d’existence qui pénètre et rend personnel le tout d’un être. Elle est le sujet et le porteur à qui appartient et en qui vit l’être donné »…  « La personne est le principe d’intégration faisant l’unité de tous les plans avec la communication des idiomes » P. Evdokimov p47 In : la femme et le salut du monde.

La formule de Chalcédoine emploie deux termes grecs : hypostase et prosopon. Les deux signifient la personne mais avec des nuances différentes. «  Le prosopon, c’est l’aspect psychologique d’un être tourné vers son propre monde intérieur, vers la conscience de soi-même… il passe par les degrés d’appropriation de la nature dont il est le porteur. L’hypostase a l’aspect de l’être ouvert et transcendant vers l’Autre. C’est ce second aspect qui est décisif pour saisir la dimension théandrique de la personne, sans jamais oublier que la personne dans le sens absolu n’existe qu’en Dieu et que toute personne humaine n’est que son image ». L’hypostase est principe de vie du corps, de l’âme et de l’esprit. P. Evdokimov In : la femme et le salut du monde p 47.

La personne est universelle

« La personne, centre existentiel du monde », création continue, doit réaliser son unité, sa plénitude, se remplir d’un contenu universel. Elle est le potentiellement universel. » Elle est singulière, en capacité d’universalité par intégration de toutes les énergies divines et cosmiques.

Berdiaev précise : « L’hypostase est le dépassement de soi-même, de l’humain seul, la personne en ce sens se fait en se dépassant » p47. Elle se dépasse par intégration progressive des potentialités inscrites dans la nature. Cette dynamique d’intégration ne peut se faire sans la coopération de la grâce et de la liberté humaine.

Dieu avait demandé à Adam de nommer les énergies de vie. Les nommer pour sortir de leur emprise et pour acquérir l’autorité sur ces énergies. Il peut ainsi les intégrer et les associer à sa dynamique ascensionnelle vers Dieu. Processus que Berdiaev résume par cette phrase : Devenir une personne, c’est se désapproprier de sa nature pour la faire offrande et partage. Processus d’intégration par laquelle la personne enhypostasie la nature.

4 – Accéder à sa dimension personnelle

La question qui se présente à nous est, dès lors, comment devenir une personne ou plutôt comment accéder à sa dimension personnelle ? Pour répondre à cette question, il nous faut aborder plusieurs points fondamentaux :

La première étape sur cette voie est la métanoïa par laquelle, on se rend accessible à l’appel de Dieu. La métanoïa est un retournement, c’est retrouver le contact avec l’être profond, avec le cœur-esprit. Dans cette expérience, le regard s’ouvre au-delà des apparences et des illusions. L’être devient sensible à ce qui palpite derrière les apparences. Il pénètre dans l’univers du vivant où tout est en relation avec tout et tout inter-agit avec tout. Par cette nouvelle vision, il pressent l’univers comme lieu de dialogue entre Dieu et l’homme. Le baptême est la traduction sacramentelle de la métanoïa.

La métanoïa conduit vers la deuxième étape rapportée en genèse 12 par cette parole de Dieu adressée à Abram : « Va vers toi, quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai ». 

Le « toi » désigné ici est l’interlocuteur, celui qui reçoit le message et peut s’inscrire dans la réciprocité et le dialogue. « Va vers toi » indique que ce « toi » n’est pas immédiatement accessible, mais seulement après une marche, un déplacement du vieil homme marqué par ses conditionnements vers l’émergence du sujet devenu libre de tout ce qui s’est imprimé en lui depuis sa conception

En référence à ce que nous avons dit sur le logos, aller vers soi-même et aller vers Dieu, c’est la même chose car Dieu est plus intime à soi-même que soi-même.

Accès au Je

Par cette parole Dieu ouvre à Abram, le chemin initiatique, devenir soi-même, accéder au « Je ». Ce qui est recherché, c’est l’accès à sa propre vie, à sa propre parole, non l’atteint d’une compétence ». Dans cette perspective, Abram est invité à quitter son pays, sa parenté, ce qui signifie se libérer de l’esclavage, de l’emprise des conditionnements familiaux, sociaux, culturels. Berdiaev dira se libérer du régime des nécessités et des obligations pour cheminer vers la liberté et s’ouvrir à l’esprit. Pour accéder à soi-même, accéder à la dimension de personne, prendre de la distance, ce qui ne veut pas dire rompre les relations mais se soustraire aux conditionnements. C’est se donner la possibilité de devenir le sujet responsable de sa propre histoire, l’artisan de son propre destin. Pèlerinage vers le logos de son être. La migration d’Abram c’est l’itinéraire spirituel de l’image vers la ressemblance.

