L’icône : fenêtre ouverte sur le visage intérieur
Conférence donnée par le Père Philippe Dautais le 26 août 2017
Le visage nous ouvre sur une profondeur de la réalité qui laisse apparaitre une dimension immatérielle, insaisissable, transcendante. Une lumière qui n’est pas de ce monde, irradie du visage et l’élève au plan du mystère. Qui n’a pas été touché par un visage ?
« Le christianisme est la religion des visages » affirmait Olivier Clément.
Le visage concentre la dignité de la personne, il dit l’homme dans sa dimension personnelle qu’il est appelé à devenir. Le visage est la manifestation même de l’unité de la personne.
Introduction
Le septième concile œcuménique en 787 a proclamé le triomphe de la vraie foi et l’icône comme expression majeure de la foi chrétienne. Ce concile récapitulait les précédents et affirmait à leur suite le mystère de l’incarnation du Verbe qui est au fondement de la tradition iconographique. Dans le Christ, Dieu est devenu visage. Le visage désigne la personne. De même que la personne est unique, le visage est unique. Dans l’icône, nous ne voulons pas représenter l’humanité du Christ, ce qui confinerait à l’idolâtrie, ni plus sa divinité qui est insaisissable, inconnaissable, invisible mais la personne du Christ qui est vrai Dieu et vrai homme. Le Christ s’est fait chair, il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire attestent les apôtres. Saint Jean l’évangéliste témoigne en ce sens dans sa première épitre : « ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant le Logos, la parole de vie, car la vie a été manifestée, et nous l’avons vue et nous lui rendons témoignage et nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père et qui nous a été manifestée, ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons à vous aussi afin que vous aussi vous soyez en communion avec nous. Or, notre communion est avec le Père et son Fils Jésus Christ ».
Il avait été interdit aux juifs de se faire des représentations de Dieu, cet interdit demeure pour nous car il relève de l’idolâtrie. Toute représentation est le fruit de l’imagination, or, Dieu n’est en rien semblable à l’image que l’on s’en fait. Dieu est Tout Autre. Pour les chrétiens Dieu s’est fait homme. L’incarnation du Verbe, de la deuxième personne de la Divine Trinité est la manifestation, attestée par les apôtres, du visage éternel du Fils de Dieu, Jésus-Christ. Cette révélation nous permet de nous libérer des fausses représentations. L’icône est de ce fait le témoignage essentiel du vrai visage du Fils de Dieu.
L’icône n’est pas une peinture à sujet religieux mais le témoignage du monde transfiguré à travers l’exaltation du visage. Il serait inapproprié de représenter le visage d’un homme ordinaire, comme le font les peintres figuratifs, en l’imprégnant des états d’âme et en accentuant les traits. L’icône n’est pas l’art du portrait. Le portrait en reste aux apparences, à l’extériorité, à l’esthétisme. Le regard du peintre est alors tourné vers la périphérie. Le peintre d’icône, au contraire, cherche à manifester le royaume des cieux qui est au dedans de nous, il se doit de descendre dans le cœur, dans la profondeur pour vivre la rencontre avec Celui qui est plus intime à nous même que nous même. Pour cela il est important qu’il prie et qu’il jeûne. Jeûner afin d’être vide de soi pour Dieu, prier pour être en relation vivante avec la personne que il veut rendre présente par l’icône.
L’icône manifeste le Dieu fait homme ou l’homme déifié par la grâce. L’auréole signifie le rayonnement de la gloire de Dieu qui nimbe le visage et même tout le corps transfiguré. Le Christ lui-même nous a laissé l’empreinte de son visage sur le linge, linge nommé « icône non faite par la main de l’homme », acheiropoiètos ou encore le saint Mandylion célébré le 16 août ; Cette icône est la référence pédagogique dans les ateliers d’iconographie.
En Christ, Dieu est devenu visage. Ce mystère est immense et transcende tous les clivages : cieux –terre ; esprit – corps ; visible – invisible… il magnifie la dimension de la personne qui est au cœur de la foi chrétienne, notamment dans les deux dogmes fondamentaux : La sainte Trinité : une seule nature divine et trois personnes ; l’incarnation du Verbe : une seule personne et deux natures. L’icône atteste le mystère du visage donc de la personne.
