Le pardon : pour rompre avec une logique meurtrière

Notre civilisation et bien d’autres avant nous, ont été fondées sur le meurtre. Qu’il nous suffise de rappeler la civilisation égyptienne, l’empire romain, l’empire mongol,…et tous les génocides qui ont eu lieu dans l’histoire.

La logique meurtrière est à l’oeuvre partout, elle éclabousse nos écrans de télévision, nos journaux à tel point qu’elle fait partie de notre univers et alimente la violence et la haine en permanence. Sans cesse il nous est montré combien la violence engendre la violence par la force du mimétisme. La loi de la répétition est à l’oeuvre sans que l’on puisse lui entrevoir un terme.

Est-il possible de briser la logique meurtrière, de rompre avec la fascination du mal, avec l’enchaînement et le déchaînement de la violence ? Est-il possible de sortir de la répétition et de l’inertie du passé, des mécanismes inconscients mis en place par l’enfant blessé qui est en chacun de nous ?

Père Philippe Dautais

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1. L’homme blessé

L’homme est un être de désir qui aspire à la paix, à la joie, au bonheur.

Que désire l’homme sinon d’aimer et d’être aimé, de vivre la béatitude de la réciprocité dans l’amour. Le désir fait de lui un être en marche qui ne peut connaître le repos tant qu’il n’a pas étanché sa soif d’amour. Cette soif est une soif infinie que le fini ne peut combler car le désir est fondamentalement un désir d’être, une capacité illimitée de Dieu, de l’absolu.

« Le comble du désir, selon Saint Grégoire de Nysse, est de devenir dieu ». Dans l’expérience existentielle, cette aspiration se heurte aux limites des êtres humains. Quand un enfant vient au monde, il est totalement livré à l’attention de ses parents, il ne peut pas demeurer en vie par lui-même, il est totalement dépendant. Il est incapable de survivre un seul jour s’il n’est pas nourri, vêtu, protégé, s’il ne reçoit pas d’affection.

Ce faisant, il est un appel à l’amour qu’il vient susciter et réveiller dans le coeur de sa maman et de son papa. Appel qui attend une réponse fidèle car l’enfant attend tout de ses parents, il aspire de manière naturelle à être comblé dans son attente, à être accueilli dans ce qu’il donne. S’il ne l’est pas, il va être blessé.

L’expérience sensible est parsemée de blessures. Autant que mes parents aient pu être disponibles, attentifs, aimants, ils n’ont pu répondre pleinement à mes appels car ils sont des êtres ayant leurs limites.

Je peux repérer de nombreux exemples dans mon enfance où mes parents, mes proches n’ont pas répondu à mon appel ou l’ont fait par une parole, un geste maladroit voire réactifs. J’ai attendu de l’autre ce qu’il n’a pu me donner. Ces manques sont des trous d’amour qui m’ont blessé. Au cours de l’existence, combien de fois ces plaies furent ravivées dans la relation aux proches.

Toutes les considérations sur mes parents, mon conjoint, mes amis… ne m’enlèvent pas ce que je ressens comme un manque d’amour, un sentiment d’abandon, une déchirure entre mon aspiration et le réel qui définissent la blessure. Force est de constater que la blessure est inévitable, qu’elle fait partie de nos vies.

Des blessures répétées peuvent avoir fait naître en moi le doute sur l’amour de mes parents. Peuvent surgir des interrogations qui viennent troubler mon coeur : « est-ce que je suis vraiment aimé ? est-ce que j’ai vraiment été désiré ? est-ce que je suis vraiment accepté ? Ce doute exprime une rupture de confiance qui va m’obliger à devoir me protéger, à prendre de la distance et vivre la souffrance de la rupture d’amour : « je ne peux plus m’appuyer sur l’amour de mes parents. Je dois me préserver ».

Tout cela montre que là où il y a blessure va naître la peur d’être encore blessé dans la relation, la peur de vivre ce que j’ai déjà vécu. D’où les sentiments d’angoisse, d’insécurité qui vont favoriser la mise en place d’un système de défense, de stratégies de protection pour atténuer voire éviter la souffrance face à l’autre vécu comme agresseur potentiel. La plupart du temps ces mécanismes sont mis en place de manière inconsciente et agissent sans que l’on puisse les contrôler.

On peut ainsi constater des comportements répétitifs liés à des blessures qui ont été occultées mais ont provoqué des effets durables. Sans qu’il y ait un mouvement de la volonté, la personne va développer des attitudes réflexes de défense. La rupture de la relation de confiance entraîne donc la logique du rapport de forces où chacun s’arme pour se protéger.