Processus d’individuation, de désidentification qui passe par la connaissance de soi.

Tout commence et se termine pour l’homme par la connaissance de soi nous dit Berdiaev. Cette connaissance est centrée sur la présence de l’image divine qu’il porte en lui Davy p 101. « La connaissance spirituelle dépasse la rupture logique entre le sujet et l’objet ainsi que l’objectivation du réel… La vision spirituelle est ainsi très peu subjective aussi bien que très peu objective…. Elle situe le sujet et l’objet à une profondeur incomparablement plus grande. Le sujet communie à l’objet ou plutôt, par la médiation de l’objet, au Verbe dont l’objet est une parole subsistante, un symbole au sens le plus réaliste du mot » Esprit et liberté p 70. Berdiaev rappelle que les éléments cosmiques sont créés par le Verbe. Chaque créature est le fruit d’une parole subsistance. Par le Logos tout, sans le Logos rien nous dit l’apôtre Jean dans le prologue. Pour accéder à cette contemplation de la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses, un chemin de purification est nécessaire, nommé praxis par les pères du désert. La praxis conduit à discerner l’œuvre de Dieu en toutes choses.

Advenir en tant que sujet

« La personne ne peut être connue qu’en tant que sujet, car c’est dans son subjectivisme infini que réside le mystère de l’existence » De l’esclavage p 30. « L’être est objectivation, alors que la personne est donnée dans la subjectivité » p67

Nous ne pouvons pas dire ce qu’est une personne mais nous pouvons apprendre à connaître une personne en entrant en relation avec elle si nous nous plaçons dans un rapport de liberté, de sujet à sujet. Dès que nous voulons établir une relation de pouvoir, de domination, de comparaison ou d’intérêt, nous manquons la personne.

L’accès au « Je », au « Je suis »

« Je » en tant que personne est antérieure à l’Etre affirme Berdiaev De l’esclavage p 98 et 99

Lorsque l’on dit Je suis, nous disons je –être, « je » est le mode d’existence de l’être. C’est par le Je que l’être est mis en mouvement. 

Il y a en tout homme de l’incréé, du non-né… le seul qui possède l’immortalité 1Tim 6/16.

La lutte pour la liberté

Ce chemin ne se fait pas sans une lutte.

Qui dit personne, dit combat. La personne lutte pour sa liberté, pour échapper au pouvoir asservissant du monde, dans le refus de l’esclavage. Ce combat, note Berdiaev, engendre une certaine souffrance. Le refus de la souffrance est souvent lié à une démission de sa propre liberté, à une capitulation de la personne. L’ascèse a pour objet essentiellement de préserver l’unité et l’intégrité de la personne, de demeurer dans la fidélité à l’appel reçu et à sa vocation.

Le combat pour devenir une personne est un combat contre le réductionnisme p72 Aubert. Pour respecter la dignité de la personne, nous devons veiller à ne pas la réduire à ses actes, ses paroles, son passé, ses blessures. La personne en porte les responsabilités mais ne peut être identifiée à ces évènements. Elle n’est pas cela. De même, la personne ne peut être identifiée à ses rôles, ses fonctions, à la catégorie sociale à laquelle elle appartient. Elle peut évoluer, donc ses éléments ne peuvent résumer son identité.

La personne est ce qui résiste à l’objectivation et à l’instrumentalisation p 161 Aubert

La personne se révèle dans le don

« Le propre du sujet est le don ».  La personne s’exprime par le don. En se donnant, elle exprime ce qui est inscrit au plus profond d’elle-même, ses qualités inhérentes à l’image de Dieu. Dans le don de soi au service des autres, le sujet se révèle, la personne apparait, des capacités insoupçonnées se manifestent et dévoilent qu’il y plus grand que moi-même en moi-même. La personne est source de toute créativité.

En profondeur, je deviens progressivement une personne en répondant librement à l’appel de Dieu. Répondre à l’appel, dire oui à la sollicitation divine, c’est faire vivre l’image de Dieu en moi. Faire vivre l’image de Dieu, c’est s’inscrire dans la filiation divine, devenir fils Esprit et liberté p 140. C’est dans la réponse à cet appel que je peux devenir qui je suis. Je suis dans la pensée divine de toute éternité.

« La vocation créatrice pour Berdiaev, c’est l’appel singulier et non répété adressé à chacun… c’est la voix intérieure qui l’appelle à réaliser sa propre tâche dans la vie ». « L’être humain n’est une personne que s’il suit cette voix intérieure plutôt que les influences extérieures » p 164 Aubert. Dans cette voie, il est donc essentiel de prendre soin de ses intuitions et d’être fidèle à sa propre conscience. En toutes choses, veiller à se respecter, à être pleinement soi-même. L’amour du prochain s’enracine dans la bienveillance vis-à-vis de soi-même : tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

C’est dans la liberté et l’amour que se révèle la personne.

