L’anthropologie chrétienne selon la Tradition orthodoxe
Conférence donnée à l’ICT en février 2012
Il est utile de rappeler que la pensée théologique orthodoxe est enracinée dans l’enseignement des Pères de l’Eglise qui sont considérés comme les témoins qualifiés de la tradition reçue des apôtres. Les Pères ont eu chacun leur manière de présenter la conception chrétienne de l’homme. Il n’existe donc pas de présentation monolithique de l’anthropologie, encore moins de position dogmatique. D’autre part, cette présentation se veut cohérente avec la tradition de l’expérience telle qu’elle est décrite dans les témoignages des Pères de l’Eglise indivise, laquelle vient confirmer la révélation biblique comme description de l’intériorité de l’être humain.
L’anthropologie biblique
La vision chrétienne de l’homme est naturellement inspirée du récit biblique et de la tradition hébraïque. Les Juifs ont une vision unitive de l’être humain. Ils le considèrent comme un tout : chair (basar) pénétrée de souffle (néfesh), où la chair est moins le corps, que l’homme tout entier dans sa dimension cosmique et la néfesh représente la vitalité de la chair, ce qui la met en mouvement.
Dans cette approche, la chair ne se saisit jamais à part du souffle, de l’impulsion vitale. La chair sans le souffle n’est plus chair mais cadavre. A préciser que le mot corps n’existe pas en hébreu, on ne peut donc identifier la chair au corps.
La Bible introduit aussi la notion du « Ruah » qui qualifie l’Esprit de Dieu. L’Esprit de Dieu insuffle la grâce dans la créature qui est, selon le livre de la genèse, inachevée donc inscrite dans une dynamique d’accomplissement. La « Ruah » permet la cohérence des deux parties constitutives de l’homme, leur unité.
Nous sommes loin d’une vision statique de l’homme qui serait composé d’éléments juxtaposés. Ici, l’être humain est inscrit dans une dynamique et une perspective. Après la résurrection, le corps de l’homme sera un corps spirituel, un corps « pneumatisé (1)» dont le principe de vie sera l’énergie même de l’Esprit Saint. Ce corps transfiguré exprimera l’âme, elle-même illuminée et divinisée par cette lumière divine.
Ainsi l’homme n’a d’existence que par participation au Ruah, c’est ce que Saint Paul rappelle aux Corinthiens : « Ne savez-vous pas, dit-il, que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous? » (1Cor 3/16). Ailleurs il dira: « ne savez vous pas que votre corps est le temple du Saint Esprit (Pneuma, traduction grecque du Ruah hébreu)) qui est en vous ? » (1Cor 6/19)
Ainsi, il n’est pas le tombeau de l’âme, comme le pensait Platon, mais « l’instrument de musique animé par l’Esprit » selon la belle expression de Saint Grégoire de Nysse (4e s.). Dans cette approche, être spirituel ce n’est pas s’échapper du corps mais s’ouvrir dans son corps à l’action déifiante du Ruah, de l’Esprit. L’apôtre Paul appelle « spirituels ceux qui sont dociles à l’Esprit et sont la demeure du Saint Esprit qui est en eux » (1Cor 3/16). Pharisien, fils de pharisien, il enseigne une anthropologie sémite, laquelle s’exprime dans ses lettres, notamment en 1 Thess 5/23 : « Que le Dieu de la paix, lui-même, vous sanctifie totalement et que votre être entier : l’Esprit (Pneuma), l’âme et le corps, soit gardé irréprochable pour l’avènement de Notre Seigneur Jésus Christ ». Selon saint Irénée de Lyon (2e S), l’apôtre a, par cette parole, « clairement défini l’homme parfait et spirituel », « car la chair modelée, à elle seule, n’est pas l’homme parfait : elle n’est que le corps de l’homme, donc une partie de l’homme. L’âme, à elle seule, n’est pas davantage l’homme : elle n’est que l’âme de l’homme, donc une partie de l’homme. L’Esprit non plus n’est pas l’homme : on lui donne le nom d’Esprit, non celui d’homme. C’est l’union et le mélange de toutes ces choses qui constitue l’homme parfait » (Contre les hérésies V,6,1). L’homme parfait est celui qui participe pleinement à la vie de l’Esprit.
Tous les Pères n’ont pas adopté cette approche, pour autant, ils sont étrangers à tout dualisme opposant l’intelligence et la matière. Ils distinguent toutefois en l’homme, deux états successifs :
- sa condition actuelle, historiquement marquée par le péché
- sa condition eschatologique, marquée par le retour du Christ, où l’homme et la création seront transfigurés par l’effusion des énergies de l’Esprit Saint.
C’est cette condition finale de l’univers qui était dans le plan divin initial et finalement se réalisera.
Dans la condition actuelle, l’homme est soumis à la servitude et aux lois de la biologie (par le besoin de se nourrir, de suivre les cycles naturels et de se reproduire sexuellement), il est aussi sujet à la souffrance, à la mort, à la décomposition.
