Fuis, tais-toi et garde le recueillement

Abba Arsène, vivant au palais, pria Dieu en ces termes : « Seigneur, conduis-moi sur la voie du salut » et une voix vint lui dire : « Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé ».Le même s’étant retiré dans la vie solitaire fit à nouveau la même prière et il entendit une voix lui dire : « Arsène, fuis, tais-toi, garde le recueillement : ce sont là les racines de l’impeccabilité ».
Fuir les hommes, se taire, garder le recueillement sont les trois degrés de l’hésychia. Cette ascension est-elle possible sans se retirer au désert et y vivre la solitude ? Pouvons-nous l’envisager en-dehors de l’engagement monastique ?

 

FUIR VERS LE CŒUR

Par Arsène, il nous est proposé un chemin de libération, un moyen pour revenir vers la Source, vers la relation avec le Seigneur et Maître de la vie. Tous ne sont pas appelés à cette radicalité, mais chacun est invité à participer au Royaume et à acquérir la disposition du cœur pour y entrer. Celle-ci nous est montrée en premier lieu par la prière d’Arsène qui demande humblement au Seigneur de lui montrer le chemin et de le guider. C’est dans la mise en pratique, dans l’obéissance qu’Arsène marchera sur la voie du salut, mot qui signifie aussi santé (du corps, de l’âme et de l’esprit) et rime avec être libre.

Telle Marie aux pieds du Christ, le moine choisit la meilleure part, l’unique nécessaire, la joie d’être avec Dieu. C’est l’amour de Dieu qui le pousse à quitter le monde pour vivre “seul avec le Seul”. La fuite du monde par dépit ou par démission conduit à un enfermement, un isolement nuisibles. Ce qui est proposé à Arsène, c’est de faire shabbat, de se retirer, de fuir tout ce qui fait obstacle à la relation avec l’Unique. Ce n’est pas fuir le monde en tant qu’œuvre divine mais en tant qu’il s’oppose à la vie évangélique et maintient l’homme dans l’exil, étranger à lui-même, dans l’état de chute. Fuir vers le cœur où le Seigneur nous attend, c’est opérer un retour en soi-même, tel l’enfant prodigue, qui revient vers le Père. Tel est le sens spirituel de la fuite.

Saint Basile le Grand nous montre clairement le mode de cette métanoïa : « Lorsque l’esprit ne se dissipe plus parmi les choses extérieures et qu’il ne s’éparpille plus par le monde au moyen des sens, il retourne en lui-même et effectue par ses propres moyens l’ascension vers la pensée de Dieu».

La distraction, la dispersion de l’intellect qui se laisse attirer par les objets qu’il convoite empêche la relation à Dieu. L’état d’oisiveté est décrit par les anciens comme la mère de toutes les passions, la racine de toutes les déviations. L’oisif est la proie de tous les fantasmes, des projections délirantes qui lui font quitter le réel et l’entraînent dans l’illusion du fictif. Ce laisser aller le rend captif de tous les mouvements inconscients, de toutes les pensées, le rend vulnérable et l’aliène “à tout ce qui passe”. C’est l’état de l’homme qui est en exil de lui-même, et se perd dans la multiplicité des sollicitations du monde.

Les pères nous montrent que cet état a trois expressions : l’oubli, la paresse et l’ignorance. Oubli de l’Être, perte du désir ou lâcheté, ignorance du sens ou absurde. Ils nous disent que la racine du péché c’est l’oubli de Dieu, le manque d’attention.

L’oubli de Dieu, surtout dans l’épreuve, vient de notre identification à la réalité matérielle et existentielle. Il montre l’attachement au monde et aux choses du monde, la volonté de s’approprier ce qui nous est donné. C’est être livré à soi-même, à son ego qui est constamment animé par la peur de souffrir et de mourir et qui sans cesse cherche des compensations dans un besoin jamais assouvi de se sécuriser. L’Être lui manque.

 

QUITTER LE MONDE ET REVENIR VERS LA SOURCE

« Le retour en soi-même, nous dit saint Basile, introduit dans la relation à Dieu ». Fuir le monde, l’agitation et la dispersion, se mettre à l’écart est une nécessité vitale pour l’homme d’aujourd’hui. Prendre un temps pour faire silence et se disposer à la Présence. Le souvenir de Dieu amène naturellement vers la prière continuelle. « Je me suis souvenu de Dieu et j’ai été dans la joie », dit le psalmiste, « Par la mémoire de Dieu, l’homme maintient Dieu à l’intérieur de son esprit et le fait demeurer dans son cœur ».
Le mode pour garder cette mémoire est la vigilance. Être attentif aux visites du Verbe, se mettre à l’écoute de sa Présence. Se détourner du monde pour revenir vers la source de soi-même.

