L’ardente recherche de la liberté

Un des points les plus essentiels dans la vie spirituelle, comme d’ailleurs pour toute quête, est l’importance du but. Avant de commencer un projet, il est nécessaire de s’interroger sur la possibilité de sa réalisation. Avant de se lancer dans une pratique, il est bon de discerner la finalité que nous recherchons. En ce sens, en méditant l’Ecriture Sainte et les écrits des Saints Pères de l’Eglise indivise, il apparaît que la vie chrétienne est l’ardente recherche de « la liberté glorieuse des enfants de Dieu ». La liberté intérieure est décrite comme la pierre d’angle de tout l’édifice spirituel, sans elle, l’accomplissement des commandements divins, l’amour de Dieu et l’amour du prochain, semble impossible.

Les étapes de la purification intérieure, telles qu’elles sont décrites par les Pères, ont pour but l’apathéia ou état de liberté intérieure. Ils affirment qu’il n’y a pas d’amour vrai sans liberté. L’amour est la fille de la liberté.

LES PASSIONS FAUSSENT LE RAPPORT AU REEL.

La quête de la liberté nous renvoie à toutes nos aliénations et met en évidence les aspects multiformes du moi, comme la lumière rend manifeste les ombres. Le moi ne sait pas aimer, il ne sait que projeter ses illusions, ses attentes, ses besoins, ses peurs, ses angoisses sur l’autre et sur le monde. Le moi est idolâtre de lui-même, il n’aime que lui. L’amour de soi ou philautie est le principe et la mère de toutes les passions. Le rapport à soi et aux choses est faussé, la réalité est déformée selon une perception délirante aliénée aux passions. Toute relation est dès lors habitée par la convoitise, le mensonge ou la colère. Les passions obscurcissent l’intelligence, pervertissent le jugement et empêchent tout discernement. Tout est interprété en fonction du ressenti immédiat : de l’agréable ou du désagréable, de l’envie du moment, de ce qui convient ou conforte, de ce qui satisfait ou à l’inverse contrarie. Le moi recherche le plaisir immédiat. Il identifie le désir aux objets du désir et devient ainsi captif et esclave des désirs multiples qui sont aliénés aux biens de ce monde. Celui-ci est perçu en fonction du profit ou de la jouissance qu’il peut procurer.

Le moi est enfermé dans l’illusion du visible et du palpable, il n’a qu’une connaissance superficielle. Pour le moi passionné, le monde devient le lieu des projections et les créatures le moyen d’assouvir ses passions. Saint Isaac le Syrien affirme que « l’intelligence tombée dans la sensation charnelle n’a plus qu’une connaissance mondaine et produit des pensées malades ». Par exemple, la convoitise fausse le rapport au réel par l’objectivation. Elle rend l’homme dépendant d’un objet alors que sa vie lui vient de Dieu. La convoitise donne à l’objet une puissance qu’il n’a pas. La convoitise est une idolâtrie. Les passions se nourrissent fondamentalement de pensées et d’imaginations, non seulement de celles qu’elles suscitent elles-mêmes mais encore de celles que le démon proposent à l’homme et qui sont d’ailleurs à l’origine de la naissance et du développement des passions. « D’abord, naissent les pensées puis les passions se montrent »  remarque Saint Dorothée de Gaza . Dans le livre de la genèse au 3ème chapitre, la tentation première est la convoitise. Cette tentation est mensongère, elle fait croire ce qui n’est pas, elle déforme la parole donnée. La convoitise, ou esprit de possession, engendre la colère. Les violences, les meurtres, les guerres sont la conséquence de la convoitise qui fait désirer le bien d’autrui. La convoitise, comme les passions en général, est une déviation du désir originel. Le désir natif de l’homme est désir de Dieu, désir d’une réciprocité d’amour. La convoitise est le désir des biens de ce monde, désir de possession qui engendrent les violences meurtrières. Evagre le Pontique, grand observateur de la vie monastique en Egypte au 4ème siècle, rapporte cette parole d’un moine : « Si je supprime les désirs, c’est pour retrancher les prétextes de colère ». Evagre ajoute lui-même : « Tu n’admettras jamais la convoitise car c’est elle qui fournit matière à la colère ».