Après la résurrection, il sera totalement libéré et sera revêtu d’un corps spirituel (le corps et l’âme seront pneumatisés) et plongé dans la lumière divine (1 Cor 15/35-49). Chacun gardera son identité propre : Pierre restera Pierre, Philippe restera Philippe…
L’homme créé à l’image de Dieu
Avant tout, les Pères ont fait la distinction entre l’incréé et le créé, entre le Créateur et la créature. Ils ont rappelé la dimension transcendante de Dieu qui est Tout Autre par rapport au cosmos créé et à l’être humain. Ainsi l’homme n’est pas de nature divine mais créé à l’image de Dieu. Cette distinction n’introduit pas un dualisme, elle fait coïncider l’altérité et la parenté entre l’homme et Dieu. A ce titre, je me permets de préciser ce que les chrétiens orthodoxes entendent par « image de Dieu ».
Avant tout, l’homme, créé à l’image de Dieu, est le reflet de la beauté divine, avant tout il est une merveille de Dieu. Dans son être profond sont inscrites les qualités divines dont l’amour est la synthèse. C’est donc l’amour qui est originel et non le péché. C’est la liberté qui est originelle et non l’aliénation, c’est la joie qui est originelle et non l’amertume, c’est la santé qui est originelle et non la maladie. L’homme créé à l’image de Dieu est porteur de sa propre liberté « car le divin est transcendant à l’homme et en même temps, le divin est mystérieusement uni à l’homme. C’est cela et cela seul qui rend possible l’apparition dans le monde de la personne non asservie au monde » Berdiaev (esclavage et liberté p 48). Lequel ajoutait : Dieu est une liberté réalisée, l’homme est une liberté en voie de réalisation, en voie d’accomplissement.
Les Pères de l’Eglise se sont demandé s’il est possible de distinguer, dans l’homme, l’élément divin? Grégoire de Nysse (4e S) répond clairement à cette question, en partant de ce qui est attesté communément dans l’expérience chrétienne : « c’est l’esprit (noûs) qui fait de l’homme l’image de Dieu. Car l’esprit est la liberté de l’homme ». Il nomme ici une dimension héritée de la philosophie grecque, à savoir le « noûs » qui traduit la notion hébraïque du cœur, non au sens du cœur organe mais du cœur profond qu’Olivier Clément a appelé : cœur-esprit. Nous retrouvons cette référence au « noûs » dans la plupart des ouvrages sur la tradition hésychaste. Nous reviendrons sur cette notion fondamentale plus loin.
Il reste à préciser que l’image de Dieu ne concerne pas seulement l’esprit. Saint Irénée de Lyon affirme que ce n’est pas l’homme qui a offert au Christ le corps pour s’incarner mais que l’homme a été créé à l’image du Christ, corps, âme, esprit. Le Christ est le modèle et c’est l’homme qui est créé à l’image. L’homme est appelé à devenir ressemblant au Christ, à être en tout semblable au Christ qui est l’alfa et l’oméga de l’homme. « Le Christ est l’image visible de Dieu invisible » (Col 1/15). L’homme est un être créé « à l’image de Dieu ».
De l’image vers la ressemblance
L’image, fondement ontologique de l’être humain, de par sa structure dynamique appelle la ressemblance subjective, personnelle. Le germe (avoir été créé à l’image) conduit vers son éclosion : être selon l’image.
L’image de Dieu est donc la marque indélébile de l’être profond dont le principe (logos) ne peut être altéré. Si l’image de Dieu est actuelle, la ressemblance, quant à elle, est potentielle ou virtuelle : elle est à accomplir. L’image se rapporte à la constitution de la nature, l’accomplissement de la ressemblance dépend de la liberté et de la volonté personnelles. L’image comporte des facultés qu’elle doit orienter vers Dieu. La ressemblance correspond à une actualisation des potentialités de l’image.
Les versets 26 et 27 du livre de la genèse viennent confirmer la dynamique pneumatique que nous avons esquissée. Au verset 26, Dieu dit : « faisons l’homme à notre image, capable de ressemblance et qu’il domine… ». La plupart des Pères de l’Eglise font la distinction entre l’image qui est inscrite dans l’être humain et la ressemblance qui est à acquérir par une coopération divino-humaine. La ressemblance serait le fruit de l’action déifiante de l’Esprit Saint et de la coopération de la liberté de l’homme.
Ainsi, l’homme, dans la vision Biblique, a été créé à l’image de Dieu (Gen. 1/27) et placé dans un devenir, dans une dynamique de croissance pour atteindre à une pleine maturité. Saint Irénée de Lyon (2e S), et d’autres pères après lui, enseignait que l’homme n’a pas été créé parfait mais en vue de la perfection, qu’il n’a pas été créé immortel mais en vue de l’immortalité, « il était un enfant qui devait encore grandir pour atteindre à sa perfection ». Adam était un enfant riche de potentialités qu’il devait assumer pour atteindre à la pleine maturité de fils de Dieu.
S’il a été créé à l’image, il doit être fait selon la ressemblance. Ce mot faire, qui n’est pas le même que le mot créé en hébreu, exprime le projet divin qui suppose l’action des deux mains du Père à savoir le Verbe et l’Esprit ainsi que la libre participation de l’homme. Dans la genèse, les deux notions sont bien distinguées : d’une part, Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image capable de notre ressemblance » (Gen. 1/26), d’autre part « Dieu créa l’homme à son image » (Gen. 1/27), tel est le fondement et l’axe de toute l’anthropologie chrétienne des premiers siècles et dans la suite de l’anthropologie orthodoxe. La création à l’image de Dieu situe l’homme face à Dieu, dans une relation. La ressemblance lui donne une orientation, une perspective de croissance qui suppose une coopération, un accord de deux libertés. C’est ce qui donne sens à l’existence et fait de chaque être humain un pèlerin vers lui-même, en chemin de l’image vers la ressemblance.