Il apparaît de manière évidente que plus un être est blessé, plus la blessure est profonde, plus il va développer de l’agressivité. C’est dire qu’au fond il se sent menacé, il ressent sa vulnérabilité qu’il doit protéger face à l’agression du monde. La violence apparaît le plus souvent quand l’être est en situation de précarité.

De là toutes les recherches de sécurité que chacun peut mettre en place pour pouvoir survivre. Celles-ci sont l’expression de différentes compensations que l’on s’octroie comme autant de justifications inconscientes du manque d’amour fondamental. Plus l’être humain cherchera à combler son manque par un système de compensations, par de l’avoir, plus il voudra assouvir son désir par des objets de convoitises pour satisfaire un plaisir immédiat, plus il ressentira une insatisfaction chronique et plus s’accentuera la spirale de la souffrance, de l’angoisse, de l’anxiété et de la culpabilité. L’agressivité croissante va soit être tournée contre l’autre considéré comme le responsable de cet enchaînement, soit contre soi-même dans le découragement et la dépression.

Ne se sentant pas aimée, la personne blessée cherchera à attirer le regard soit par provocation soit en essayant de se rendre aimable pour se sentir exister aux yeux des autres. Le besoin d’être considéré, reconnu, accepté par l’autre habite le coeur d’enfant de chacun.

2. Le meurtre du frère

Tout ce que nous venons de décrire n’est pas sans faire écho au récit mythique (au sens ontologique du terme) du 4e chapitre de la Genèse.

Deux frères, Caïn et Abel font au Seigneur pour l’un, « une offrande des fruits de la terre » (Gen. 4/3), pour l’autre une offrande « des premiers nés de son troupeau et de leur graisse » (Gen. 4/4). Il est dit que « le Seigneur porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande, mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande « (Gen. 4/5). « Caïn fut très irrité et son visage fut abattu » (Gen. 4/5).
Caïn est blessé dans son attente à priori légitime. D’un côté la colère monte et vient nourrir le ressentiment qui conduit à l’esprit de vengeance. De l’autre le découragement qui incline vers la tristesse. Caïn touché au c?oeur se révèle violent, habité d’un sentiment de révolte face à ce qu’il conçoit comme une injustice.

C’est à cet endroit que Dieu a choisi d’intervenir pour délivrer une pédagogie, ô combien éclairante.
Dieu va révéler à Caïn qu’il peut faire de cet événement une occasion de croissance ou une occasion de chute. Il va le susciter dans sa capacité de liberté. Caïn est mis à l’épreuve de la confiance. Soit il fait confiance à Dieu et en son Amour et peut ainsi entrer dans l’intelligence de l’événement pour une ascension spirituelle. Soit il se laisse glisser vers le doute quant à l’amour de Dieu et à sa justice et devient la proie des mouvements aveugles de la nature.

Caïn refusera de se laisser interroger par l’attitude divine, ne relèvera pas la tête et s’enfermera en lui-même. Se laissant submerger par la révolte et la jalousie, il se vengera de l’offense que Dieu lui a faite en tuant son frère.

C’est ainsi qu’advient le premier meurtre dans l’histoire de l’homme. Meurtre qui est l’aboutissement d’une logique de rupture à partir d’une blessure initiale et qui est comme le prototype de toutes les violences faites à l’homme par l’homme.

3. Le sentiment d’injustice engendre la violence

Ce récit éclaire d’une manière particulière l’attitude de l’homme face au sentiment d’injustice. Comme Caïn, sous l’effet de l’offense, nous pouvons être livrés à la tentation de l’irritation puis de la révolte qui va s’exprimer par le ressentiment, la rancune.
Nourrir le ressentiment conduit dangereusement vers l’esprit de vengeance. S’y livrer, non seulement fait perdre la paix intérieure mais alimente la haine contre le frère au point de désirer lui nuire. Le maugrément intérieur pousse à « faire le mal que nous ne voulons pas faire » (Rom. 7/19).

La rancune puis l’esprit de vengeance entraînent dans une spirale de destruction qui peut aussi s’exprimer dans la médisance et la calomnie. Celles-ci peuvent détruire, en quelques jours, une réalisation qui aura exigé dix ans de travail, ruiner un statut social et accabler à tel point la victime qu’elle ne puisse trouver d’autre issue que la dépression ou le suicide. Ainsi, la réaction à l’offense peut amener une surenchère de la violence et conduire à une logique meurtrière. L’épisode de Caïn et Abel est éloquent à cet égard.