LES PASSIONS FAUSSENT NOTRE RELATION A L’AUTRE.

C’est par l’amour des biens matériels, de l’argent et des plaisirs qu’ils lui procurent et parce qu’il les préfère aux biens et aux jouissances spirituelles, que l’homme tombe dans la passion de la colère ainsi que le dit clairement Saint Maxime : « Nous avons préféré les choses matérielles et profanes au commandement de l’amour et parce que nous y sommes attachés, nous luttons contre les hommes alors que nous devrions préférer l’amour de tous les hommes à toutes les choses visibles et même à notre corps »(1). La convoitise conduit vers l’inimitié voire la haine de l’autre. Elle nous fait considérer notre prochain comme un rival, un concurrent puis finalement un ennemi. Elle introduit donc une déviation et un mensonge. Déviation car elle nous fait haïr au lieu d’aimer. Mensonge, car elle nous présente l’autre comme un étranger, alors même que nous participons avec lui de la même chair, de la même humanité. Donc elle fausse mon rapport à l’autre, introduit une perception erronée de l’autre. Elle me fait croire que l’autre est un ennemi et qu’il a des intentions négatives à mon égard. A cause de l’esprit de convoitise, je suis amené à projeter sur l’autre les passions idolâtriques qui habitent dans mon cœur. Ainsi, je ne vois pas l’autre mais je vois en l’autre mes propres projections. Sous l’emprise de la passion, je prête à l’autre des pensées, des sentiments qui ne sont pas nécessairement dans son cœur. Combien de conflits et de tensions naissent à cause des projections qui sont un aveuglement sur soi et sur l’autre. Sur soi, car je ne reconnais pas que les projections m’appartiennent. Sur l’autre car je l’ignore, je ne sais pas l’écouter. Je ne vois en lui que mes projections égocentriques.

Saint Jean Climaque précise : « la violence est le symptôme d’une grande suffisance » (2). Elle est un enténèbrement de la raison, détruit le discernement ainsi que toute sagesse. Saint Basile le grand affirme que « la colère est une folie momentanée ». Dans la colère, la raison est totalement au service de la passion, elle est enténébrée. Le réel est perçu de manière déformée selon une connaissance délirante et mensongère née de la passion. Le délire engendré par la colère a encore pour effet de modifier la proportion des choses que l’homme perçoit. Certains événements prennent une importance démesurée, d’autres sont minimisés voire occultés. Force est de constater que souvent la colère repose sur un quiproquo, sur une incompréhension. Mais, précise Théophane le Reclus « l’ennemi vient et donne à la méprise l’apparence du bon droit et en fait une telle montagne que nous pourrions croire que l’univers entier va s’écrouler si nous n’obtenons pas satisfaction » (3). La violence et ou la colère sont un aveuglement de la raison et l’expression majeure de l’aliénation. Elles sont la conséquence de la peur qui sous-tend toutes les passions. Peur de ne pas être aimé. Cette peur est le tombeau de la liberté. La rancune, la haine, l’esprit de vengeance sont de même la mort de la liberté.

Ecoutons encore Saint Théophane le Reclus : « Rappelons-nous comment l’ennemi procède pour nous tenter. La pointe de son glaive est l’introduction d’une pensée dans le cœur. Le diable s’attend à ce que le cœur réagisse et, sur cette prévision, il bâtit une forte tentation. Supposons par exemple que vous pensiez à quelqu’un qui vous a offensé : voilà la pointe du glaive de l’ennemi. Si le cœur répond à cette pensée en accueillant intérieurement un sentiment de rancune contre l’offenseur, c’est que le glaive a pénétré jusqu’à l’âme et l’a blessée. Immédiatement, l’ennemi s’approche de l’âme et y soulève en tempête la colère et le désir de revanche. Mais si, au contraire, le cœur est toujours prêt à pardonner les offenses, se conserve dans un état de douceur sereine et de paix envers tous, alors, peu importe que l’ennemi présente à l’âme, d’une manière très vive, le souvenir de l’offense qu’elle a subie, le cœur n’y réagit pas. L’ennemi n’a aucune faille par laquelle il puisse introduire la tentation.» (4) L’ennemi, les puissances démoniaques ne peuvent rien contre l’homme sans son consentement. C’est pourquoi l’homme doit lutter intérieurement pour ne pas se laisser emporter par les tentations. Il ne le pourra que s’il reconnaît qu’il est capable du pire. S’il se croit juste, il peut devenir la proie de l’adversaire à cause de l’illusion donc du manque de vigilance. La liberté est dans la conscience de ses failles, de ses points faibles, de son incapacité à se transformer : « c’est quand je suis faible qu’alors je suis fort » 2 Cor 12/10.