Saint Grégoire de Nysse (4e s.) affirmera qu’il n’y a pas de limite à ce voyage spirituel, que nous ne cesserons de croître: « de commencements en commencements vers des commencements qui n’auront jamais de fin ». Il n’y aura pas de limite à cette ascension « de gloire en gloire » (2Cor 3/18) car Dieu est infini et inépuisable.
La sanctification de l’homme est donc le fruit de la coopération (synergia) de la liberté de l’homme et de la grâce divine.
Corps, âme, esprit ou Esprit
Le mot « esprit » en français amène une confusion car il traduit deux mots grecs différents : Pneuma et noûs. L’habitude a été prise de traduire noûs avec un petit « e » pour signifier l’esprit de l’homme et Pneuma avec un « E » majuscule pour l’Esprit de Dieu. L’introduction du noûs vient de l’influence platonicienne. L’expérience spirituelle chrétienne a confirmé et précisé la dimension noétique de l’être humain et l’a assimilé au cœur profond distinct du cœur organe.
Le noûs ou cœur-esprit
La distinction entre l’esprit et l’âme s’avère essentielle dans l’expérience spirituelle. Cette distinction nous vient de Platon (son équivalence en hébreu est le cœur : Lev). Il avait perçu qu’en son intériorité, l’âme prend conscience de son aspiration à la transcendance. Cette dimension intérieure de l’âme, il l’a appelé noûs. Il semble bien cependant qu’il ait confondu l’aspiration à la transcendance avec la Transcendance elle-même, déduisant par là-même l’immortalité de l’âme de la «connaturalité de l’âme avec le divin ». Pour les chrétiens, le noûs est comparé à un miroir dans lequel se reflète l’image de Dieu. C’est de ce miroir que nous parle l’apôtre Paul lorsqu’il dit : « pour l’instant, nous voyons au moyen d’un miroir mais alors nous verrons face à face » 1Cor 13/12. Le noûs est apparenté à un organe de vision et est appelé à cet effet : « œil du cœur ». Au sens premier, il est l’organe de la prise de conscience, il est la possibilité, au sein de l’âme, de prendre conscience des états d’âme et de nommer les mouvements de l’âme : les humeurs, les émotions, les sentiments, les passions… C’est aussi par lui que nous pouvons accéder à la contemplation des mystères et à la vision de Dieu : « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu ». Lorsque nous parlons de la dimension tripartite de l’être humain : corps, âme, esprit, habituellement, nous évoquons le noûs et non le pneuma. Appelé aussi fine pointe de l’âme ou partie supérieure de l’âme, le noûs s’identifie au cœur profond comme capacité de silence, de conscience et de détermination.
– la capacité de silence intérieur (ou hésychia) s’expérimente dans la prière et la méditation, elle traduit un état imperturbable de l’être.
– la capacité de conscience et de parole permet à l’homme de prendre conscience des mouvements intérieurs, des états d’âme, et de pouvoir les nommer.
– la capacité de décision et de détermination permet de s’inscrire puis de demeurer dans un dynamisme intérieur sans se laisser distraire par les sollicitations du monde ou se laisser détourner par les pensées parasites.
Le chemin spirituel consiste en la restauration de ces capacités originelles pour les rendre opératives. Cette restauration pose la double exigence de la vie de prière et de la purification du cœur-esprit. Le moyen employé est l’exercice pratique de l’ascèse. Le but de l’ascèse est l’acquisition de la primauté du noûs sur l’âme et sur la chair donc le rétablissement de l’ordonnancement initial. L’être humain a pour tâche d’acquérir l’autorité de la conscience sur les mouvements naturels, de passer de l’état de soumission aux passions à l’application de la volonté divine. Passage de l’esclavage vers la liberté signifié par l’exode des hébreux de la terre d’exil (Egypte) vers la terre promise.
Nous rappellerons que le monde angélique est purement noétique. L’être humain a des capacités noétiques qu’il doit mettre en œuvre pour atteindre à sa stature de fils (ou fille) de Dieu et devenir roi de la création, ce qui ne veut pas dire asservir ou maltraiter mais spiritualiser la nature, lui permettre d’exprimer pleinement ses potentialités sacramentelles.
Dans la tradition orthodoxe, le noûs est généralement identifié à l’image de Dieu. Il a une fonction d’intégration de la personnalité : corps et âme. Il est le centre du conscient et de l’inconscient ainsi que l’organe central des sens intérieurs, la racine de tout, le point de rencontre entre Dieu et l’homme, là où l’homme rencontre Dieu face à face. Il est appelé par l’apôtre Paul : l’Homme intérieur.
Le rapport de l’ensemble corps, âme, esprit au Pneuma
Pour certains pères et selon l’apôtre Paul (1Th 5/23), le terme Esprit (Pneuma) désigne le don du Saint Esprit ou la grâce du Saint Esprit qui est la vie même de Dieu.
C’est par la grâce que nous devenons « participants de la nature divine » (2 Pierre 1/4). « Par la grâce, nous sommes pénétrés et imprégnés de Dieu, nous vivons en Lui et de Lui, nous participons à sa nature, comme le fer rouge participe à la nature du feu, et tout en restant fer, devient feu, brillant comme le feu. Par la grâce, nous sommes déifiés, par la grâce nous sommes fils de Dieu » selon saint Maxime le Confesseur.