Quand le moine a tout quitté pour aller au désert ou entrer au monastère, il s’aperçoit le soir-même que le monde est entré avec lui dans sa cellule. L’homme n’est pas attaché seulement aux objets mais aussi à leurs représentations, ce qui révèle le mouvement passionné, cette convoitise ou esprit de consommation et d’appropriation qui couve dans ses membres. Les passions font considérer les êtres et les choses non en ce qu’ils sont mais selon le profit ou le désir que l’on peut en retirer. Le monde devient ainsi pour l’homme une projection fantasmatique de ses désirs, les créatures, des moyens de satisfaire ses passions, des instruments de sa jouissance sensible.

L’esprit de pauvreté, c’est mourir à l’attachement, quitter l’avoir pour être.

Le moine hors du monde « n’a plus à combattre contre la chair et le sang mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (Éphés. 6,12). « Devenir moine n’est pas vivre en dehors des hommes et du monde mais se mettre soi-même hors des volontés de la chair et partir dans le désert des passions. C’est bien dans ce sens qu’il fut dit à ce grand moine : « Fuis les hommes et tu seras sauvé ». Car après la fuite, il demeurait au milieu des hommes, il séjournait dans les lieux habités, il vivait avec ses disciples. Dans la fuite sensible, il avait ardemment cherché la fuite spirituelle » 2, précise saint Nicétas Stéthatos. Il nous montre ainsi que le désert ne fait pas le moine, que la solitude ne fait pas l’hésychaste, mais que l’essentiel est dans la disposition du cœur. Fuir le monde, c’est « fuir la convoitise des yeux, de la chair, la présomption des pensées, le mensonge du visible ».

« Le travail ascétique le plus important, écrit saint Théophane, est d’empêcher le cœur de s’abandonner ou de consentir aux fantasmes et aux mouvements passionnels ».

« Mon frère, les passions sont des afflictions ; c’est pourquoi le Seigneur ne nous excommuniera pas à cause d’elles. Au contraire, il a dit : « Invoque-moi au temps de l’affliction, je te délivrerai et toi, tu me rendras gloire » (Ps. 49, 15). Par conséquent, quand tu es assiégé par une passion quelconque, tu ne peux rien faire de plus que d’invoquer le Nom de Dieu. Tout ce que nous pouvons faire, faibles comme nous sommes, c’est de nous réfugier dans le Nom de Jésus. En effet, les passions, qui sont des démons, se retirent quand on invoque ce Nom » 3.

TAIS-TOI

Après l’appel à la solitude, au retrait, la seconde parole adressée à Arsène est : « Tais-toi ».
« Abba Macaire le Grand disait aux frères à Scété, quand il congédiait l’assemblée : « Fuyez, frères». L’un des anciens lui dit : « Où pourrions-nous fuir au-delà de ce désert ? » Lui se mit le doigt sur la bouche et dit : « C’est cela que vous devez fuir ». Puis il entrait dans sa cellule, fermait la porte et s’asseyait. ». Le silence extérieur du désert ou de la campagne, s’il facilite, ne suffit pas, il faut y ajouter le silence des lèvres pour conduire au silence des pensées.

Il y a une respiration nécessaire entre les temps d’activité et les temps de retraite. Ceux-ci viennent féconder utilement ceux-là. Mais il est tout aussi utile de veiller à ne pas s’adonner aux vains bavardages lorsque nous sommes livrés à la relation aux autres afin de ne pas se laisser déborder par les passions et le regretter au moment de la prière. Au Mont Athos, les moines ont chaque jour un temps de récréation où ils peuvent échanger. Un d’entre eux me confiait combien il redoutait ce temps de liberté de parole car disait-il : « Si je dis une parole blessante à un frère, je dois la porter douloureusement dans ma prière jusqu’au lendemain, jusqu’au moment où mon frère me pardonne ». Les anciens veillaient particulièrement sur leur langue dans les rencontres afin de pouvoir demeurer en paix. Dans la retraite, la conscience nous rappelle toutes nos fautes. Si nous sommes en tension avec le frère ou dans le souci du monde, notre prière sera ravagée par l’émergence de toutes ces mémoires.