Le visage dit l’unicité de la personne.
Le visage nous ouvre sur une profondeur de la réalité qui laisse apparaitre une dimension immatérielle, insaisissable, transcendante. Une lumière qui n’est pas de ce monde, irradie du visage et l’élève au plan du mystère. Qui n’a pas été touché par un visage ?
Pour approfondir le mystère du visage, il est nécessaire de développer la notion théologique de l’hypostase, de la personne. Pour Nicolas Berdiaev, dans l’héritage de la Tradition chrétienne orthodoxe, « La personne est une catégorie axiologique » De l’esclavage p 31. « L’homme est une énigme (De l’esclavage p 27), non comme produit et partie de la nature et de la société mais comme existence personnelle. Le monde entier n’est rien à côté de la personne humaine, à côté de ce qu’il y a d’unique dans un visage humain » p 60. De l’esclavage
Il nous faut en premier lieu, sortir des confusions habituelles entre la personne et l’individu. Théologiquement, la personne a un tout autre sens que dans l’usage commun selon lequel elle se confond avec l’individualité.
Les individus sont anonymes, ils font nombre les uns avec les autres. La planète compte sept milliards d’individus mais chacun a un visage unique, une manière unique d’exprimer la vie, chacun est appelé d’une manière unique par Dieu unique. C’est là le fondement de la personne comme altérité et capacité d’entrer en relation. Le visage dit la personne unique. La notion de personne est à redécouvrir et à comprendre. D’un point de vue fonctionnel, aucun être humain n’est indispensable mais chaque personne est irremplaçable, elle est irréductible aux autres et à la nature. « La personne se définit par la liberté et la responsabilité » p156PA
Le philosophe orthodoxe Nicolas Berdiaev s’est appliqué à faire la nette distinction entre la personne et l’individu. « L’individu, atomos, est une partie indivisible de la nature, une catégorie sociologique et biologique qui appartient entièrement à la nature. Il est une partie du tout naturel et se détache par opposition, délimitation et isolement. « L’individu se rattache par des liens étroits au monde matériel, il est le produit d’un processus génétique. L’individu naît de ses parents, il a une origine biologique, il est déterminé par l’hérédité aussi bien génétique que sociale. Il n’y a pas d’individu sans espèce, comme il n’y a pas d’espèce sans individus…» De l’esclavage p 49. « L’individu vit préoccupé de lui-même. Selon Péguy, il est le bourgeois que chacun porte en lui. Il se tire des difficultés par le conformisme, par l’adaptation » Idem.
Par contre, « La personne n’est pas une catégorie de la nature, elle est une catégorie spirituelle… Pour Berdiaev,
« Elle est tout le contraire de l’auto affirmation égoïste. » L’égo est le fruit d’une détermination par le monde. L’égocentrisme est le péché originel de l’homme, il est au pouvoir de l’objectivation p170. L’homme le plus socialisé, le plus civilisé peut être un homme impersonnel, un esclave sans s’en rendre compte.
« L’égocentrisme détruit la personne ».
La personne n’est pas un produit du processus génétique et cosmique, elle ne naît pas d’un père et d’une mère : elle émane de Dieu, elle vient d’un autre monde. Elle montre que l’homme est le point d’intersection de 2 mondes, qu’une lutte se livre en lui entre l’esprit et la nature, entre la liberté et la nécessité, entre l’indépendance et la dépendance. » De l’esclavage p 47
« La personne vient de Dieu ». « Elle exprime ainsi la possibilité d’une victoire sur le déterminisme du monde ». « Seule la personne possède une unité et une intégrité intérieures ».
« La personne se réalise dans la liberté. L’angoisse qu’elle peut ressentir vient de l’arbitraire toujours possible et qui la guette. L’homme est suspendu à chaque instant entre sa propre réalisation et le néant d’où il vient lui-même ; entre se vider et se remplir, c’est le grand et noble risque de toute existence et la suprême tension de l’espérance ». « Ainsi la personne est en tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre ».
L’identité spirituelle, liée à la personne, est inscrite dans notre biologie et marque chacun d’une singularité non réductible aux autres. Nous ne sommes pas interchangeables. De ce fait, les greffes sont impossibles à moins d’effondrer le système immunitaire, non une fois pour toutes mais constamment.