C’EST QUAND JE SUIS FAIBLE QU’ALORS JE SUIS FORT

Le chemin de libération est tout entier récapitulé dans cette parole du Christ : « Veillez et priez afin que vous ne soyez pas emportés par la tentation» Mat 26/41. La vigilance et la prière sont complémentaires. Pour ne pas consentir aux passions, les deux sont nécessaires. Le but est de devenir libre face à la tentation. A l’expérience, ce but est inatteignable par les seules forces humaines. Dans une conception juridique du péché, cette incapacité se traduit par la culpabilité. La culpabilité est liée à une morale d’obligation et de perfection. Elle est aliénante. Elle nous enferme dans une auto-condamnation et une dévalorisation de soi. Elle est le fruit d’une lecture erronée des Evangiles selon laquelle il nous serait ordonné d’aimer ou d’être parfait : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » Mat 5/48. Or, le Christ n’est pas venu nous culpabiliser, mais nous sauver. Il n’est pas venu nous dire que nous pourrions devenir parfait par nous-mêmes mais que la perfection vient de Dieu. En ce sens, il est venu nous appeler au repentir.

Le repentir exclut tout sentiment pathologique de culpabilité. Le repentir est la conscience de l’échec et de l’insuffisance de l’homme. Le repentir est l’ouverture à la relation à Dieu provoquée par la conscience de son échec existentiel et de son impuissance à atteindre le but. C’est le mouvement exprimé par le fils prodigue qui accepte de reconnaître son échec, sa chute, sa déchéance et se souvient de la maison de son Père. Il se lève et se détermine pour le retour dans un esprit d’humilité. Son Père vient à sa rencontre et l’accueille dans ses bras. La perfection résulte de l’action de Dieu en l’homme. A l’homme appartient le désir de la perfection, à Dieu la capacité d’amener l’homme vers l’accomplissement. « A l’homme cela est impossible mais à Dieu tout est possible » Luc 18/27. C’est Dieu qui déifie et l’homme qui est déifié.

L’ascension vers la perfection est une descente dans l’humilité. Le péché advient par l’autosuffisance, la guérison vient par l’humilité.
Dans cette perspective, le chemin vers la perfection n’est pas dans une ascension prométhéenne mais dans l’humble acceptation de ses failles, de sa faiblesse, de son impuissance conjuguée à l’appel adressé à Dieu, dans l’invocation de sa miséricorde. L’homme égocentré, renfermé sur sa culpabilité morbide ne sait pas s’ouvrir à l’amour miséricordieux, il veut se sauver par lui-même. Le repentir, d’une certaine manière, est le fruit d’une désespérance, la reconnaissance d’un échec qui ouvre sur la possibilité de l’autre, du Tout Autre. Tant qu’il y a trace dans l’homme d’une autosuffisance, le salut reste inaccessible. Combien libératrice pour l’homme est la reconnaissance de ses limites, de ses failles, de son échec, de son impuissance, cela le conduit dans la recherche de la grâce divine, don gratuit donné à l’homme. La découverte de la liberté peut se trouver au bout du tunnel du désespoir à la condition de la confiance et de l’abandon, à la condition de l’humilité : « Celui qui s’abaisse sera exalté ».