Prier le psaume 141 qui est chanté chaque soir à Vêpres peut nous aider à soutenir notre vigilance : « Mets Seigneur une garde à ma bouche, veille sur la porte de mes lèvres. Ne laisse pas dévier mon cœur à des paroles malicieuses pour chercher des excuses aux œuvres d’iniquité ».

Dans son épître, saint Jacques nous montre combien il est difficile de maîtriser sa langue et combien elle est redoutable. « Par elle, dit-il, nous bénissons le Seigneur notre Père et par elle nous maudissons les hommes faits à l’image de Dieu » (Jac. 3, 9).

Grâce à la parole nous pouvons encourager, consoler, témoigner, instruire mais nous pouvons aussi détruire, briser, tuer. La parole peut vivifier ou tuer, elle peut servir à la qualité de relation ou semer la discorde. Jésus dans l’évangile nous montre que la langue n’est qu’un instrument et qu’elle exprime ce qui vient du cœur : « C’est de l’abondance du cœur que la bouche parle. L’homme bon tire de bonnes choses de son trésor, et l’homme méchant tire de mauvaises choses de son mauvais trésor. Je vous le dis au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute parole vaine qu’ils auront proférée. Car par tes paroles tu seras justifié et par tes paroles tu seras condamné » (Matth. 12, 34-37).

Est-il possible de considérer la portée des paroles et leurs conséquences ? Le Seigneur nous montre la profondeur de notre responsabilité et interroge notre conscience. Le conseil qu’Il donne à Arsène de se taire se révèle profond.

La paille et la poutre

Ailleurs, dans le même sens, il nous est dit : « Ne jugez point afin que vous ne soyez pas jugés. Car on vous jugera du jugement dont vous jugez et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez. Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil. Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton œil et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère » (Matth. 7, 1-5).

Le jugement détruit la communauté, la médisance sème la discorde et la suspicion. L’homme projette facilement sur l’autre ses problèmes intérieurs non résolus et lui fait porter le poids des reproches qu’il adresse à lui-même. Les relations humaines sont d’autant plus difficiles à vivre qu’elles comportent des sous-entendus, des non-dits, des attentes, des projections qui se transforment vite en jugements et en médisance. Elles expriment les mouvements de l’ego qui réinterprète tout en fonction de lui-même. Puis, afin de ne pas révéler ses carences, va se justifier au détriment du prochain. L’attitude égocentrée engendre tous les conflits en instaurant un rapport de force dominant-dominé. Elle est le signe d’une absence, de l’ignorance de l’état intérieur, d’une inconscience.

L’homme face à Dieu s’afflige de la poutre qui est dans son œil et par les larmes du repentir désire être libéré. La conscience de son état intérieur l’incline à prier pour son frère plutôt qu’à le juger. Une communauté de prière ne peut se construire que sur la base de la prière pour l’autre : « Portez les fardeaux les uns des autres ».

La prière pour les autres nous aide à voir notre propre péché, elle nous dispose à l’écoute du frère et incline à la compassion.

Là où le jugement me rendait aveugle sur moi-même, la prière pour l’autre me révèle l’état de mon âme pour une purification. En ce sens, par l’autre, le Seigneur met son doigt sur ma blessure et me demande : « Veux-tu guérir ? » L’autre peut-être une occasion de chute ou de guérison.

DE L’ECOUTE AU SILENCE

Se taire nous rend capable d’être attentif et de nous mettre à l’écoute de ce que Dieu veut nous dire par l’autre. Le silence des lèvres introduit au silence du cœur. Il est cette sobriété qui permet la vigilance, cette attention à ce que Dieu opère dans notre cœur.

« Le sage dit : Sois sobre, sois éveillé, veille sur ta vie », nous rapporte saint Isaac. Le Christ nous invite à “veiller et prier” afin de ne pas entrer en tentation.
En ce sens, tout le message des anciens s’appuie sur le premier appel que Dieu adresse aux hommes qui est devenu la clef et le nerf de toute la tradition juive puis chrétienne : « Écoute Israël, le Seigneur est ton Dieu, le Seigneur est UN » (Deut. 6, 4).