Pour la théologie orthodoxe, la personne est fondée en Dieu de toute éternité.
Dieu est éternel. La pensée et l’intention divines sont hors du temps. Le logos de chaque être, ce qui fonde son unicité et sa singularité est en Dieu de toute éternité. Chacun de nous est dans la pensée divine et nommé par Dieu de toute éternité. Le Nom fonde la personne. Ainsi la personne est immortelle, indestructible, invariable », elle pré-existe en Dieu dans le principe dit saint Maxime le Confesseur.
Le Logos : principe d’information, principe de la personne
Selon saint Maxime le Confesseur, nous pouvons établir un lien étroit entre la personne et le logos. En ce sens, nous pouvons entendre le premier verset de l’Evangile de Jean : « Dans le principe est le logos » de cette manière : « Dans le principe est la personne ».
Le logos de tout être humain a son fondement dans le Logos (divin) de toute éternité JCL p143 ; 149. Ce logos est principe d’être, au fondement de chaque être.
La personne humaine a son fondement dans le Logos, dans le Verbe, dans le Christ.
Ecoutons attentivement saint Maxime le Confesseur (7e siècle) :
« Chacun des êtres intelligibles (noétiques) et doués de raison, anges et hommes, par le logos même selon lequel il a été créé, qui est en Dieu et est en vue de Dieu, est et est dit part de Dieu à cause de son logos qui préexiste en Dieu comme il a été dit. Assurément, s’il est aussi mû selon celui-ci, il parviendra en Dieu, en qui le logos de son être préexiste, en tant que principe et cause ». Ambigua à Jean 7 p135 PG 91. JCL p150.
Le logos de chacun préexiste en Dieu. Si chacun est mû selon ce logos, « il parviendra en Dieu, en qui le logos de son être préexiste, en tant que principe et cause »
« C’est selon ce logos que Dieu crée au temps opportun l’être qui lui correspond. Il constitue donc l’archétype ou le modèle de cet être dans son essence et sa particularité. Il correspond aussi à l’intention divine quant à son destin : il définit par avance sa fin, le but vers lequel il doit tendre et dans lequel il trouvera son accomplissement, et cette fin est qu’il soit uni à Dieu et devienne dieu par participation. » JCL p150.
Dieu est éternel. La pensée et l’intention divines sont éternelles. Le logos de chaque être, ce qui fonde son unicité et sa singularité est ainsi en Dieu de toute éternité. Dieu nous nomme de toute éternité. Le Nom fonde la personne. Ainsi la personne, le logos de chaque être est éternel, il pré-existe en Dieu dans le principe dit Maxime. C’est selon ce logos, ce principe d’information que nous sommes créés. Ce principe d’information configure les éléments communs de la nature d’une manière unique, formant un génome unique et s’exprimant dans un visage unique. Les cellules du corps se renouvellent sans cesse. Tous les dix ans les cellules sont pratiquement entièrement renouvelées, la personne est immuable, son identité demeure la même au sein de l’impermanence de la nature.
La vocation de l’être humain est de devenir son Nom qui est inscrit sur un caillou blanc Apoc 2/17. Devenir mon Nom, c’est correspondre à l’appel que Dieu m’adresse à chaque instant. En ce sens, devenir soi-même, devenir fils de Dieu, accomplir la volonté divine, réaliser l’intention divine personnelle, atteindre à la ressemblance sont de propositions synonymes. Le mystère du logos, de la personne nous échappe, ce que nous pouvons en percevoir nous donne le vertige. L’image de Dieu dans l’homme est à la racine de cette potentialité folle qui habite chaque être humain. La personne dit la dimension infinie de chaque être humain.
L’icône atteste du mystère de la personne. Mystère qui est au cœur de la tradition judéo-chrétienne.
L’homme créé à l’image de Dieu
Pour la tradition orthodoxe, le fondement de l’anthropologie est l’homme créé à l’image de Dieu. La personne humaine est, de ce fait, un être théo-andrique déclare Berdiaev, (Esc et lib p 59) car il existe dans l’homme un élément divin : « l’image de Dieu », il est ainsi à l’intersection de deux mondes, il contient pour ainsi dire deux natures. Il ajoute, c’est seulement grâce à l’image de Dieu qu’il peut devenir pleinement homme et atteindre la théosis. La personne n’est une personne humaine que pour autant qu’elle est en même temps divino-humaine p 58.