La déification est une « pneumatisation » ou spiritualisation de tout l’être : du corps, de l’âme et du noûs. L’homme devient pleinement humain, parfait selon l’expression citée de saint Irénée, lorsqu’il est pénétré par la grâce dans son corps, son âme et son intelligence (noûs). Grâce qui ouvre son intelligence à la contemplation des mystères et à la vision de Dieu. Grâce par laquelle l’être humain peut devenir participant de la vie divine : « la vie de l’homme sera la vision de Dieu » St Irénée de Lyon.
L’unité ontologique de toute l’humanité
La Bible voit en Adam à la fois chaque être humain et toute l’humanité. En Adam, elle met en évidence l’unité et la diversité. Unité du genre humain et diversité des visages. Coïncidence de l’unité et de la diversité.
Chaque être humain a une manière unique d’exprimer l’humanité qui nous est commune. Chacun a un mode d’être qui lui est propre selon des configurations uniques exprimées dans son code génétique unique et manifesté dans son visage unique. La diversité est le miracle de la vie. Elle est une richesse essentielle.
Dieu n’a créé en réalité qu’un seul Homme, l’Adam-Humanité. Ce qui porte atteinte à un être humain se répercute dans l’entière humanité. Nous sommes tous un en Adam. Toute l’humanité est en lien organique où chacun de nous est une cellule d’un grand corps qui forme une unité vivante et organique. Par ce fait, nous sommes tous solidaires et responsables les uns des autres. Nous participons tous de la même humanité, de la même chair (Isaïe 58/7), « nous sommes membres les uns des autres » (Eph 4/25). Ce que je fais à l’autre, je me le fais à moi-même. Nous sommes invités à entrer dans cette conscience pour enfin respecter chaque être humain et le considérer comme une partie de soi-même. Le respecter et le considérer comme un frère ou une sœur en humanité, cela veut dire prendre soin de lui au lieu de le vivre comme un rival ou une menace. Prendre soin de lui, c’est aussi prendre soin de sa différence, de ce qu’il porte d’unique et d’irremplaçable.
Dans cette pensée unitive, Saint Silouane de l’Athos affirme : « Notre frère est notre propre vie ». Celui qui méprise son frère méprise sa propre chair (Saint Jean l’évangéliste). Mystère de l’unité ontologique de la nature humaine, de l’humanité. Celui qui tue son frère se tue lui-même. Tout ce que tu n’aimes pas chez l’autre traduit à un certain degré ce que tu n’aimes pas en toi. C’est pourquoi, selon Saint Silouane de l’Athos nous ne devons avoir qu’une seule pensée et une seule espérance : « que tous soient sauvés. »
Adam est créé mâle et femelle
D’autre part, selon la Bible, Adam est créé mâle et femelle, masculin et féminin. Dans le premier livre de la genèse, la création se révèle être un processus de différenciation. Le terme habituellement utilisé dans les traductions est : séparation. Or ce mot aujourd’hui évoque l’idée de rupture, c’est pourquoi, il est préférable d’employer, en toute rigueur, le terme de différenciation, qui est un principe de vie. La différenciation conjugue la distinction et le lien. Deux cellules différenciées sont séparées et interagissent. Dans le premier chapitre de la genèse, Dieu distingue, dans le dynamisme de la création, les cieux et la terre, la lumière des ténèbres, les eaux d’en haut des eaux d’en bas, le sec de l’humide, Adam de la Adamah et le masculin du féminin. Les pères de l’Eglise diront : « Dieu distingue sans séparer pour unir sans confondre ». Les distinctions appellent des mariages successifs. La vocation de chaque être humain (homme ou femme) est d’atteindre à l’unité intérieure par le mariage des polarités qui le constituent. Il est invité à reconnaitre l’autre part de lui- même, à l’épouser, pour atteindre à la plénitude de son être. Le mariage homme- femme traduit au plan existentiel cette œuvre fondamentale.
C’est pourquoi l’Eglise donne une place privilégiée au mariage en ce qu’il représente le dynamisme même de la vie spirituelle puis de l’union à Dieu. Dans la Bible, tout est mariage. Au cœur de la Bible, le Cantique des Cantiques est là pour nous le rappeler. A ce titre la distinction des sexes, des genres masculin et féminin, s’inscrit dans la distinction féconde des polarités. La rencontre avec l’autre en tant qu’autre complémentaire est possibilité de dépassement et de plénitude. Dans une telle rencontre, il y a plus que l’un et plus que l’autre, il y a l’un et l’autre et ce qui circule entre l’un et l’autre ; il y a aussi ce qui nous échappe en soi et en l’autre et que nous pourrions appeler le tiers caché.
La dynamique spirituelle
Il convient maintenant, autant qu’il est possible dans le cadre d’un exposé, de décrire les modes du chemin de croissance de l’image vers la ressemblance. Les Pères de l’Eglise rappellent que l’Adam est créé par Dieu qui a communiqué à l’être humain les capacités nécessaires pour sa croissance. En ce sens, les Pères distinguent trois fonctions essentielles ou puissances de l’âme : la puissance désirante, la puissance irascible et la puissance raisonnable ou noétique. Ces trois fonctions, bien orientées, devaient initialement permettre à Adam (nom générique qui désigne chacun de nous) de vivre sa dignité royale, sacerdotale et prophétique.