L’écoute est la disposition du cœur qui permet la croissance. Tout commence dans l’écoute et s’accomplit dans la contemplation. Ainsi, les anciens n’ont jamais pensé que l’homme puisse atteindre à une pleine maturité spirituelle, à la communion avec le Vivant, sans la nepsis ou sobriété-vigilance.

La vigilance est le remède à la négligence, à l’oisiveté. Le mot grec traduit par vigilance est « aletheia ». Sa signification littérale est non léthargie, non oubli mais aussi vérité. Ainsi être en vérité, c’est sortir de l’état de léthargie, d’oubli, état de sommeil ou de torpeur qui est la proie de tous les fantasmes et des délires imaginaires : « Réveille-toi, toi qui dors, réveille-toi d’entre les morts et le Christ t’éclairera » (Éphés. 5, 14).

Les morts sont ici ceux qui sont immergés dans la survie existentielle, qui s’asphyxient par l’oubli de la relation au Vivant. Il nous faut vaincre le sommeil du monde, devenir pleinement participant à la vie qui circule en nous.

La Tradition ascétique associe la quête du silence intérieur, de la paix du cœur, à la nepsis qui est la clef de tout chemin spirituel. Celle-ci permet “l’éveil hors du somnambulisme quotidien” et nous ouvre la porte vers la pleine réalisation de nos potentialités. Tout commence par la vigilance qui est la condition de l’éveil. Elle nous permet de développer l’attitude qui favorise l’expérience intérieure. L’attention à ce qui est mène sur la voie du devenir conscient.

Son début est l’attention corporelle qui s’exerce dans le quotidien. Apprendre à habiter chaque geste, à s’impliquer dans chaque acte, à être présent à ce que l’on fait dans la conscience de sa manière d’être là, est la première étape.

Saint Jean Climaque, moine du VIe siècle qui vivait au pied du mont Sinaï, nous fait remarquer que  « chez les débutants, l’esprit se conforme au corps ». Ainsi, s’appliquer attentivement à une tâche permet tout d’abord de bien réaliser ce qui est entrepris mais surtout permet de trouver l’unité intérieure et la paix en soi. L’attention libère des pensées et permet de passer de la dispersion à la focalisation de tout l’être, corps, âme, esprit. Les anciens recommandaient de ne faire qu’une chose à la fois et de s’y appliquer jusqu’au bout. Cette attitude introduit à la méditation puis à la prière. Elle nous ramène vers l’unique nécessaire.

Nous pouvons voir ici combien il est important pour l’homme d’aujourd’hui de redécouvrir le sens de l’exercice au quotidien comme éveil de sa profondeur. Face au monde où règne le surmenage, le stress, l’anxiété, où nous sommes soumis à de multiples sollicitations, il devient de plus en plus nécessaire d’apprendre à « ramener l’intelligence éparpillée au dehors vers le dedans », à s’unifier dans le geste simple mais habité consciemment. Apprendre à se garder au-dedans, loin de la distraction, revenir sans cesse à l’essentiel, veillant à ne pas se laisser emporter par les préoccupations, les soucis qui sont sans cesse remâchés ou par la tentation de fuir le réel par l’imaginaire. La pratique du geste conscient est devenue une méthode thérapeutique. Elle est le support évident de toutes les spiritualités. Goûter l’instant présent.

Cette voie est accessible à tous, toujours et partout. Elle fait du quotidien un lieu d’exercice, une occasion de croissance, une possibilité toujours offerte de s’éveiller à sa Présence, de se souvenir de Dieu. Car l’attention ne se limite pas à l’observation des faits, à la perception du visible, de l’audible, du palpable mais elle est ouverture à ce qui est signifié dans les événements du quotidien. L’écoute permet la relation et l’accueil de l’autre.

L’Être se propose à chaque instant, il m’invite à sortir de mon aveuglement, de mon enfermement dans mes problèmes et mes soucis, de mon aliénation au circonstanciel et à m’ouvrir avec émerveillement aux êtres et aux choses, comme autant de paroles qui me sont adressées. Notre véritable mission est d’entrer en relation en cessant de nous détourner de ce qui, du plus profond de nous-même attire notre cœur. « Être dans ce monde et non pas de ce monde ».