Dans la Bible, la première chose qui soit dite de l’Adam, c’est qu’il est créé à l’image de Dieu. Là se situe sa dimension la plus originelle.
Avant tout, l’homme est créé à l’image de Dieu, il est le reflet de la beauté divine, avant tout, il est une merveille de Dieu. Dans son être profond sont inscrites les qualités divines dont l’amour est la synthèse. C’est donc l’amour qui est originel et non le péché. C’est la liberté qui est originelle et non l’aliénation, c’est la joie qui est originelle et non l’amertume, c’est la santé qui est originelle et non la maladie. Berdiaev s’indignait de ce que la théologie officielle était obsédée par le péché et dénonçait les bavardages sur Dieu. Il magnifiait au contraire l’homme créé à l’image de Dieu qui implique une étroite parenté entre Dieu et l’homme dans la perspective chalcédonienne de la divino-humanité. Dieu avec l’homme et l’homme avec Dieu.
Le philosophe russe Nicolas Berdiaev remarque : « Le christianisme exalte l’homme, voit en lui l’image de Dieu, le déclare porteur d’un principe spirituel qui l’élève au dessus du monde naturel et social et lui attribue une liberté spirituelle qui le rend indépendant de l’empire de César. C’est seulement sur cette base chrétienne qu’il est possible d’asseoir la théorie de la personne.
Les Pères de l’Eglise se sont demandé s’il est possible de distinguer, dans l’homme, l’élément divin? Grégoire de Nysse (4e S) répond clairement à cette question, en partant de ce qui est attesté communément dans l’expérience chrétienne : « c’est l’esprit (noûs) qui fait de l’homme l’image de Dieu. Car l’esprit est la liberté de l’homme ». Il nomme ici une dimension héritée de la philosophie grecque, à savoir le « noûs » qui traduit la notion hébraïque du cœur, non au sens du cœur organe mais du cœur profond qu’Olivier Clément a appelé : cœur-esprit. Nous retrouvons cette référence au « noûs » dans la plupart des ouvrages sur la tradition hésychaste.
Il reste à préciser que l’image de Dieu ne concerne pas seulement l’esprit. Saint Irénée de Lyon affirme que ce n’est pas l’homme qui a offert au Christ le corps pour s’incarner mais que l’homme a été créé à l’image du Christ, corps, âme, esprit. Le Christ est le modèle et c’est l’homme qui est créé à l’image. L’homme est appelé à devenir ressemblant au Christ, à être en tout semblable au Christ qui est l’alfa et l’oméga de l’homme. « Le Christ est l’image visible de Dieu invisible » (Col 1/15). L’homme est un être créé « à l’image de Dieu ».
De l’image vers la ressemblance
L’image, fondement ontologique de l’être humain, de par sa structure dynamique appelle la ressemblance subjective, personnelle. Selon le texte biblique, il est faux de dire que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il est clairement dit en genèse 1/26 et 27 que l’homme est créé à l’image de Dieu pour être fait à la ressemblance. La plupart des Pères de l’Eglise font la distinction entre l’image qui est inscrite dans l’être humain et la ressemblance qui est à acquérir par une coopération divino-humaine. La ressemblance serait le fruit de l’action déifiante de l’Esprit Saint jointe à la coopération de la liberté de l’homme.
Le verbe faire a deux sujets et l’homme et Dieu. La ressemblance est le fruit d’une coopération divino-humaine dans l’accord des deux libertés. Ainsi, l’image divine dans l’homme est semblable à un germe qui tend vers son éclosion : être selon l’image.
L’image de Dieu est donc la marque indélébile de l’être profond dont le principe (logos) ne peut être altéré. Si l’image de Dieu est actuelle, la ressemblance, quant à elle, est potentielle ou virtuelle : elle est à accomplir. L’image se rapporte à la constitution de la nature, l’accomplissement de la ressemblance dépend de la liberté et de la volonté personnelles. L’image comporte des facultés qu’elle doit orienter vers Dieu. La ressemblance correspond à une actualisation des potentialités de l’image.