En tout cela, il semble bien que l’être humain demeure dans la certitude issue de l’enfance selon laquelle tout lui est dû. D’où l’esprit de revendication, d’insatisfaction chronique, de faire valoir ses droits.
Le mythe de Caïn nous montre que l’attitude ego-centrée provoque la violence et rend aveugle par rapport aux dons reçus. Caïn réclame de Dieu d’être justifié dans son offrande, que Dieu se conforme à son sens de la justice. Or les voies de Dieu ne sont pas les voies des hommes. Caïn est invité à relever la tête, à se mettre à l’écoute de la pédagogie divine pour une transformation et une purification du coe?ur, pour un chemin de croissance.

Il semble bien que la violence contre l’autre soit l’expression d’une non acceptation d’un chemin de croissance. La violence du désir qui ne serait pas investi en Dieu dans la conquête du Royaume se retournerait contre l’autre. Caïn va se venger de Dieu sur son frère. La violence contre le frère serait une violence contre Dieu qui ferait du frère le bouc émissaire.
Les pères de l’Eglise n’ont pas hésité à identifier le Christ à Abel. Le Christ s’est fait Abel, Il a accepté librement d’être la victime de la vengeance de l’homme contre Dieu pour manifester l’amour de Dieu par cette offrande volontaire et réconcilier ainsi les hommes avec le Père.

Il est à remarquer que l’on trouve toujours des justifications à la vengeance, qu’il y a toujours de bonnes raisons de vouloir se défendre, se faire justice. Se justifier, c’est prendre la place du Juste.
Cependant la justification empêche de prendre conscience de sa responsabilité et des mécanismes mortifères qui sont à l’?uvre en nous de façon inconsciente. Le mode de la justification est un rejet de la responsabilité sur l’autre et un refus de la remise en question : « c’est de la faute de l’autre ».

Bien souvent même, l’offenseur ne veut pas reconnaître le préjudice qu’il inflige à autrui et de ce fait lui fait porter le fardeau supplémentaire de la culpabilité.

L’offensé peut ainsi être conduit à porter une ou plusieurs blessures qui ne peuvent être nommées car non reconnues par l’offenseur. Il peut être amené à considérer les préjudices comme légitimes et à se sentir fautif. L’offensé va nourrir alors une fausse culpabilité qui le fera entrer dans un mimétisme du mal au point de reproduire involontairement sur l’autre des actes subis.

C’est ainsi que celui qui humilie a été humilié, celui qui vole a été volé, celui qui viole a été violé et celui qui maltraite a été maltraité. Freud affirmait que la pulsion de mort est plus forte que la pulsion de vie. Dans les dossiers de la maltraitance, il est bien souligné que les parents maltraitants ont pour la plupart eu une enfance douloureuse. « Tous les adultes maltraitants que je rencontre ont vécu des enfances très douloureuses » affirme Pierre Lassus (La Vie n°2724).

4. L’homme est libre des déterminismes et des conditionnements

Est-ce à dire que nous soyons définitivement conditionnés par le vécu de l’enfance ? Certes non.

Déjà, heureusement, il est établi qu’un enfant maltraité ne devient pas de manière obligé un parent maltraitant. Par la grâce de Dieu, un chemin de conscience fait rompre les schémas mimétiques. L’amour est plus fort que la mort.

Dans le récit du 4e chapitre de la Genèse l’intervention divine vient affirmer notre capacité de liberté. La pédagogie divine nous enseigne que nous pouvons exercer une libre capacité de réponse face aux événements et aux sollicitations de la vie. Même si cette liberté est altérée, aliénée par différents conditionnements, elle n’en demeure pas moins une disposition fondamentale de l’homme qui peut s’exercer à tout moment. La liberté de l’homme n’est jamais détruite.

Si nous regardons dans notre vie passée, nous constatons que nous n’avons pas su faire différemment de ce que nous avons fait, mais en même temps, la liberté de choix s’est toujours proposée à nous.
Lors de témoignages, combien de fois nous pouvons entendre ou lire : « Je sais que j’avais le choix ». Dans le récit de personnes ayant été victimes d’un accident grave, il est très souvent mentionné qu’il fut donné le choix entre la vie et la mort. Ayant choisi la vie, la situation clinique s’était rapidement améliorée. « Je mets en face de toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie afin que tu vives toi et ta postérité ». (Deut. 30/19)
De même, face à l’offense chacun est libre soit d’entrer dans la spirale du ressentiment puis de la vengeance soit de s’ouvrir au pardon.