5 - Le mystère du visage et le respect de la dignité de chaque être humain

La Bible voit en Adam à la fois chaque être humain et toute l’humanité. En Adam, elle met en évidence l’unité et la diversité. Unité du genre humain et diversité des visages.

Dans la Tradition chrétienne, il n’y a rien de plus profond que la personne et la communion des personnes. La source de cette réalité est la Trinité comme communion de trois personnes distinctes. La contemplation des mystères nous fait accéder au vrai visage de Dieu dans l’homme, visage intérieur qui ruisselle de beauté et d’amour. Le visage de l’homme sacrement de la beauté.

Le christianisme est la religion des visages affirmait Olivier Clément

Le visage concentre la dignité de la personne, il dit l’homme dans sa dimension personnelle qu’il est appelé à devenir. Le visage est la manifestation même de l’unité de la personne p 104 Aubert

En Christ, Dieu est devenu visage. Le mystère du visage permet de sortir de la dualité dangereuse dans laquelle s’était enfermée l’occident. Au Dieu contre l’homme du théisme, l’a-théisme avait répondu par l’homme contre Dieu. Il fallait écarter toutes les caricatures de Dieu dénoncées abondamment par les maîtres du soupçon Nietzsche, Marx et Freud, ou plutôt intégrer leur apport pour un christianisme renouvelé, une théologie de la divino-humanité. Renverser les idoles pour découvrir qu’en Christ, visage visible du Père invisible, Dieu est avec l’homme et l’homme avec Dieu. Ensemble Dieu et l’homme, dans une sainte synergie, une sainte coopération peuvent réaliser le but pour lequel tout a été créé, à savoir la déification de l’homme et la transfiguration de l’univers. L’homme créé à l’image de Dieu, dans sa liberté, est appelé à coopérer à l’œuvre divine pour atteindre à la ressemblance et entraîner avec lui tout le cosmos selon ce que dit l’apôtre Paul : « La création toute entière attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu » Rom 8/19. L’homme en Christ est un homme parfait seulement en tant que personne, c’est à dire en tant qu’amour et liberté. C’est dans l’amour et la liberté que se révèle le mystère de la personne.

6 - La personne est un être de communion

L’émerveillement devant chaque visage a conduit Olivier Clément vers le cœur de la théologie patristique. Le visage est tourné vers l’autre. Nul ne peut voir son propre visage seulement le reflet. Le visage tourné vers l’autre signifie que l’homme est un être de relation. C’est grâce à la relation à l’autre que nous avons pu vivre et que nous nous sommes enrichis. Nous avons soif de la relation mais nous ne savons pas aisément vivre sur le mode de la relation. Pour s’ouvrir à l’autre, nous avons besoin d’être enracinés en nous-mêmes. Quand nous ne le sommes pas, nous mettons en place des systèmes de défense et des mécanismes de protection. Nous ne sommes pas alors dans une relation de transparence mais dans le jeu des personnalités. Le visage devient alors le masque derrière lequel on se cache. Il devient de ce fait difficile de vivre des relations profondes, elles deviennent superficielles et complexes car marquées par les projections, les attentes, les calculs, les blessures, en final par le psychisme.

Etre en vérité dans la relation suppose de tomber  le masque. Pour tomber le masque, il est nécessaire de se sentir en confiance. On ne peut se sentir en confiance avec l’autre que si l’on vit une relation apaisée avec soi-même. Pour vivre cette relation apaisée, nous avons besoin d’être réconciliés avec nous-mêmes et notre propre histoire. Un chemin de  purification du cœur est nécessaire pour vivre une qualité de relation avec l’autre. Ce chemin est celui de l’accès au sujet, à la personne. C’est par et grâce à la relation à l’autre que je peux accéder à mon être profond. L’homme n’advient à lui-même que par la relation aux autres.

Adam, l’être humain est en devenir. Il est potentiellement humain et de ce fait, en voie d’humanisation, de divino-humanisation dira Berdiaev, donc de spiritualisation ou pour être plus précis de pneumatisation. L’Esprit saint est le seul artisan du progrès spirituel, le seul qui puisse nous configurer au Christ qui est notre modèle car ressemblant à Dieu selon son propre témoignage : « Qui m’a vu a vu le Père ».

Il nous a donné ce commandement qui récapitule toute la loi et les prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mat.22/37-40). Le message biblique puis celui de l’Evangile sont très explicite à cet égard.