Ainsi, l’homme, dans la vision Biblique, a été créé à l’image de Dieu (Gen. 1/27) et placé dans un devenir, dans une dynamique de croissance pour atteindre à une pleine maturité. Saint Irénée de Lyon (2e S), et d’autres pères après lui, enseignait que l’homme n’a pas été créé parfait mais en vue de la perfection, qu’il n’a pas été créé immortel mais en vue de l’immortalité, « il était un enfant qui devait encore grandir pour atteindre à sa perfection ». Adam était un enfant riche de potentialités qu’il devait assumer pour atteindre à la pleine maturité de fils de Dieu.
La création à l’image de Dieu situe l’homme face à Dieu, dans une relation. La ressemblance lui donne une orientation, une perspective de croissance qui suppose une coopération, un accord de deux libertés. C’est ce qui donne sens à l’existence et fait de chaque être humain un pèlerin vers lui-même, en chemin de l’image vers la ressemblance.
Saint Grégoire de Nysse (4e s.) affirmera qu’il n’y a pas de limite à ce voyage spirituel, que nous ne cesserons de croître: « de commencements en commencements vers des commencements qui n’auront jamais de fin ». Il n’y aura pas de limite à cette ascension « de gloire en gloire » (2Cor 3/18) car Dieu est infini et inépuisable.
La sanctification de l’homme est donc le fruit de la coopération (synergia) de la liberté de l’homme et de la grâce divine.
La personne n’existe que dans la relation à Dieu qui la fonde. C’est par et dans cette relation que la personne peut advenir à elle-même. L’anthropologie de la personne nous introduit dans une vision unitive de l’être humain. La personne humaine est esprit, âme et corps.
Le mystère de la divino-humanité
Le mystère du visage permet de sortir de la dualité dangereuse dans laquelle s’était enfermée l’occident. Au Dieu contre l’homme du théisme, l’a-théisme avait répondu par l’homme contre Dieu. Il fallait écarter toutes les caricatures de Dieu dénoncées abondamment par les maîtres du soupçon Nietzsche, Marx et Freud, ou plutôt intégrer leur apport pour un christianisme renouvelé, une théologie de la divino-humanité. Renverser les idoles pour découvrir qu’en Christ, visage visible du Père invisible, Dieu est avec l’homme et l’homme avec Dieu. Ensemble Dieu et l’homme, dans une sainte synergie, une sainte coopération peuvent réaliser le but pour lequel tout a été créé, à savoir la déification de l’homme et la transfiguration de l’univers. L’homme créé à l’image de Dieu, dans sa liberté, est appelé à coopérer à l’œuvre divine pour atteindre à la ressemblance et entraîner avec lui tout le cosmos selon ce que dit l’apôtre Paul : « La création toute entière attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu » Rom 8/19.
Il apparait dès lors que l’unicité est pour la personne quelque chose d’absolu p39.
C’est la personne même qui constitue le but de la vie spirituelle chrétienne, c’est elle l’accomplissement total de l’être affirme le Métropolite de Pergame, Jean Zizioulas. Le salut s’identifie à la réalisation de la personne en l’homme. L’icône manifeste le visage de la personne qui a enhypostasié la nature humaine et participe de la vie divine. La personne est divino-humaine.
Le but du salut est que la vie personnelle, réalisée en Dieu dans la Trinité, se réalise aussi au sein de l’existence humaine. L’homme en Christ est un homme parfait seulement en tant que personne, c’est à dire en tant qu’amour et liberté. L’homme parfait est seulement celui qui est vraiment une personne.
Le visage dit l’homme dans sa dimension personnelle qu’il est appelé à devenir.
Notre visage visible actuel n’est que l’apparaître de notre vrai visage, de notre visage intérieur qui se révèlera lorsque nous serons devenus une personne. La personne dans le sens absolu n’existe qu’en Dieu, toute personne humaine n’est en ce monde que son image » affirme P. Evdokimov.