La liberté permet l’exercice de la responsabilité. Si nous ne sommes pas responsables de ce qui nous arrive, nous avons par contre la pleine responsabilité de notre attitude, de notre disposition du coe?ur, de notre libre réponse aux évènements.

Comme nous venons de le voir la seule alternative à la vague déferlante de la violence et de la vengeance est le pardon.

5. Le pardon est un acte de liberté

Peut-on survivre aux blessures de l’enfance, à l’agression sans le pardon ? Peut-on être dans la paix et la joie dans une conscience de nos blessures sans le pardon ?

Le pardon est un acte de liberté qui signe une rupture avec la logique meurtrière et libère des mécanismes inconscients de répétition. Le pardon est l’attitude enseignée par le Christ pour entrer dans la vie et rompre avec la mort. Il nous a commandé de pardonner « jusqu’à soixante dix fois sept fois » (Mat. 18/22) c’est dire toujours.
Il nous invite aussi à aimer nos ennemis : « vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux » (Mat. 5/43-45).

Le pardon dont parle Jésus n’est pas psychologique, il dépasse même les forces humaines, car qui peut de ses propres forces aimer ses ennemis. Sans le secours de la grâce cela semble impossible. Ainsi il apparaît d’emblée que l’on ne peut se disposer au pardon qu’en entrant dans la prière.

Comme il est attesté dans l’Evangile ci-dessus, le pardon s’exerce en bénissant : « bénissez ceux qui vous maudissent » et en priant « priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent ». Pardonner signifie que l’on croit plus à la prière qu’en ses propres forces, plus à l’action divine qu’aux capacités humaines. Pardonner c’est faire de chaque blessure un motif de prière. Car sans la miséricorde de Dieu à mon égard, pourrais-je subsister ? (Ps. 130/3). Pardonner c’est rassembler l’ennemi, les ennemis et moi-même dans la même prière.

La prière est là pour ouvrir mon coeur là où il y aurait tant de raisons de le fermer, tant de raisons de se replier sur soi. Prier, c’est renoncer à vouloir se défendre, à vouloir se faire justice, plus particulièrement c’est renoncer à la vengeance. C’est au contraire invoquer la grâce divine pour qu’elle me libère des forces inconscientes et aveugles qui sont prêtes à réagir. C’est désirer rompre avec la logique de la violence pour devenir vraiment « fils du Père qui est dans les cieux ».

6. Le pardon suppose la conversion intérieure

Ainsi le pardon se fonde sur l’esprit de métanoïa, de conversion intérieure, par un passage du tout est dû au tout est don.

Se convertir, c’est se mettre sous le regard du Christ qui vient m’affranchir de la logique de mort et m’aide à faire de chaque épreuve une occasion de sanctification. Ce faisant l’homme transforme, par la grâce, les tendances réactionnelles et négatives en motifs de prière. Ou il priera pour son prochain ou il le jugera. « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi » dit le Christ.

Dans cet esprit, un coeur prêt à pardonner est un coeur qui a conscience de sa propre vulnérabilité, de ses propres failles, de ses propres manques et qui a conscience d’être aimé jusque dans sa misère. C’est un coeur plein de compassion parce qu’il se sait pauvre. Pardonner dans ce sens, ce sera révéler à l’autre qu’il est aimé, le libérer du poids de la culpabilité et du sentiment d’être non aimable.

Le pardon est la réponse que le Christ a adressée à la faiblesse humaine : « Père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23/34).
Il est la réponse adressée à la logique meurtrière. Si le Christ s’est identifié à Abel, il s’est aussi identifié à Isaac et finalement à toutes les victimes : « toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites » (Mat. 25/40). Il s’est fait bouc émissaire, a accepté d’offrir librement sa vie et n’a donné qu’une seule réponse à ses bourreaux : son pardon. Le pardon exprime l’amour plus fort que la mort, fait de la victime un vainqueur : par sa mort il a fait mourir la mort et a brisé toute logique meurtrière. Il a payé le prix nécessaire à l’affranchissement des esclaves, selon l’étymologie du mot rédemption. Il nous a rappelés à notre liberté qu’il nous invite à exercer pour sortir de l’aliénation, de l’esclavage des passions meurtrières qui agissent en nous malgré nous.