– La puissance désirante lui était donnée pour désirer Dieu et aspirer à vivre en Dieu. Elle est le moteur pour conduire de l’image vers la ressemblance, pour l’élévation spirituelle. « Le comble du désirable, c’est devenir dieu » disait Saint Basile le grand (4e S).
– La puissance irascible est la capacité de détermination pour persévérer dans la quête de Dieu et ne se laisser détourner ni à droite ni à gauche.
– La puissance noétique est capacité de vision pour une juste orientation des deux premières puissances. C’est par la capacité noétique que l’Homme peut discerner la présence et l’action divines en toutes choses.
Le péché (mot qui signifie, en hébreu et en grec, rater la cible ou mal viser) opère une déviation par rapport à l’orientation initiale. Au lieu de se tourner vers Dieu, vers l’originel, la puissance désirante s’oriente vers la réalité sensible, elle s’asservit aux biens de ce monde et s’enferme dans les apparences. La puissance irascible s’asservit à la volonté propre, à la volonté égocentrique qui recherche les satisfactions immédiates. La violence entre en scène comme mode de défense face à l’autre vécu comme une menace, pour défendre les intérêts propres et pour obtenir l’objet de la convoitise. Elle s’exprime sous forme de colère et de révolte.
La puissance noétique devient aveugle et s’enferme dans la vision des apparences. Elle se réduit à l’intelligence rationnelle qui tend à objectiver, comparer, évaluer, classer, faire des raisonnements selon une logique du monde. Elle fonctionne sur le passé et le connu. Elle est incapable de produire de la nouveauté.
Le combat invisible
Ces déviations, qui sont la marque du péché, vont engendrer les passions par la force de l’habitus.
Que sont les passions ?
Le mot passion vient du grec « pathon » qui a donné pathologie et exprime une déviation. Les passions sont différentes facultés de l’âme et du corps détournées de Dieu et orientées vers la réalité sensible, vers les expressions éphémères et limitées de la vie. Les passions sont le détournement de l’unique passion qui est l’amour. N’étant plus focalisé vers la source de son être, l’homme devient victime et esclave de ses désirs multiples : « l’intelligence est captive » dit saint Isaac le Syrien (7e S). Il poursuit: «l’intelligence tombée dans la sensation charnelle n’a plus qu’une connaissance mondaine et produit des pensées malades ». L’âme s’atomise et devient la proie du monde sensible.
Selon saint Maxime : « La passion est un mouvement « contre nature » de l’âme par suite d’un amour déraisonnable ou d’une aversion irréfléchie pour un objet sensible quelconque ». L’état « contre nature » de l’âme est le mouvement passionné.
Le péché réside donc dans une certaine attitude de l’homme, dans un mésusage des puissances de son âme ; il résulte d’une mauvaise orientation du désir originel qui n’est plus selon sa finalité naturelle. Il est, pour la tradition spirituelle, une maladie de l’être, une déformation de notre nature véritable, une grimace de notre réalité profonde. Les passions sont les maladies du vieil homme. « Le Mal est inhérent à la passion » dit saint Antoine le grand.
Les passions sont ainsi des déviations volontaires du « selon la nature » au « contre la nature » selon saint Jean Damascène. Les passions sont finalement des blocages, des usurpations, des déviations destructrices du désir fondamental de l’homme. Elles expriment différentes formes d’idolâtrie et rendent l’homme esclave, lui faisant perdre la tranquillité des pensées et, obscurcissant l’âme par des afflictions, elles lui font perdre la paix.
Les passions viennent de ce que l’homme donne plus d’importance au monde qu’à Dieu et fait dépendre sa vie plus des réalités de ce monde que de Dieu.
Depuis la transgression, l’homme intérieur se modèle sur les formes extérieures. L’homme considère les choses et les êtres non en ce qu’ils sont mais relativement au degré de son désir à leur égard. C’est selon le profit ou le plaisir qu’il peut en retirer qu’il en établit l’importance ou les jugements de valeur. Le monde devient ainsi pour l’homme une projection fantasmatique de ses désirs, les créatures des moyens de satisfaire ses passions, des instruments de sa jouissance sensible.
En accord avec de nombreux Pères de l’Eglise, dans la continuation de la Tradition biblique et hébraïque, saint Irénée de Lyon considère que « trois éléments constituent l’homme parfait: la chair (Basar/sarx), l’âme (nefesh, psyché) et l’Esprit (Ruah/pneuma). L’une d’elles sauve et forme, à savoir l’Esprit, une autre est sauvée et formée, à savoir la chair ; une autre enfin se trouve entre celles-ci, à savoir l’âme, qui tantôt suit l’Esprit et prend son envol grâce à lui, tantôt se laisse persuader par la chair et tombe dans des convoitises terrestres » (Contre les hérésies V9-1). Détournée du Souffle, l’âme meurt spirituellement et entraîne le corps avec elle. Elle tente de survivre par l’effet des compensations illusoires qui aboutissent tôt ou tard à des souffrances, maladies, corruptions, et finalement à la mort. Dans ce même sens, Saint Grégoire de Nysse montrera que « si l’âme se tourne vers l’Esprit, elle se spiritualise, si elle se tourne vers la chair, elle se matérialise ». Nous retrouvons ici l’articulation entre la « nefesh » et le « Pneuma ». Le composé chair-âme peut s’enfermer sur lui- même et refuser de s’ouvrir au Souffle de vie. L’âme, n’étant plus nourrie par l’Esprit, parasitera le corps qui cherchera dans le monde créé des compensations à son manque fondamental. Elle devient aliénée aux besoins matériels. L’âme qui a soif d’absolu cherchera à travers les réalités sensibles et les expressions éphémères et limitées de la vie ce qui peut combler son désir infini. Elle aura tendance à absolutiser le relatif, à se passionner pour ce qui n’est rien et tombera dans l’idolâtrie. Le rapport passionné au monde est alors l’expression d’une rupture avec la dynamique de croissance. C’est cette rupture qui a été appelée chute, laquelle signifie une incapacité à croître dans une juste orientation du désir.