Le visage intérieur dit la beauté divino-humaine in l’art de l’icône p 20. « Le Christ est le plus beau de tous les enfants des hommes » dit le prophète Isaïe. Dans le Christ, nous resplendirons de cette beauté. Cette beauté est manifestée dans le visage transfiguré de l’icône. « Pour rencontrer la Beauté face à face, pour atteindre son rayonnement de grâce, il faut par une trans-ascendance, par un dépassement du sensible et de l’intelligible, franchir les portes du secret du temple et c’est l’icône. » P Evdokimov in l’art de l’icône p 80 L’art de l’icône n’est pas autonome, il est inclus dans le mystère liturgique et ruisselle des présences sacramentelles. La vraie beauté est le rayonnement du Saint Esprit. Dynamique de la lumière, passage du non encore lumière à la lumière dont le point culminant est la transfiguration du Christ ou plutôt la transfiguration des apôtres Pierre, Jacques et Jean qui ont participé à l’expérience de la transfiguration comme le disciple Motovilov devant saint Séraphim de Sarov.
Devenir une personne
On devient progressivement une personne en répondant librement à l’appel de Dieu. Répondre à l’appel, dire oui à la sollicitation divine, c’est faire vivre l’image de Dieu en nous. Faire vivre l’image de Dieu, c’est s’inscrire dans la filiation divine, devenir fils. C’est dans la réponse à cet appel que l’on peut devenir ce qu’on est. Dans la perspective de la personne, la voie spirituelle consiste à co-respondre à l’appel que Dieu nous adresse à chaque instant. Co respondre à l’appel de Dieu, c’est en vérité faire la volonté de Dieu.
La première étape de cette voie est la métanoïa par laquelle, on se rend accessible à l’appel de Dieu. Le baptême est la traduction sacramentelle de la métanoïa.
La deuxième étape est rapportée en genèse 12 par cette parole de Dieu adressée à Abram : « Va vers toi, quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai ».
En référence à ce que nous avons dit sur le logos, aller vers soi-même et aller vers Dieu, c’est la même chose car Dieu est plus intime à soi-même que soi-même.
Par cette parole Dieu ouvre à Abram, le chemin initiatique, devenir soi-même, accéder au « Je ». Dans cette perspective, Abram est invité à quitter son pays, sa parenté, ce qui signifie se libérer de l’esclavage, de l’emprise des conditionnements familiaux, sociaux, culturels. Berdiaev dira se libérer du régime des nécessités et des obligations pour cheminer vers la liberté et s’ouvrir à l’esprit. Pour accéder à soi-même, accéder à la dimension de personne, prendre de la distance, ce qui ne veut pas dire rompre les relations mais se soustraire aux conditionnements. C’est se donner la possibilité de devenir le sujet responsable de sa propre histoire, l’artisan de son propre destin. Pèlerinage vers le logos de son être. La migration d’Abram c’est l’itinéraire spirituel de l’image vers la ressemblance.
Processus de purification et de désidentification qui passe par la connaissance de soi.
Tout commence et se termine pour l’homme par la connaissance de soi nous dit Berdiaev. Cette connaissance est centrée sur la présence de l’image divine qu’il porte en lui.
Ce chemin ne se fait pas sans une lutte.
Qui dit personne, dit combat. La personne lutte pour sa liberté, pour échapper au pouvoir asservissant du monde, dans le refus de l’esclavage p 37 L’ascèse a pour objet essentiellement de préserver l’unité et l’intégrité de la personne, de demeurer dans la fidélité à l’appel reçu et à sa vocation. La personne est inséparable de l’amour, qui est la qualité de la relation De l’esclavage p 71.
Ecole du regard : bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu
L’icône nous ouvre sur la profondeur du réel et de l’humain. Elle nous invite à plonger notre regard au-delà des apparences pour discerner le fils ou la fille de Dieu en chacun de nos frères et sœurs en humanité. Dieu est présent en chaque être humain, créé à l’image de Dieu. La fréquentation des icônes qui est partie prenante de la vie liturgique, permet de sensibiliser notre regard à la présence du royaume des cieux qui est déjà au milieu de nous. Royaume des cieux qu’Olivier Clément nommait Royaume des présences. La vénération des icônes nous fait percevoir, dans l’expérience, que nous ne pouvons pas réduire l’autre à ce que l’on perçoit de l’autre. Le prochain devient pour nous signifiant de la présence du Christ. Saint Silouane de l’Athos aimait à dire : « tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu ». Par l’incarnation le Christ s’est identifié au plus petits de nos frères : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits c’est à moi que vous l’avez fait ».