La rencontre est toujours source de joie. S’émerveiller de la rencontre nous fait goûter à la beauté de la vie. La visée est de tout réintroduire dans la relation et le dialogue. La mort n’est-elle pas une rupture de la relation. Vivre le monde en tant qu’univers clos nous livre à la mort. Ainsi, la vigilance est l’état de l’homme qui s’ouvre par le visible, par l’autre, à la Présence du Tout-Autre. Par la vigilance il devient sensible à la « Gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses », au silence qui enveloppe chaque créature. Il nous est dit qu’Arsène « avançait dans la nuit comme s’il voyait l’invisible ». Cette écoute vigilante est déjà prière, elle nous introduit dans la relation à Dieu en rendant attentif aux interventions divines dans notre vie : « Mon âme, bénis le Seigneur et n’oublie aucun de ses bienfaits » (Ps. 103, 2). Être attentif à ce que Dieu opère en moi et pour moi m’ouvre à l’expérience de la rencontre. « La prière, nous dit saint Grégoire le Sinaïte, c’est Dieu qui met en œuvre toutes choses dans les hommes ». Donc, « la prière ce n’est pas d’abord quelque chose que je fais mais Dieu qui agit en moi… « pas moi mais le Christ en moi» (Gal. 2, 20) », témoigne l’évêque Kallistos Ware. Faire taire le moi et écouter le Maître : « Faites silence et sachez que je suis Dieu » (Ps.46, 11). Se taire et se rendre disponible sont les clés qui ouvrent vers « l’abîme de silence » dont parlait saint Ignace d’Antioche. « Le Logos sort du Silence et retourne au Silence ». Le silence est un état de communion, de « participation à la nature divine » (II Pierre 1, 4) qui est le but de tout chemin chrétien. Il vient de Dieu. Il est le signe que je suis passé « de ma prière à celle du Christ en moi ». Le silence est un don que Dieu accorde à l’homme qui est mort à lui-même.

GARDER LE RECUEILLEMENT, TROUVER LA PAIX

Fuir dans le désert du cœur, rechercher la solitude, le seul à seul avec Dieu, se taire et désirer le silence sont les conditions pour trouver la paix intérieure qui vient du Silence Originel, du Père. Pour trouver la paix, l’homme doit devenir libre par rapport aux sollicitations du monde et aux pensées qui s’y attachent.

La nepsis dont nous avons parlé est ce combat spirituel pour empêcher le monde d’entrer dans le cœur et y faire naître les passions. « Ferme la porte de ta cellule à ton corps, la porte de ta langue aux discours et la porte du dedans aux esprits mauvais » 5. La vigilance est appelée ici garde du cœur et s’applique à surveiller le mouvement des pensées pour se préserver de tout ce qui pourrait atteindre l’intégrité du cœur afin d’être libre pour Dieu.

« La sobriété et la vigilance, c’est la méthode spirituelle qui, avec l’aide de Dieu, délivre entièrement l’homme des pensées et des paroles passionnées comme des actions mauvaises, si elle est poursuivie longtemps et ardemment. Elle donne ainsi, autant qu’il est possible, une connaissance sûre de Dieu l’Incompréhensible, et elle ouvre les mystères divins et cachés. Elle porte à accomplir tous les commandements de Dieu, de l’Ancien et du Nouveau Testament, et elle dispense tous les biens du siècle à venir » 6. L’hésychia est associée dans la tradition du désert à la nepsis.

L’hésychaste est celui qui a renoncé au monde et qui, progressivement, marche vers la liberté. L’homme libre est l’homme de foi qui sait que sa vie ne dépend pas de lui-même, mais d’un Autre et qui finalement « s’offre lui-même et toute sa vie au Christ son Dieu ». Il a tout quitté pour suivre le Christ, lui a remis sa volonté propre pour laisser Dieu œuvrer. Le grand Abba Agathon disait : « Le Seigneur me montre en tout temps la voie par où marcher » 7.

L’hésychaste est celui qui écoute. L’écoute suppose d’être libre de ses considérations, de ses propres critères, de ses idées et de ses idéaux, en bref de tous ses concepts humains, de toutes les idéologies. Il est passé de la multiplicité à l’unité, de la dispersion à la simplicité. Il a « rassemblé son esprit dispersé, par la mémoire de Jésus » qui traditionnellement se confond avec la prière de Jésus. Cette prière permet de focaliser toute l’attention en un seul point : le Nom de Jésus. « Que le souvenir de Jésus ne fasse qu’un avec ton souffle et alors tu connaîtras l’utilité de l’hésychia » 8.