Au contraire dans une autre disposition de la liberté, l’homme peut s’ouvrir à la grâce de l’Esprit, se laisser pénétrer par le Souffle Divin qui vient le sanctifier, le spiritualiser, le pneumatiser et dynamiser toutes ses facultés. « L’Esprit est le seul artisan du progrès spirituel. Celui qui a l’Esprit est éclairé, illuminé et chaque jour poursuit sa croissance spirituelle évacuant toute trace d’infantilisme c’est à dire acquérant la maturité intérieure et se dépouillant du vieil homme. La grâce de l’Esprit est un dynamisme de croissance qui, jour après jour, purifie, libère, transfigure celui qui cherche Dieu avec sincérité jusqu’à le faire parvenir à la pleine maturité du Christ » selon Saint Syméon le Nouveau Théologien (11e S).
Ce qui appartient à l’homme, c’est de se disposer à l’action déifiante de l’Esprit, de se laisser conduire au-delà de lui-même vers la transcendance, le jamais vu, jamais connu, jamais expérimenté. S’ouvrir à l’Esprit, c’est prendre le risque de la nouveauté en acceptant de mourir à l’ancien, à toutes les crispations qui nous attachent au sensible, au palpable, au visible, à la matière et que nous appelons passions. L’Esprit rend l’homme libre et l’ouvre à la vraie Vie, à la Vie de la vie. Dans l’Esprit, l’homme est appelé à être transfiguré, il est en voie de déification pour devenir un être de communion, pleinement participant de la vie divine. L’Esprit pénètre l’homme tout entier comme le feu qui est dans le fer ou comme la lumière dans l’air. « Il fait pénétrer le Christ en nous jusqu’au bout de nos doigts » dit Saint Syméon le Nouveau Théologien. L’Esprit cisèle, sculpte, forge l’homme afin de le rendre ressemblant à son prototype qui est le Christ. C’est par cette nouvelle naissance que nous devenons héritiers du royaume et fils de Dieu: « L’Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu, par Lui nous crions : Abba, père » Rom. 8/16. « Là où est l’Esprit du Père, là est l’homme vivant » dira Saint Irénée de Lyon pour nous montrer que l’homme est un être pour la Vie, appelé « à acquérir la qualité de l’Esprit et devenir conforme au Verbe de Dieu » (contre les hérésies V, 9-3). C’est là ce qui donne sens à notre vie et exprime notre vocation profonde. C’est pourquoi Saint Séraphim de Sarov (19e s.) a pu dire : « le but de la vie chrétienne consiste en l’acquisition de l’Esprit de Vie ». Saint Syméon le Nouveau Théologien considère que le but de toute l’œuvre de notre salut par le Christ est de recevoir l’Esprit Saint. Ce qui n’est pas sans nous rappeler ce que le Christ a dit à ses apôtres : « il est avantageux que Je m’en aille afin que l’Esprit Saint vienne et vous conduise dans toute la vérité » (Jn 16/7). La mort et la résurrection du Christ ouvrent sur la possibilité de l’ascension et de la pentecôte.
Le chemin de la purification et de la déification
Comme nous l’avons vu, le chemin de purification et de croissance spirituelle passe par l’ascèse. L’ascèse est l’éveil hors du somnambulisme quotidien, un combat intérieur afin d’acquérir une maîtrise du spirituel sur le matériel, un dynamisme humain déclenché par la présence de Dieu. Son mouvement essentiel est la métanoïa ou repentir. La première ascèse consiste à dépister en nous toutes les pensées et les sentiments qui mènent à la mort.
L’ascèse par laquelle l’homme se convertit constitue une véritable thérapie qui consiste à se détourner de l’état pathologique contre nature et à se retourner vers Dieu pour recouvrer la santé de la nature originelle. La nature humaine a été créée dès l’origine en vue de l’Homme nouveau. L’intelligence et le désir de l’homme sont créés pour le Christ: nous avons reçu l’intelligence pour connaître le Christ, le désir pour que nous nous laissions attirer vers Lui, la mémoire pour le porter en nous. « L’ascèse est cet effort constant pour conformer la volonté et le désir de l’homme à la volonté et au désir de Dieu. » Elle a pour perspective la vision de Dieu car la « vie de l’homme sera la vision de Dieu » selon saint Irénée.
La tradition orthodoxe décrit trois étapes du chemin de l’ascèse ou de l’ascension spirituelle :
1) La praxis ou purification du cœur
2) Contemplation de la nature ou théoria
3) L’union directe, personnelle à Dieu ou théologia.