L’icône est une école du regard, elle est un vecteur de purification du regard. Par la contemplation de l’icône, nous nous éveillons aux réalités célestes et par les réalités célestes à la présence mystérieuse de Dieu au cœur de toutes choses. Nous apprenons par l’icône à voir Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, sans jamais confondre les deux, car Dieu demeure totalement transcendant dans son être mais immanent dans ses modes de présence.
Dans la pratique de l’icône, nous devons soigner particulièrement les visages. Il n’est pas tolérable en iconographie de voir des visages bâclés, grossièrement peints, pire déformés. Ces défigurations trahissent la révélation de la personne. Il faut donc veiller à ce que l’icône soit de qualité.
Au centre du visage, les yeux expriment la présence. Le blanc des yeux est la dernière touche de la réalisation de l’icône, c’est aussi la plus délicate. L’emplacement de ces dernières lumières marquera l’expression du visage. Le regard dans l’icône est intériorisé et nous invite à l’intériorité car le royaume des cieux est au-dedans de nous. L’icône a pour fonction de nous conduire au recueillement et de susciter en nous la prière. Le regard doit inviter à cette attitude chez celui qui contemple l’icône, sinon l’icône ne remplit pas sa fonction liturgique.
Dans l’écriture de l’icône, nous devons veiller à la qualité de transparence des visages car la lumière des visages révèle la dimension lumineuse de la personne. La lumière dans l’icône vient de l’intérieur des visages, elle est irradiation de l’Esprit saint qui a pneumatisé la personne déifiée. « Celui qui participe de la lumière devient lui aussi lumière » dit Saint Maxime. L’icône est la manifestation du monde transfiguré, du visage nimbé de lumière, elle est en ce sens le témoignage de la vraie beauté, la trans-apparition du visage intérieur, du visage éternel de la personne. L’icône de la transfiguration est une référence permanente pour l’iconographe. Elle atteste la réalité du monde à venir qui sera pénétré de la lumière divine. Le Christ sera tout en tous.
L’icône éveille en nous un regard d’aurore, un regard virginal, qui perce au-delà des apparences, qui ne s’arrête pas à la planche peinte mais pénètre par l’image même dans la relation mystérieuse avec le Christ ou la Mère de Dieu ou le saint représenté. Saint Jean Damascène dit que notre vénération va au Christ qui est l’auteur de la création et non à l’objet de l’icône.
La personne est un être de communion. Le visage tourné vers l’autre
La Bible voit en Adam à la fois chaque être humain et toute l’humanité. En Adam, elle met en évidence l’unité et la diversité. Unité du genre humain et diversité des visages.
Le récit biblique s’accomplit dans l’avènement du visage in l’art de l’icône p 86 et 87
« Le visage humain constitue le sommet du processus cosmique » p 42 Dans le monde à venir, le cosmos sera récapitulé dans chaque visage.
En attendant, se profile à l’horizon le « Sans visage » que le professeur Jacques Yves Cousteau appelait Mr Market, car nous ne pouvons pas mettre de visage derrière le monde de la finance. Ce « sans visage » dit l’homme coupé de l’image de Dieu, l’homme animalisé, robotisé, réduit à sa dimension biologique et mécanique qui tente de prendre la tête de l’humanité. Ce « sans visage », l’anti visage ou anti Christ.
La seule parade est l’avènement de la personne, avènement qui n’est possible qu’en Christ. Dans la Tradition chrétienne, il n’y a rien de plus profond que la personne et la communion des personnes. La source de cette réalité est la Trinité comme communion de trois personnes distinctes. La contemplation des mystères nous fait accéder au vrai visage de Dieu dans l’homme, visage intérieur qui ruisselle de beauté et d’amour. Le visage de l’homme sacrement de la beauté.
Le christianisme est la religion des visages affirmait O Clément p 151. Sa finalité est la communion des personnes en Dieu.
« La personne ne connaît que les rapports de rencontre et de communion » conclut Berdiaev De l’esclavage p 56 .