Ainsi Jésus nous a rendus libres à l’égard du destin et appelle chacun à devenir le sujet libre et responsable de sa propre histoire, affranchi des mimétismes et des répétitions mortifères. A l’homme de se décider, mieux, de se déterminer pour la vie et de rompre avec la mort par l’exercice du pardon. Celui-ci appelle la grâce, là où la haine du frère faisait obstacle.

7. Le pardon suppose la prière

Le pardon suppose donc la prière, l’appel de la grâce. Il commence dans le coe?ur et dans les pensées. Face à l’offense, soit je me laisse emporter par le jugement contre l’autre, par le ressentiment ou par l’auto-justification, soit je m’ancre dans la prière pour l’autre.

Ainsi les anciens proposaient de remplacer la multiplicité des pensées par une prière répétitive qui soit une invocation de la grâce divine dans le coe?ur de l’offenseur par exemple : « Seigneur Jésus soit béni dans le c?oeur de N… ». N étant le prénom de la personne à qui l’on désire pardonner ou même demander pardon. Cette prière est très efficace et sanctifie en premier lieu celui qui prie.

Dans la prière pour l’autre, il nous est révélé en quoi nous avons à demander pardon ou à pardonner. Il est très important de pouvoir nommer les offenses, nommer les blessures, de savoir sur quoi s’exerce le pardon. Il ne s’agit pas d’être naïf de l’autre ou même de lui trouver des excuses mais de l’aimer tel qu’il est. Pardonner c’est aussi donner à l’autre la possibilité de voir sa faute et de se repentir, c’est aussi l’aider à s’accepter tel qu’il est.

Nommer les blessures de l’enfance, les accepter, autant que cela soit nécessaire, ne suffit pas. Il demeure nécessaire de leur donner du sens, de les intégrer à notre chemin de vie. L’Evangile nous invite à en faire des lieux d’offrande comme le Christ lui-même a répandu par ses blessures offertes la guérison pour l’humanité : « Par ses plaies, tous sont guéris ».

Les blessures qui font de nous des êtres souffrants peuvent devenir des béances par où pénètre la grâce. Elles sont des lieux extraordinaires de conversion et de croissance dans l’amour par la découverte et la reconnaissance des dons de Dieu à mon égard. Puis dans un deuxième temps, elles peuvent devenir des lieux de communion avec tous les blessés de la vie et ainsi m’introduire dans une vraie compassion rédemptrice. « Tes blessures peuvent devenir des fenêtres qui t’ouvriront sur les tourments de tes frères » a pu dire Stan Rougier. Ainsi, le pardon permet de faire de mon passé, des blessures de mon histoire, des lieux de la grâce.

8. Le pardon vrai est un pardon en vérité

Pardon et vérité riment ensemble. La vérité est la condition de la réconciliation. Il ne peut y avoir de vraie relation s’il subsiste des non-dits, si chacun ne reconnaît pas ses fautes pour les assumer dans le repentir, c’est-à-dire dans l’amour de Dieu. Le repentir et le pardon sont liés (Luc 17/3) et ne trouvent leur sens que dans la relation à Dieu qui « ne veut pas la mort du pécheur mais qu’il se convertisse et qu’il vive » (Ez. 18).

Le pardon n’est pas oubli mais expression d’un surcroît d’amour qui perçoit la beauté et la richesse de l’autre sans s’arrêter à l’apparaître, aux apparences. Cela suppose d’avoir un regard neuf qui ne soit pas entaché des mémoires parasites (jugements, critiques…). Pardonner c’est dire à l’autre qu’il est plus que ses fautes ou ses crimes, beaucoup plus que l’image qu’il peut avoir de lui-même. C’est renoncer à réduire l’autre à ses manques ou à ses fautes, à l’enfermer dans un jugement pire dans une condamnation ou dans une culpabilité qui pourraient le mener à l’endurcissement du coe?ur. En final, pardonner à l’autre c’est l’accepter dans sa différence, dans son altérité. Différence vécue non plus comme rivalité mais comme richesse.

L’oubli ne signifie pas le pardon mais le refoulement. Dans le même ordre l’impunité laisse triompher le mensonge et peut être un encouragement à la poursuite des violations.

Si la vérité est nécessaire pour se libérer des répétitions de l’histoire elle doit s’accompagner du pardon. Les deux sont très difficilement conciliables. Beaucoup s’y sont essayés tel Gandhi qui a été un maître en la matière et pour qui la dimension de la vérité était centrale. D’autres s’y essayent encore tel aujourd’hui Nelson Mandela en Afrique du sud.