Ce sont 3 étapes de la formation de la conscience et de l’éveil spirituel qui associent l’ouverture à la grâce et le renoncement à toute tendance mortifère.
Le chemin vers la ressemblance ou déification est rejet de la tendance au mal. Il passe par ces 3 étapes. Elles sont décrites par Origène (2e S) et Évagre le Pontique (4e s). Elles ont été constituées plus systématiquement par Denis l’aréopagite (5e S). Maxime le Confesseur (7e S) les a repris en les rapprochant fonctionnellement du dogme christologique. Il n’y a aucune procédure systématique ou automatique. La déification est l’œuvre de la grâce à laquelle il s’agit de se disposer.
1) La praxis
La praxis ou practiké est la méthode spirituelle qui vise à purifier la partie passionnée de l’âme. Le but est de permettre à l’homme de connaître sa véritable nature à l’image de Dieu. Elle consiste en une forme de psychanalyse dans le sens propre du terme: analyse des mouvements de l’âme et du corps, des pulsions, des passions, des pensées qui agitent l’être humain et qui sont à la base des comportements plus ou moins aberrants. Pratique ascétique dont le but est de métamorphoser l’énergie vitale dévoyée et bloquée dans les passions idolâtres. De la praxis naissent les vertus dont l’amour fera la synthèse. Ces vertus sont divino-humaines, elles constituent autant de participations aux attributs (noms) divins, au rayonnement de la divinité dont l’homme est l’image.
La praxis est le mode pour obtenir la liberté intérieure qui permet d’aimer.
Le fondement de la praxis, c’est la garde des commandements. Garder les commandements, c’est garder la Parole du Christ, la Parole de Dieu et c’est aimer Dieu. «Celui qui m’aime gardera ma Parole et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et nous ferons notre demeure chez lui…» (Jean 14/23).
Ce n’est qu’avec le secours divin que nous pouvons acquérir ces énergies divino- humaines que nous appelons vertus. Seuls ceux qui répondent à l’appel du Christ et qui deviennent libres de leurs passions, peuvent vivre les béatitudes de l’agapè.
Pour Maxime le Confesseur, la purification va de pair avec la catéchèse. Elle se rapporte à l’acceptation de la Parole de Dieu, à la purification des passions et à l’exécution simultanée des préceptes divins. Elle est une philosophie de l’action. Maxime le Confesseur apportera cette précision fondamentale : « Le chemin de purification de l’âme par Dieu, suppose que celle-ci se tourne vers Dieu. La vertu de l’âme ne consiste pas alors dans sa conversion mais dans ce qu’elle obtient par sa conversion » ( la vie en Dieu p229).
Et, Evagre le Pontique de compléter : « Qui connaît la puissance des commandements de Dieu et comprend les facultés de l’âme sait comment ceux-là guérissent celles-ci et conduisent à la vraie contemplation » (centuries 2-19)
2) La Théoria
La Théoria qualifie la contemplation de la gloire de Dieu dans les êtres et les choses ou encore le pressentiment de Dieu dans les créatures. Théoria ou science des œuvres de Dieu (des dons de Dieu) qui rend capable de connaître les raisons des êtres et Dieu lui-même dans certaines limites. La Théoria consiste à saisir dans les créatures leurs raisons universelles et spirituelles. Par les raisons des êtres, la lumière divine est véhiculée jusqu’à la création. L’apôtre Paul exprime à merveille cette contemplation par cet énoncé : « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité se voient comme à l’œil nu depuis la création du monde quand on les considère dans ses ouvrages » (Rom 1/20). L’homme est invité à déchiffrer les perfections invisibles de Dieu dans le cosmos. « Le cosmos est la première bible » selon saint Augustin
La foi est notre chemin. La contemplation est la vérité et la vie. « Nous voyons aujourd’hui d’une manière confuse comme dans un miroir » I Cor 13/12, c’est la foi. « alors ce sera face à face »: c’est la contemplation… » dit saint Augustin. Les deux affirment nettement la présence mystérieuse de Dieu dans le cosmos. Ce qui fonde la sacralité de tout le cosmos et l’approche chrétienne de l’écologie.
La contemplation de la nature devient contemplation de la gloire de Dieu cachée dans les êtres et les choses. La foi est la porte des mystères.
3) La théologia
La théologia est l’union directe personnelle à Dieu. Maxime le Confesseur l’articule en deux moments:
1- notre union au Christ
2- puis notre passage de l’humanité du Christ à sa divinité.
La chair du Christ, se sont les vertus acquises et celui qui la mange trouvera la liberté intérieure. Le sang du Christ, c’est la contemplation des êtres, et celui qui le boit sera illuminé par Lui.
La poitrine du Christ, c’est la connaissance de Dieu et celui qui repose sur elle sera théologien.
Saint Maxime le Confesseur exprime à merveille cette dynamique qui constitue le sommet de l’expérience mystique: «Celui qui passe de l’ascèse à la liberté intérieure obtient de contempler dans l’Esprit Saint, la vérité des êtres et des choses: c’est comme s’il passait de la chair du Christ à son âme.
Un autre, à travers cette contemplation symbolique du monde passe à l’initiation mystique plus dépouillée qu’est la « théologie »: c’est comme s’il passait de l’âme du Christ à son Esprit.
Un autre à travers cet état, est mystiquement conduit à l’état ineffable où toute détermination est supprimée par une négation radicale (apophatique):c’est comme s’il passait de l’esprit du Christ à sa divinité. » (in ambigua).