« Tu aimeras… ». Cette invitation du Christ situe l’axe de la spiritualité judéo-chrétienne, invitation à croître dans l’amour qui est présenté comme le seul vrai critère : « A ceci, tous reconnaitront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean 13/35).

C’est par la vertu de la relation à l’autre et au Tout Autre que se construit le «  tu aimeras ». Nous pouvons le constater par le récit des Evangiles : Jésus s’investit pleinement dans la relation avec ses interlocuteurs. C’est par la qualité de relation qui favorise la confiance que s’opèrent les guérisons. Il le souligne lui-même en disant à la personne guérie : « va, ta foi t’a sauvé ». C’est la relation de confiance, de foi qui sauve. La Prière est le mode de relation privilégié de la vie spirituelle. En ce sens, le Christ est la fin de toute religion. Il replace la perspective religieuse du salut dans l’intériorité, dans la qualité de relation vécue avec l’autre, dans l’amour qui est Dialogue du je et du tu, dialogue de personne à personne. Selon Berdiaev, « La personne est inséparable de l’amour, qui est la qualité de la relation »  De l’esclavage p 71. « L’amour est le chemin qui conduit à la réalisation de la personne. Et il y a deux types d’amour nous dit Berdiaev : l’amour ascendant et l’amour descendant, l’amour érotique et l’amour agapique. Les deux sont nécessaires à la réalisation de l’homme » De l’esclavage p 71. Rencontre de deux désirs : désir de l’homme et désir de Dieu. Répondant à la sollicitation divine, l’homme s’ouvre par son éros même à l’amour oblatif de Dieu. Son désir se dépouille de toute tentation de possession pour devenir offrande.

La relation d’amour est personnelle, un dialogue de personne à personne. Le rapport entre les personnes divines est personnel et le rapport de Dieu à l’homme est personnel :  Dieu se nomme lui-même : Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob. Ce qui indique qu’il entre dans un mode unique de relation avec Abraham, un mode unique avec Isaac, un mode unique avec Jacob. Il y a autant d’unions à Dieu que de personnes humaines.

« La personne ne connaît que les rapports de rencontre et de communion »

7 - L’interrogation sur l’avenir de l’humanité entre vision matérialiste et vision spirituelle.

Actualité du thème :

Nous assistons aujourd’hui au paroxysme d’un double mouvement :

D’un côté, l’homme mécanisé, robotisé, déshumanisé, soumis à l’aveuglement matérialiste, subjugué par la technique. La frontière entre l’homme et la machine s’estompe. La machine envahit notre quotidien, nous en devenons progressivement dépendants. Berdiaev n’aurait pas manqué de nous faire remarquer que nous nous laissons asservir par la machine. Qui a encore la liberté d’éteindre les machines, de se passer de portable, d’ordinateur, de télévision, un jour, une semaine ou plus ? Cet asservissement va s’amplifier dans les années à venir avec les robots. Ce processus tend à superficialiser les relations entre les humains, à réduire l’être humain à sa dimension fonctionnelle. Dans ce prolongement, nous voyons pointer la négation de la personne par l’idéologie trans-humaniste. Jacques Yves Cousteau, dans son testament, s’est inquiété d’une humanité gouvernée par le « sans visage » le « sans nom ». Il a appelé le sans visage, Mister Market, François Hollande avait désigné l’univers aveugle et tyrannique de la finance.

D’autre part, nous voyons émerger une quête de sens, le désir de créer des lieux de rencontre et de coopération. Certains ont bien compris que c’est en intensifiant la vie relationnelle, en créant des solidarités et en préservant sa cohérence personnelle que nous pourrons surmonter les défis qui nous menacent, notamment celui de subordonner l’humain à l’homme mécanisé, de soumettre l’individu à la tyrannie du « sans visage ». Il est urgent de retrouver l’inouï de notre humanité, de ré-humaniser notre société.

« Le drame de l’homme moderne est d’avoir rompu avec son centre spirituel » constatait Nicolas Berdiaev. Davy p 159. Une chose était évidente pour lui : « Sans l’esprit, la personne risque de disparaitre » Davy p 165. En réponse à ces défis, Berdiaev clamait à ses contemporains : « Il est temps de saisir sa propre défiguration, pour s’insurger contre les instruments actuels de notre servilité. Il est temps de s’ouvrir à la dimension de l’esprit qui est le seul garant de notre liberté ». 

Berdiaev nous invite à vivre dans l’esprit et la liberté, à faire émerger le sujet libre et responsable en nous, à préserver notre intégrité personnelle, à naître en tant que personne. C’est pour Berdiaev, dans notre temps, la voie du salut.

Père Philippe Dautais