Faire la vérité est nécessaire pour que les préjudices soient bien établis mais elle doit être accompagnée du pardon pour briser le cycle infernal des rancunes destructrices. En effet, hors de l’esprit du pardon, la blessure engendre la révolte, le ressentiment, la rancune qui vont nourrir l’esprit de vengeance, en bref la violence. Cultiver le ressentiment, c’est prendre le risque d’entrer dans la logique meurtrière du jugement, de l’accusation du frère, de la calomnie dans le secret dessein de se faire justice, de redresser les torts.

9. Distinguer les actes et les personnes

La réaction à l’offense peut entraîner une surenchère de la violence. Les anciens nous invitent dans un premier temps à un processus de désidentification : « Hais le péché mais aime le pécheur » affirmait Saint Augustin. Il s’agit bien de condamner les actes répréhensibles mais d’agir avec discernement et miséricorde vis-à-vis des personnes.

Saint Isaac le Syrien ajoutait : « Ne déteste pas ton frère mais les passions qui lui font la guerre ». C’est préciser que l’ennemi n’est pas le prochain mais les passions qui couvent dans ses membres et… dans les miens.
Pour cette raison le chemin du pardon commence toujours par une conversion personnelle, il se poursuit en usant de violence contre les passions pour conquérir l’amour : « ce sont les violents qui s’emparent du royaume » (Mat. 11/12). La violence qui n’est pas au service de la conquête du Royaume s’exerce contre l’autre.

Etre dans la révolte contre l’autre, c’est n’avoir pas pardonné à la finitude, aux manques, à l’offense, c’est n’avoir pas accepté ma fragilité, ma pauvreté et ne pas avoir posé de regard clair sur moi et ne pas avoir vu mon propre péché. « Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton oeil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’?il de ton frère ».(Mat7/5).

C’est dire combien la pratique du pardon suppose un chemin de conversion et une certaine maturité spirituelle. Son terreau est le désir du pardon. La part de l’homme est de désirer pardonner, de se disposer de tout son être. C’est Dieu qui rendra fécond ce désir par un don d’amour.

Ainsi le pardon devient l’exercice de l’amour par l’ouverture à la grâce sanctifiante. Bien souvent, c’est seulement Dieu, ou le Christ, qui peut pardonner en nous. Il nous fait découvrir que l’amour de Dieu est disponible dans notre coeur, que nous sommes aimés et que cet amour se révèle au fur et à mesure qu’on le donne. Par lui nous apprenons à devenir aimants et à nous libérer de l’aliénation enfantine par laquelle nous sommes en quête constante du regard et de l’amour du proche.

La perspective se renverse. Là où j’avais soif d’être aimé, je découvre par l’exercice du pardon que je suis aimé de Dieu, que je ne peux aimer le proche que par l’amour que Dieu a déposé dans mon coeur. C’est en donnant et en pardonnant que je manifeste l’amour de Dieu pour l’homme.
« Si tu savais le don de Dieu » dit Jésus à la femme samaritaine. Il lui montre que lorsqu’elle a attendu d’être comblée dans son désir d’amour par un être limité, elle a toujours été déçue. (Elle a eu cinq maris et celui avec lequel elle vit n’est pas son mari). Le Seigneur lui révèle que son désir d’amour ne sera comblé que par « l’amour sans limites ».

Le Christ nous invite par la Samaritaine à puiser à la source de l’amour pour pardonner soixante dix fois sept fois, pour établir la paix par le moyen de la miséricorde : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Luc 6,36). Il ne peut y avoir de paix en dehors de l’esprit de vérité et de l’esprit du pardon, en dehors d’une triple démarche de réconciliation : réconciliation avec Dieu, avec soi-même, avec le prochain. Ce qui nous ramène aux deux commandements essentiels de l’amour qui sont toute la loi et les prophètes : « tu aimeras ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces et ton prochain comme toi-même ».

Dans l’exultation de découvrir une telle capacité d’amour dans le coe?ur et par elle d’entrer dans la liberté glorieuse des enfants de Dieu, nous pouvons faire nôtre la prière de Saint François d’Assise :
O Seigneur, que je ne m’efforce pas tant d’être consolé que de consoler
d’être compris que de comprendre
d’être aimé que d’aimer.

Car c’est en donnant que l’on reçoit
c’est en s’oubliant soi-même que l’on se retrouve soi-même
c’est en pardonnant que l’on obtient le pardon
c’est en mourant que l’on ressuscite à la vie éternelle.

Père Philippe Dautais