Le sens chrétien de la personne
En tradition chrétienne, la notion de personne est centrale. Elle est au cœur de la théologie chrétienne qui contemple un seul Dieu (une seule nature divine) en trois personnes et considère les deux natures humaine et divine unies sans confusion dans la personne de Jésus-Christ. Elle met ainsi en évidence l’articulation entre les notions de nature et de personne.
La personne, selon l’usage courant, s’identifie à l’individu, or ces deux notions sont très différentes dans l’anthropologie chrétienne.
L’individu est une partie indivise de la nature, l’être naturel. Il est une catégorie sociologique et biologique qui appartient entièrement à la nature, il est déterminé par l’hérédité aussi bien génétique que sociale. Il se distingue par opposition, délimitation et isolement. L’individu s’isole, il tend vers l’auto- justification. Il fait nombre avec les autres et se décline sur le mode quantitatif.
La personne est d’ordre spirituel, elle n’appartient pas aux catégories de ce monde. Elle est tout le contraire de l’auto affirmation égoïste. Elle dit l’être humain comme sujet et être de relation. Au sens théologique, la personne est le fruit d’un appel de Dieu qui fonde sa réalité d’être. Nous trouvons là une correspondance entre la personne et le nom secret, inscrit sur le caillou blanc (Apocalypse 2/17). C’est ce nom dont parle le prophète Isaïe : « Le Seigneur m’a appelé dès le sein maternel, dès les entrailles de ma mère il a prononcé mon nom » (49/1 voir aussi 45/3). Nom qui est la marque de l’unicité de la personne. En tant que personne, chacun est unique, irréductible aux autres et n’admet aucune comparaison. « Le mystère de l’existence de la personne consiste justement dans le fait qu’elle est irremplaçable, unique, incomparable » affirme Nicolas Berdiaev. Laissons la parole à Martin Buber, juif hassidique, qui exprime merveilleusement cette dimension d’unicité : « Avec chaque homme, vient au monde quelque chose de nouveau, qui n’a pas encore existé, quelque chose d’initial et d’unique… Dans chaque être, il est un trésor qui ne se trouve en aucun autre »(le chemin de l’homme p19).
La personne fait son apparition en entrant en rapport avec les autres personnes. La personne vit et advient par la relation, elle trouve son épanouissement dans la communion des personnes. Elle est la possibilité d’articuler l’identité singulière et la relation à l’autre, de s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même, de se découvrir comme sujet singulier par la relation à l’autre. Il est difficile de définir ce qu’est une personne mais on peut apprendre à connaître une personne en entrant dans une relation avec elle et apprendre à se connaître soi-même comme personne en entrant en relation avec l’autre.
Pour les chrétiens, se découvrir en tant que personne, c’est advenir comme sujet libre et responsable de sa propre histoire. Ce qui correspond à cette parole que Dieu adresse à Abraham : « Va vers toi » (Gen 12/1). Si la personne est le fruit d’un appel de Dieu, se réaliser comme personne c’est co-respondre à cet appel, s’ajuster à cet appel, ce qui constitue le sommet de l’accomplissement humain, le but de la vie chrétienne. Le salut s’identifie à la réalisation de la personne en l’homme. Le but du salut est que la vie personnelle, réalisée en Dieu dans la Trinité, se réalise aussi au sein de l’existence humaine. L’homme en Christ est un homme parfait seulement en tant que personne, c’est à dire en tant qu’amour et liberté. L’homme parfait est seulement celui qui est vraiment une personne.
Dans l’existence, nous ne rencontrons pas l’humanité mais des personnes humaines. Hors de la dimension de la personne, la réalité de la nature humaine est une abstraction. La personne est le mode d’existence de la nature, elle met en mouvement d’une manière unique ce qui appartient à la nature commune. La nature humaine s’exprime dans la multiplicité des personnes uniques, elle prend visage dans ces personnes. Dans chaque personne on voit la nature humaine tout entière. Détruire une personne humaine, c’est commettre un meurtre contre toute l’humanité.
Le mystère de la personne n’a d’équivalent que le mystère du visage. Il est insondable et infini, il échappe à toute saisie. Je conclurai avec une citation de Nicolas Berdiaev : « Le christianisme exalte l’homme, voit en lui l’image de Dieu, le déclare porteur d’un principe spirituel qui l’élève au dessus du monde naturel et social et lui attribue une liberté spirituelle. Le triomphe du principe spirituel signifie, non la soumission de l’homme à l’univers, mais la révélation de l’Univers dans la personne. La personne est l’horizon sur lequel se révèle la vérité de l’être ».
Nous n’avons pas fini d’explorer l’immense continent de la personne qui porte en elle une dimension transcendante et pose la question de l’identité. A l’heure où même les sciences dites dures voient émerger la question du sujet, il se pourrait que la réintroduction du sujet-personne fasse basculer notre vision du monde.
Père Philippe Dautais
Notes
(1) vient du grec , traduction du Ruah hébraïque et a le sens de Souffle, Esprit, vent.
(2) par exemple : Saint Clément d’Alexandrie (215), Origène (254), Saint Diadoque de Photicée (5e s.), Saint Maxime le Confesseur (7e s.) et Saint Jean Damascène (7e s.).
(3) la prédication des apôtres 12-p28