Le repentir, la métanoïa, est une ouverture du regard, un élargissement du cœur. Il invite à un nouvel état d’esprit et une nouvelle disposition du cœur, « cœur nouveau, esprit nouveau » . La liberté s’expérimente dans ce dynamisme de la nouveauté : « Il faut que vous naissiez de nouveau » (Jean 3/7). Cette nouvelle naissance est passage de ma volonté à Sa volonté, de mon action à Son action en moi, non plus moi mais le Christ en moi. Ma faiblesse devient alors une brèche par laquelle l’Esprit Saint peut agir. Mes blessures deviennent des occasions de conversion et la possibilité de la compassion. Mes limites sont alors la possibilité pour Dieu d’exercer Sa Toute Puissance d’amour :  » c’est quand je suis faible qu’alors je suis fort  » 2 Cor 12/10.

La vie s’approfondit dans une double conscience, celle de ma faiblesse et celle de la grâce qui agit en moi. Par l’esprit de repentir, le Seigneur m’apprend à ressentir dans chaque action ma faiblesse et la grâce de Dieu agissant en moi. C’est dans cette double conscience que se découvre la liberté. Ce qui advient ne dépend plus de moi, de mes qualités ou de mes défauts, de ma volonté ou de mes projets mais est la manifestation de la volonté divine qui s’accomplit par la vertu de la liberté. Cette liberté signifie la mort à toute volonté propre. Elle est le fruit d’un saisissement intérieur qui provoque l’émerveillement devant les œuvres de Dieu. Cette liberté est une transfiguration du regard par la mort à la volonté propre donc à toute projection. Elle m’ouvre à la réalité telle qu’elle est et me fait accepter cette réalité comme manifestation de la gloire de Dieu. Dans le repentir, j’accueille ce qui est au lieu de projeter mon égo sur la réalité.

L’ETAT DE VIGILANCE CONDUIT A LA LIBERTE

Les Pères du 4ème siècle en Egypte étaient inscrits dans une dynamique de repentir c’est à dire de vie et de transformation selon cette parole du prophète Ezéchiel: « Dieu ne veut pas la mort de celui qui meurt mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (Ez 18/32) . Dieu appelle chacun à la vie. Il est venu faire mourir la mort afin de libérer la vie. La perspective de toute ascèse est, en ce sens, l’accroissement de vie. « Le but de la vie ascétique, nous rappelle Wladimir Lossky, ne consiste pas dans une mortification qui retrancherait les passions du corps, mais plutôt dans l’acquisition d’une énergie nouvelle et meilleure qui permettrait au corps aussi bien qu’à l’esprit de prendre part à la vie de la grâce » (5). Prendre part à la vie de la grâce tel est le but de l’ascèse chrétienne.

L’ascèse consiste à désensabler la source, à se dégager de toutes les concrétions qui se sont formées autour du cœur. L’ascèse est un chemin de purification afin que le cœur puisse se disposer librement à la grâce. Chemin qui est aussi conquête de l’intégrité sans laquelle il n’y a pas de liberté. Chemin qui passe par la grâce des prises de conscience, par un regard clair sur soi-même, par une connaissance approfondie de ses états d’âme, de ses failles, de ses faiblesses, de ses blessures, de sa misère.

Les Pères invitaient à voir sans juger, à oser un regard clair sans moraliser. Ils acceptaient de traverser consciemment leurs états intérieurs afin de les connaître du dedans pour mieux s’en affranchir. Ils se sont ainsi enrichis d’une connaissance profonde des rouages de l’âme et ont acquis le discernement.

Saint Jean Climaque (Abbé du monastère sainte Catherine au 7e siècle) écrit : « que prennent courage les passionnés qui sont humiliés, car s’ils tombent dans les gouffres, s’ils sont engloutis dans tous les pièges, s’ils sont affectés par toute maladie, cependant quand ils auront recouvré la santé, ils seront pour tous des médecins, des flambeaux, des lampes et des guides, enseignant les modes de chaque maladie et sauvant par leur propre expérience ceux qui sont sur le point de tomber.» (6)

C’est en passant consciemment par les passions que les passionnés ont atteint l’apathéia, la liberté intérieure. Celle-ci est étroitement liée à la connaissance de soi donc à la vigilance. La connaissance de leur petitesse, de leur finitude leur faisait découvrir la grandeur de l’amour de Dieu. Ils expérimentaient le salut du Christ, dans le quotidien de leur vie. En tout, ils se confiaient eux-mêmes et confiaient toute leur vie au Christ. La délivrance, le salut viennent du Christ.