L’hésychia est un état de repos en Dieu qui suppose la confiance. C’est par la confiance en Dieu que l’hésychaste peut devenir libre de tout souci, de toute préoccupation existentielle et s’en remettre à la divine providence.

L’hésychaste est celui qui a fait l’expérience de ses limites, qui a accepté sa faiblesse et a saisi la main du Christ qui est descendu dans ses ténèbres pour le délivrer de la mort. Il est celui « qui aspire à circonscrire l’incorporel dans une demeure corporelle » 9. Il a accueilli le maître de sa vie et s’est jeté dans les bras du Père. Il s’est livré à l’amour de Dieu et a un cœur qui s’est embrasé d’amour pour toute la création.

La paix intérieure ne s’acquiert que dans la confiance et l’humilité, elle est, avec la joie et la liberté, un don de Dieu. « Le Christ est notre paix » (Éphés. 2, 14).

L’HESYCHASME EST ACCESSIBLE A TOUS

L’accès à l’hésychasme semble réservé aux moines et inaccessible à des laïcs. Cette ascension spirituelle proposée par le Christ à Arsène serait donc réservé à quelques uns. Ce n’est pas ce que pensent Nicolas Cabasilas et saint Syméon le Nouveau théologien qui considèrent que tous sont appelés et peuvent accéder par la grâce et selon leur détermination à un certain degré de l’hésychasme.

« Le laïc Nicolas Cabasilas (14e siècle), un fonctionnaire civil et un courtier, qui était l’ami de beaucoup d’hésychastes éminents, dit avec insistance : « Chacun devrait garder son métier ou sa profession. Le général devrait continuer à commander, le fermier labourer la terre et l’artisan pratiquer son métier. Et je vais vous dire pourquoi. Il n’est pas nécessaire de se retirer dans le désert, de prendre des aliments désagréables, de modifier l’habillement, de compromettre la santé ou d’entreprendre quelque chose qui ne soit pas sage parce qu’il est parfaitement possible de demeurer dans sa propre maison sans abandonner toutes nos possessions, et pourtant de pratiquer la méditation continuelle ». Dans un même esprit, saint Syméon le Nouveau Théologien insiste que “la vie la plus élevée” est l’état auquel Dieu appelle personnellement chacun de nous : « Beaucoup considèrent la vie érémitique comme la plus bénie, d’autres la vie dans une communauté monastique, ou encore le travail de gouvernement et d’instruction, d’éducation et d’administration ecclésiastique… Pour ma part cependant, je ne situe aucune de ces fonctions au-dessus des autres, de même que je ne vanterais pas une forme de vie pour en déprécier une autre. Dans chaque situation et activité, c’est la vie pour Dieu et en Dieu qui est bénie ».

La voie de l’hésychasme est donc ouverte à tous » 10.

P. Philippe Dautais

Notes

  1. In Abba, dis-moi une parole, éd. de Solesmes, 1-2, p. 13.
  2. Saint Nicétas Stéthatos, dans La Philocalie, éd. Bellefontaine, tome 4, p. 50.
  3. Saints Barsanuphe et Jean, cités dans L’Art de la Prière, éd. Bellefontaine, p. 273.
  4. In Abba, dis-moi une parole, éd. de Solesmes, 14, p. 17.
  5. Saint Jean Climaque, L’Échelle sainte, 27e degré, 19, éd. Bellefontaine, p. 275.
  6. Saint Hésychius de Bastos, in La Philocalie, éd. J.-C. Lattes, tome1, p. 192.
  7. Abba 116.
  8. Saint Jean Climaque, L’Échelle sainte, 27e degré, 62, éd. Bellefontaine, p. 284.
  9. Saint Jean Climaque, L’Échelle sainte, 27e degré, 7, éd. Bellefontaine, p. 274.
  10. Monseigneur Kallistos Ware, Le silence dans la prière, signification de l’hésychia, Institut de théologie Saint-Serge

Ouvrages recommandés : 

  • « Le chemin de l’homme selon la Bible » aux éditions DDB ;
  • « Si tu veux entrer dans la vie » aux éditions Nouvelle Cité.
  • Petite philocalie de la prière de Jésus de Jean Gouillard Ed du Seuil
  • Le récit d’un pèlerin russe- Ed du Seuil
  • La prière de Jésus de un moine de l’Eglise d’orient- Ed Chevetogne
  • Nouvelle petite philocalie de Jacques Touraille-Ed Labor et Fides