L’émerveillement devant chaque visage a conduit Olivier Clément vers le cœur de la théologie patristique. Le visage est tourné vers l’autre. Nul ne peut voir son propre visage seulement le reflet. Le visage tourné vers l’autre signifie que l’homme est un être de relation. C’est grâce à la relation à l’autre que nous avons pu vivre et que nous nous sommes enrichis. Nous avons soif de la relation mais nous ne savons pas aisément vivre sur le mode de la relation. Pour s’ouvrir à l’autre, nous avons besoin d’être enracinés en nous-mêmes. Quand nous ne le sommes pas, nous mettons en place des systèmes de défense et des mécanismes de protection. Nous ne sommes pas alors dans une relation de transparence mais dans le jeu des personnalités. Le visage devient alors le masque derrière lequel on se cache. Il devient de ce fait difficile de vivre des relations profondes, elles deviennent superficielles et complexes car marquées par les projections, les attentes, les calculs, les blessures, en final par le psychisme.
Etre en vérité dans la relation suppose de tomber le masque. Pour tomber le masque, il est nécessaire de se sentir en confiance. On ne peut se sentir en confiance avec l’autre que si l’on vit une relation apaisée avec soi-même. Pour vivre cette relation apaisée, nous avons besoin d’être réconciliés avec nous-mêmes et notre propre histoire. Un chemin de purification du cœur est nécessaire pour vivre une qualité de relation avec l’autre. Ce chemin est celui de l’accès au sujet, à la personne. C’est par et grâce à la relation à l’autre que je peux accéder à mon être profond. L’homme n’advient à lui-même que dans la relation à l’autre.
Adam, l’être humain est en devenir. Il est potentiellement humain et de ce fait, en voie d’humanisation, de divino-humanisation dira Berdiaev, donc de spiritualisation ou pour être plus précis de pneumatisation. L’Esprit saint est le seul artisan du progrès spirituel, le seul qui puisse nous configurer au Christ qui est notre modèle car ressemblant à Dieu selon son propre témoignage : « Qui m’a vu a vu le Père ».
Il nous a donné ce commandement qui récapitule toute la loi et les prophètes : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mat.22/37-40). Le message biblique puis celui de l’Evangile sont très explicite à cet égard.
« Tu aimeras… ». Cette invitation du Christ situe l’axe de la spiritualité judéo-chrétienne, invitation à croître dans l’amour qui est présenté comme le seul vrai critère : « A ceci, tous reconnaitront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jean 13/35).
C’est par la vertu de la relation à l’autre et au Tout Autre que se construit le « tu aimeras ». Nous pouvons le constater par le récit des Evangiles : Jésus s’investit pleinement dans la relation avec ses interlocuteurs. C’est par la qualité de relation qui favorise la confiance que s’opèrent les guérisons. Il le souligne lui-même en disant à la personne guérie : « va, ta foi t’a sauvé ». C’est la relation de confiance, de foi qui sauve. La Prière est le mode de relation privilégié de la vie spirituelle. En ce sens, le Christ est la fin de toute religion. Il replace la perspective religieuse du salut dans l’intériorité, dans la qualité de relation vécue avec l’autre, dans l’amour qui est Dialogue du je et du tu, dialogue de personne à personne. Selon Berdiaev, « La personne est inséparable de l’amour, qui est la qualité de la relation » De l’esclavage p 71. « L’amour est le chemin qui conduit à la réalisation de la personne. Et il y a deux types d’amour nous dit Berdiaev : l’amour ascendant et l’amour descendant, l’amour érotique et l’amour agapique. Les deux sont nécessaires à la réalisation de l’homme » De l’esclavage p 71. Rencontre de deux désirs : désir de l’homme et désir de Dieu. Répondant à la sollicitation divine, l’homme s’ouvre par son éros même à l’amour oblatif de Dieu. Son désir se dépouille de toute tentation de possession pour devenir offrande.
La relation d’amour est personnelle, un dialogue de personne à personne. Le rapport entre les personnes divines est personnel et le rapport de Dieu à l’homme est personnel : la Bible nous parle du : Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob. Ce n’est pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob mais un Dieu personnel qui vit un mode unique de relation avec Abraham, un mode unique avec Isaac, un mode unique avec Jacob. Il y a autant d’unions à Dieu que de personnes humaines. L’icône nous fait pressentir la communion des saints, communion des visages et des présences.
La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, la vie de l’homme c’est la vision de Dieu. L’icône en est l’anticipation.