Les Pères articulaient prière et vigilance. La prière révèle nos failles, notre asservissement aux esprits déchus et nous rend conscient de notre captivité. La vigilance permet de rompre avec les connivences inconscientes. La vigilance refuse les idolâtries qui ferment notre regard à la vérité des choses. Elle permet de se soustraire peu à peu à l’emprise des passions et de leurs projections.

La vigilance et la prière permettent de conquérir l’intégrité. Elles nous conduisent vers la liberté intérieure. Celle-ci ne signifie pas la mort des passions mais le fait de ne plus consentir à leur emprise. Ceci est impossible sans la prière alliée à la vigilance. Les passions n’ont plus de pouvoir sur celui qui vit intensément la relation au Christ. Il les ressent dans son cœur mais il n’est plus affecté ou troublé par elles. L’énergie qui animait ces passions est alors mise au service de la croissance spirituelle, de la conquête du Royaume.

L’état de vigilance, la prière conduisent vers la vraie connaissance. La purification du cœur conduit à une juste contemplation : « bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu ». Juste contemplation de la gloire de Dieu dans les Etres et les choses, pressentiment de Dieu dans ses créatures. Pour ceux qui ont le cœur pur, tout est pur, tout est nimbé de lumière et auréolé de silence. Il n’y a plus le brouhaha des pensées mais le saisissement de l’émerveillement. Le cœur est devenu le lieu où se reflète la beauté originelle, il est devenu philocalique, miroir de réalités ineffables et éternelles. Le cœur est devenu visionnaire et par là est devenu libre de toute réalité terrestre car il est nourri par la vision : « la vie de l’homme est la vision de Dieu » (7).

LE BIEN, LE MAL ET PERCEPTION DU REEL

Au contraire, l’homme soumis aux passions meurt de ne pas contempler la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses, enfermé qu’il est dans l’extériorité et la chosification. Par compensation, nous avons vu que les passions n’arrêtent jamais de produire des images pour s’en nourrir, que les passionnés ont une vision déformée de la réalité en fonction de leurs projections. La chute dans les passions, cet asservissement aux réalités sensibles, est un enténébrement de l’intelligence, un obscurcissement des facultés de l’homme et une perversion du jugement. Les passions empêchent le discernement et amènent une confusion entre le bien et le mal. Dans l’état d’exil, ce sont les intérêts et les plaisirs individuels qui deviennent le critère du bien. Est bien ce qui est agréable et profitable. Est mal ce qui procure un désagrément ou une perte. Bien et mal sont donc définis subjectivement à partir du désir sensible et en fonction du plaisir recherché. L’homme appelle bien ce qui lui paraît bien en fonction de ses propres critères et mal ce qui lui paraît mal en fonction de sa subjectivité. Par exemple, l’homme possédé par la colère lutte pour faire triompher le Bien avec force justifications alors qu’objectivement, il peut faire mal ou faire le mal. En tout, l’être humain agit selon ses propres critères et selon sa perception de la réalité. Celle-ci est déformée par ses passions. Ainsi l’homme passionné, gouverné par ses passions de convoitise, de colère, d’envie, de haine, de vengeance projette sur le monde ses visions fantasmatiques de la réalité et voit l’autre au travers du filtre de ses passions. C’est là la cause principale de tous les conflits et de toutes les guerres.

Il ne peut y avoir une perception du bien selon Dieu dans un cœur passionné. La purification du cœur est donc le moyen de rétablir une juste perception de la réalité et d’acquérir le discernement quant au bien et au mal. Chaque être humain se doit donc de commencer par la purification du cœur pour trouver la paix puis la faire rayonner autour de lui. Il n’y aura pas de paix dans le monde si les cœurs ne sont pas purifiés des passions.

Tant qu’il y a dans le cœur trace d’attachement, de colère, de jalousie, de jugement, on ne peut goûter la vérité de l’être, la vérité de l’amour. On ne peut voir Dieu, on ne voit que la projection de soi-même, on n’agit pas selon Dieu mais selon sa nature ego-centrique, selon ses intérêts et son plaisir. La purification du cœur est un chemin de transparence pour sortir du mensonge et de l’illusion. La purification du cœur est purification du regard. Elle est aussi ouverture du cœur et ouverture du regard. Elle suppose une mort à soi-même, un refus de consentir aux passions et un changement de regard sur les êtres et les choses.

IL VOUS FAUT NAITRE DE NOUVEAU

Cette mort au monde est naissance selon l’Esprit : « Il vous fait naître de nouveau » (Jean 3/7). Par cette deuxième naissance, l’homme sort des déterminismes de l’enfer de la répétition et du mimétisme pour goûter à la liberté. Il ne projette plus sur le monde, sur l’avenir, sur les autres mais accueille tout événement comme venant de Dieu. Tout événement devient porteur d’une occasion de croissance spirituelle. Dans cette liberté, l’homme devient capable d’aimer, de servir sans rien attendre en retour, ni salaire, ni récompense. Il est devenu capable de don, de gratuité, d’aimer l’autre pour l’autre et non plus pour lui-même. Par cela, il devient semblable à Dieu qui est don total. Il ne le devient pas par lui-même mais parce qu’il a fait de son cœur la demeure de Dieu.

De même que le Christ dans sa liberté est mort pour nous, à sa suite nous sommes invités à mourir pour lui. C’est là le mouvement de l’amour et de la liberté. Dynamique du retrait et du don où chacun se retire pour devenir don d’amour en toute liberté, par libre disposition intérieure. Cette réciprocité d’amour délivre totalement des passions ou plutôt elle est participation à la passion originelle qui est passion d’amour. Les passions étant des déviations destructrices de l’unique passion d’amour de la créature pour son créateur.

La purification du cœur fait naître un regard d’aurore, un regard qui ne juge pas, qui n’enferme pas, un regard qui s’ouvre sur le mystère incompréhensible de l’autre, un regard qui accueille, qui sait discerner et accueillir la grâce de Dieu par l’autre, un regard qui s’émerveille. Regard lavé par les larmes, baptême d’eau qui est aussi effusion de l’Esprit. « L’Esprit conduit dans toute la vérité »(Jean 16/13). L’Esprit inspire une lecture verticale des événements et un regard iconographique sur les Etres. Une lecture verticale qui saisit ce qui est signifié au sein de l’événement, qui sait discerner une parole de Dieu au cœur des réalités existentielles. Un regard iconographique qui s’ouvre sur l’invisible dans le visible, qui sait percevoir la Présence du Christ en l’autre comme il sait le percevoir dans son propre cœur. Ce regard fait accéder à la vérité du Christ présent au cœur de chaque être créé à l’image de Dieu. Cette reconnaissance du Christ au cœur des êtres conduit vers la liberté intérieure :  « vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » Jn8/32. Libres de tout attachement car aimé par l’amant, par le mendiant divin d’amour qui frappe à la porte du cœur, Apoc 3/20. L’imagination n’est plus nécessaire car c’est le temps de la rencontre : « Moi près de lui et lui près de moi ». Aimer, c’est être libre pour l’autre. L’amour et la liberté riment ensemble.

Père Philippe Dautais

(1) Ascèse 8
(2) L’échelle sainte S.O. n°24 ; 8/16
(3)L’art de la prière S.O. n°18 p289
(4) L’art de la prière S.O. n°18 p291
(5) A l’image et à la ressemblance de Dieu, Ed Aubier p59
(6) L’échelle sainte S.O. n°24 ; 26/11
(7) Contre les hérésies, Saint Irénée de Lyon